Edito
Une économie mondiale sans carbone en 2050… Est-ce possible ?
Dans moins d’un an et demi, en décembre 2015, aura lieu, à Paris, la Conférence décisive sur le climat, dite « COP 21 », qui accueillera près de 50 000 acteurs et délégués internationaux de 194 pays. Cette réunion sera capitale car elle constitue la dernière chance de déboucher sur un accord international ambitieux prenant le relais du Protocole de Kyoto et définissant de nouveaux objectifs mondiaux de réduction des gaz à effet de serre qui soient enfin à la mesure du défi de civilisation qui nous attend pour éviter un basculement catastrophique du climat mondial.
Une prise de conscience politique planétaire est-elle en train d’émerger enfin sur la question fondamentale de la réduction drastique des émissions humaines de carbone ? Peut-être, si l’on en croit le passionnant rapport de 220 pages, réalisé par l’Institut pour le Développement Durable et les Relations Internationales et remis à ce sujet le 8 juillet dernier à Mr Ban Ki-moon, secrétaire général de l'ONU.
Cette étude montre pour la première fois comment 15 des pays les plus polluants, dont la Chine et les Etats-Unis, peuvent se "décarbonner" d'ici à 2050. La communauté internationale s'est fixée comme objectif de limiter le réchauffement à 2°C, or "très peu de pays ont étudié les conséquences de cet objectif, souligne le "Projet de feuille de route vers une décarbonisation profonde » (DDPP) dans son premier rapport. (voir UNSDSN)
Ce rapport très argumenté montre que la décarbonisation profonde est compatible avec une croissance économique robuste et une prospérité accrue. Cette étude montre que, pour avoir une bonne chance (supérieure à 66 %) de rester dans une hausse du réchauffement climatique de deux degrés, le « crédit » carbone dont dispose l’Humanité d’ici 2050 ne doit pas dépasser 825 Gigatonnes, ce qui correspond à environ 23 gigatonnes de CO2 par an, alors que le Monde en émet déjà 36 gigatonnes par an (Déforestation comprise). Conclusion : nous devons absolument stabiliser nos émissions de CO2 d’ici 2020, puis les diviser par plus de trois d’ici 2050, pour atteindre 11 Gigatonnes en 2050.
L’étude souligne qu’en supposant que la population mondiale s’élève à 9,5 milliards de personnes d’ici à 2050, cela signifie que les pays devraient converger vers une moyenne mondiale d’émissions de CO2 par habitant de 1,6 tonne en 2050, contre 5,2 tonnes aujourd’hui…
Comme vient de le confirmer le GIEC dans son dernier rapport, les efforts actuels de réduction de gaz à effet de serre, dont le CO2 représente les trois quarts, restent encore insuffisants pour espérer parvenir à contenir à deux degrés le réchauffement climatique. Or, l’immense majorité de la communauté scientifique est d’accord pour admettre que si ce réchauffement dépasse les deux degrés et atteint par exemple trois ou quatre degrés d’ici 2100, hypothèse non exclue, les conséquences négatives pour l’Humanité seraient incalculables.
C’est pour tenter de trouver des solutions à ce défi majeur que, dans la perspective du sommet international de Paris, une trentaine d'institutions et groupes de recherche en Afrique du Sud, Australie, Allemagne, Brésil, Canada, Chine, Corée du Sud, France, USA, Inde, Indonésie, Japon, Mexique, Royaume-Uni et Russie, se sont associées dans cette étude pour répondre à la question suivante: « Que faut-il faire pour avoir une bonne chance, en 2050 , de rester dans cette limite des deux degrés et de parvenir à réduire des deux tiers les émissions humaines globales de CO2 ?"
Ce rapport montre qu’en 2050, les émissions de CO2 liées à la seule consommation d'énergie pourraient être réduites de 45% par rapport à 2010 (de 22,3 milliards de tonnes à 12,3), soit une baisse de 56% par habitant.
Cette étude rappelle également que trois grands chantiers s'imposent comme prioritaires dans ce défi planétaire: d’abord, l'efficacité énergétique, qui consiste à la fois à réduire « à la source » nos besoins en énergie et à doubler le « rendement » énergétique de notre économie et de nos bâtiments.
Deuxième levier d’action : produire l'électricité mondiale sans carbone, en utilisant toutes les ressources technologiques à notre disposition (énergies renouvelables, nucléaire, stockage de CO2...) et enfin, dernier axe, utiliser des carburants à très faible émissions de gaz à effet de serre.
Selon cette étude, l’essentiel de cette décarbonisation de l’économie va avoir lieu dans le secteur de la production d'énergie (-85% en 2050), dans le secteur résidentiel (-57%), et dans le transport des passagers (-58%). En revanche, il sera beaucoup plus difficile de décarbonner le transport de fret et l'industrie.
Ce rapport, dont la version définitive incluant le volet financier, sera présenté en septembre à New-York, à l’occasion du sommet international sur le climat, survient alors que l’Agence américaine océanique et atmosphérique (NOAA), vient d’annoncer que le mois de mai 2014 a en effet été le plus chaud dans le monde depuis le début des relevés de températures en 1880. Selon cet organisme, les données relevées montrent que la température moyenne à la surface du sol et des océans a atteint 15,54°C en mai, soit 0,74°C au-dessus de la moyenne de 14,8°C du XXe siècle. Ce fut également le 39e mois de mai consécutif et le 351e mois d’affilée que la température de la planète a été au-dessus de la moyenne du XXe siècle, précise cette étude.
L'Organisation Météorologique Mondiale (OMM) souligne, pour sa part, que l’année 2013 se classe au sixième rang, ex-aequo avec 2007, des années les plus chaudes jamais enregistrées et confirme la tendance au réchauffement observée sur le long terme. Selon cette organisation, la température moyenne à la surface du globe, terres émergées et océans confondus, a été de 14,5 °C en 2013, soit 0,50 °C de plus que la normale calculée pour la période 1961-1990 et 0,03 °C de plus que la moyenne de la décennie 2001-2010.
Les conséquences de ce réchauffement accéléré sont de plus en plus visibles : une étude de la NASA vient ainsi de montrer, à partir de l’analyse de 40 ans de données, que la fonte des grands glaciers de l’ouest de l’Antarctique était bien plus rapide que prévue et avait dépassée « le point de non-retour ». Ce phénomène pourrait, à lui seul, entraîner une hausse global du niveaux des mers allant jusqu’à trois mètres au cours de ce siècle, au lieu des 80 cm généralement admis…(Voir jpl.nasa.gov/news)
Notre pays n’échappe pas à cette évolution très inquiétante du climat planétaire : la France a connu un premier semestre 2014 exceptionnellement chaud, le deuxième plus chaud depuis 1900, après 2007, a annoncé Météo France qui précise qu’au cours de la première moitié de l'année, la température moyenne a été supérieure de 1,4 °C à la moyenne de référence 1981-2010.
Il faut par ailleurs rappeler que le XXIe siècle compte déjà 13 des 14 années les plus chaudes jamais observées et l’ONU souligne que « chacune des trois dernières décennies s’est révélée plus chaude que la précédente, la décennie 2001-2010 battant tous les records.
Le 25 juin dernier une étude de la Commission européenne a révélé que, si rien n’était fait pour freiner le réchauffement et que la température planétaire moyenne grimpe de 3.5°C d’ici la fin du siècle, les coûts dus aux changements climatiques pour l’Union européenne se monteront au moins à 190 milliards d’euros, soit une diminution du PIB de 1.8%. Ce coût financier considérable résulterait principalement d’un doublement du nombre de morts prématurées imputables aux vagues de chaleur, mais également des conséquences du réchauffement sur les régions côtières et sur l’agriculture.
De leur côté, deux anciens secrétaires au Trésor américains, le républicain Henry Paulson et le démocrate Robert Rubin, peu suspects de sympathie écologiste, ont publié simultanément un rapport intitulé « Risky Business » qui a eu un grand retentissement dans les milieux d'affaires américains. Cette étude analyse les impacts des changements climatiques dans neuf secteurs: agriculture, inondations, zones côtières, tourisme, énergie, sécheresses, feux de forêts, infrastructures de transport et santé humaine.
Ce travail très solide s’est appuyé sur de puissantes simulations numériques réalisées à l’aide de superordinateurs et le moins qu’on puisse dire est que le résultat est préoccupant puisqu'il montre qu’au moins 40 % de la population, des propriétés et des entreprises américaines risquent de subir les conséquences négatives de ces changements et estime les pertes pour l’économie et la société américaines à 507 milliards de dollars d’ici 2100.
Selon cette étude, des vagues de chaleur extrême affecteront la productivité de plusieurs secteurs de l’économie comme l’agriculture ou la construction et réduiront également les rendements annuels moyens des cultures de maïs, de blé, de soja et de coton, qui pourraient diminuer de moitié dans le Sud du Midwest.
C’est dans ce contexte que la Commission européenne a annoncé une enveloppe d'un milliard d'euros pour des projets visant à accroître la production d'énergies propres. Ce programme "NER 300" sera financé grâce au produit de la vente de quotas d'émission de l'UE, ce qui fait que "les pollueurs deviennent l'élément moteur du développement de nouvelles initiatives en faveur de la réduction des émissions de CO2", selon la Commission. "NER 300" concerne toutes les sources d'énergie renouvelables: bioénergies, solaire, géothermie, photovoltaïque, éolien, énergie océanique, mais intègre également le captage et le stockage du CO2.
Ce programme intégrera notamment un projet britannique visant à utiliser la technique de "l'oxycombustion" pour capter 90% du carbone résultant de la combustion du charbon à la centrale électrique de Drax, près de Selby, dans le Yorkshire, avant de les stocker dans un site en mer du Nord. Ce n’est pas un hasard si cette initiative européenne survient alors que la Commission propose aux 28 états-membres de l’Union européenne de se fixer comme nouvel objectif une réduction de 40 % des émissions de CO2 d’ici 2030…
Enfin, il y a quelques semaines, a été publiée une étude d’une ampleur sans précédent concernant les stratégies technologiques possibles pour lutter contre le changement climatique. Pour réaliser ce travail, d'une équipe internationale de chercheurs du Stanford Energy Modeling Forum ont utilisé les simulations de 18 modèles informatiques (Voir springer et phys)
"Pour réduire les coûts du changement climatique, les technologies polyvalentes semblent être les plus intéressantes", souligne Elmar Kriegler, qui a dirigé ces recherches. Cette étude montre notamment que, dans l'industrie et la sidérurgie, la combustion du charbon de coke dans les hauts fourneaux pourrait être combinée avec la capture et la séquestration de carbone (CSC) et que, dans le secteur des transports, les combustibles fossiles pourraient être remplacés par les biocarburants. "Les herbes et les arbres qui sont utilisés pour la production d'énergie à partir de biomasse, consomment du CO2 pour leur croissance. En combinaison avec le CCS, du CO2 peut donc être retiré de l'atmosphère pour compenser les émissions qui se produisent inévitablement dans certains secteurs et ne pourront être évitées qu'à long terme ", souligne Elmar Kriegler.
Cette étude a le mérite de confirmer deux points essentiels : d’abord qu’il sera très difficile d’atteindre les objectifs souhaités sans recourir aux technologies de capture et d’emprisonnement du carbone. Ensuite que le doublement de l’efficacité énergétique à tous les niveaux est une nécessité qui permettra de réduire de moitié le coût du changement climatique.
Mais comme le souligne John Weyant, directeur du Stanford Energy Modeling Forum. " Si notre étude donne des raisons de croire que nos stratégies technologiques pour atteindre les objectifs de la politique climatique sont disponibles, ces stratégies ne peuvent être efficaces que si des politiques climatiques plus volontaires et plus ambitieuses sont mises en œuvre sans tarder au niveau mondial."
Autrement dit, la technologie seule ne suffira pas à relever ce défi mondial et doit s’inscrire dans un cadre et une démarche plus vastes, intégrant les dimensions économiques, sociales, politiques et culturelles.
Il est également essentiel de concevoir un nouveau cadre pour le marché mondial du carbone, comme l’ont rappelé il y a quelques jours les économistes réunis à l’occasion des Rencontres du Cercle des économistes d’Aix-en-Provence qui soulignent que le marché européen du carbone a vu son impact annulé par les politiques de soutien direct aux énergies renouvelables. La conséquence de cette politique est qu’aujourd’hui, le prix du CO2 est bien trop faible (moins de 6 euros la tonne) pour attirer les investissements vers les technologies à faible intensité carbone.
L’économiste britannique Nicholas Stern, auteur du fameux rapport qui porte son nom, souligne également, dans un rapport publié il y a un mois, qu’il faut tout faire pour que la tonne de carbone coûte entre 32 et 103 dollars d'ici à 2015, contre seulement 7,70 dollars (5,70 euros) aujourd'hui sur le marché européen. Stern prévoit même un prix du carbone autour de 150 à 200 dollars la tonne à l’horizon 2035.
Pour tenter de sauver le marché européen du carbone (qui est passé de 95 à 61 milliards en quatre ans), la Commission a proposé un gel des quotas pour essayer de faire remonter le cours de la tonne de carbone et d'absorber les excédents sur le marché, estimés à 1,4 milliard de tonnes. Mais cette proposition a été rejetée par le Parlement européen.
Il est vrai qu’un nombre croissant d’économistes pensent qu’un tel gel ne suffira pas à remettre le marché du carbone européen sur ses rails et qu’il faut d'abord d'agir sur le plafond de quotas en fixant au sein des 27 membres de l'UE un objectif de réduction de 40% des émissions en 2030. En outre, il semble également indispensable de mettre en place une autorité indépendante du marché carbone qui aura la charge de gérer les quantités de quotas et de s’assurer de la régularité des enchères, et d'en rendre compte publiquement devant le Conseil et le Parlement européen.
Mais face à l’ampleur et à l’urgence de ce défi climatique et énergétique à relever, il faut aller encore plus loin et réorienter l’ensemble de notre fiscalité en y intégrant la « contrainte carbone », sans pénaliser les familles les plus modestes, de manière à accélérer et à financer la nécessaire transition énergétique. Il faut également, comme le fait la Grande Bretagne depuis 2009, adopter et généraliser, tant au niveau de l’Etat que des collectivités locales, le « budget-carbone » qui évalue et publie le « coût-carbone » de chaque mesure budgétaire prise.
Il faut enfin réfléchir à la pertinence de propositions audacieuses, comme celle de la carte carbone introduite par David Fleming et Mayer Hillman, deux chercheurs britanniques : l’idée est que chaque personne dispose d’un quota annuel de droits d'émissions de CO2 qui conditionnerait toute consommation d'énergie primaire (gaz, électricité, fioul, essence, etc.).
Pour faire le plein dans une station-service, par exemple, les particuliers devraient payer en monnaie le prix commercial de l'essence, comme c'est le cas actuellement, mais également son prix climatique, en restituant le nombre de droits d'émissions correspondant à la pollution engendrée.
La taille des quotas individuels distribués aux habitants du pays diminuerait progressivement, dans le cadre d'un budget carbone national indépassable, fixé en cohérence avec les engagements climatiques du pays. Dans ce système universel, les allocations ne seraient plus réservées seulement aux gros émetteurs, mais réparties de manière équitable, par individu, ce qui permettrait à chacun de se senti responsable et acteur de la lutte contre le changement climatique.
On le voit, l’immense défi qui nous attend est au moins autant social et culturel que technologique et économique. Il ne pourra être relevé seulement grâce aux progrès technologiques et à la volonté politique des états, de la communauté internationale et des entreprises mais il devra également s’appuyer sur la participation active de chacun d’entre nous qui se traduira par un changement profond dans nos modes de vie, non seulement sous l’effet de contraintes législatives et fiscales mais d’abord parceque nous aurons acquis la conviction que nos choix individuels constituent les premiers leviers d’actions pour éviter une catastrophe collective. Cet engagement personnel nous permettre de léguer un monde vivable à nos descendants.
René TREGOUET