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RTFLASH Recherche & Technologie
NUMERO 762
Lettre gratuite hebdomadaire d’informations scientifiques et technologiques
Créée par René Trégouët rapporteur de la Recherche et Président/fondateur du Groupe de Prospective du Sénat
Edition du 29 Août 2014
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Edito
Un nouveau cadre conceptuel entre biologie, sciences humaines et philosophie



Il y a quelques semaines, une étude tout à fait passionnante, malheureusement peu relayée par les medias, a été publiée par des chercheurs du laboratoire de psychologie de la perception (Université Paris-Descartes/CNRS/ Inserm) (PNAS)

Ces recherches visaient à éclairer une question fondamentale : comment parvenons-nous à intégrer et à articuler de manière cohérente l'espace, le temps et les quantités de manière à rendre intelligible le monde qui nous entoure ? Cette capacité de notre cerveau résulte-t-elle d’un apprentissage s’appuyant sur nos expériences sensorielles ou bien notre esprit est-il capable d’appréhender naturellement cette structure du réel dès notre naissance ?

Afin de répondre à cette question, un protocole expérimental a été mis en place, au sein de la maternité de l'hôpital Bichat, permettant d'enregistrer l'attention visuelle de 96 nouveau-nés âgés de 2 jours en moyenne. L'expérience les plaçait dans une situation sollicitant deux de leurs modalités sensorielles : la vision et l'audition.

Dans une première phase, pendant une minute, les nouveau-nés entendaient une séquence de sons évoquant une quantité numérique (6 ou 18 syllabes) et/ou une durée (1.4 ou 4.2 secondes), pendant qu'ils voyaient sur un écran une ligne légèrement en mouvement.  Dans une seconde phase, les expérimentateurs présentaient de nouveaux événements visuels et auditifs, modifiés par rapport à la première phase. Cependant, ces événements changeaient soit de manière congruente (qui est en rapport avec quelque chose), tous dans la même direction (ex: ligne plus longue, et une quantité de sons plus élevé), soit de manière non congruente, dans des directions opposées (ex: ligne plus grande, quantité de sons réduit).

De manière surprenante, ces expériences montrent que les nouveau-nés réagissent quand ces grandeurs changent de manière congruente. Ils sont donc capables de relier une quantité numérique à une durée, à une longueur dans l'espace et sont déjà sensibles aux relations qui existent entre ce qu’on peut appeler des « constantes fondamentales universelles », à savoir le temps, l'espace et la quantité…

Cette étude est d’autant plus fascinante qu’elle est à mettre en relation avec d’autres travaux récents dans le vaste et foisonnant domaine des sciences cognitives et notamment avec une autre étude récente  que j’ai déjà évoqué, celle publiée il y a un an par  une équipe de recherche franco-danoise, dirigée par Sid Kouider, du Laboratoire de Sciences Cognitives et Psycholinguistique (ENS Paris, CNRS).Cette étude, intitulée « Découverte d’un marqueur neuronal de la perception consciente chez le nouveau-né » (LSCP), a, pour la première fois, établi de manière rigoureuse l’existence chez le nourrisson d’une réponse cérébrale à des stimuli extérieurs, identique à celle des adultes.

Les chercheurs sont parvenus à cette surprenante conclusion en analysant l'activité cérébrale de bébés de 5 à 15 mois. Au cours de ces expérimentations, ils ont pu montrer que l’enchaînement des événements neurologiques entraînés par la vision, même très brève, d'un visage, s’effectue de manière identique chez ces nourrissons et chez les adultes.

Ces scientifiques savaient déjà que, chez l’adulte, ces marqueurs de la conscience montraient l’existence d’un mécanisme à double détente, aboutissant à la perception d’un évènement extérieur.  Dans un premier temps, la réponse du cerveau est non-consciente et se traduit par une activité cérébrale linéaire. Mais dans une deuxième phase, au bout d’environ 0,3 seconde, cette activité connaît une brusque rupture qui correspond, selon les scientifiques, à l’apparition de la conscience.

Pour connaître le niveau de perception et de conscience exacte de ces nourrissons, les chercheurs ont mesuré l’activité électrique du cerveau de 80 bébés, âgés de 5 à 15 mois, exposés à des visages qui leur étaient soumis plus ou moins brièvement.

Les résultats sont étonnants puisque l’étude précise que "pour tous les groupes d’âge, il a été observé la même réponse tardive et non-linéaire que chez les adultes, confirmant la présence de cette signature neuronale de la conscience chez ces nourrissons".

Ce mécanisme de la conscience perceptive chez les bébés fonctionne juste un peu plus lentement que chez les adultes, se déclenchant au bout d’une seconde, au lieu d’un tiers de seconde chez l’adulte. Mais il ne s’agit pas d’une différence de nature quant au mécanisme fondamental à l’œuvre dans le cerveau. Sid Kouider, qui a dirigé ces travaux, précise que la conscience dont il est question dans ces expériences est une conscience perceptive, une conscience primaire. Il ne s’agit pas de la conscience réflexive qui apparaît plus tard et permet au sujet de se concevoir comme séparé du monde qui l’entoure.

Mais, comme le précise ce scientifique « Nous pouvons, à l’issue de ces expériences, affirmer que les bébés possèdent des mécanismes d’accès à la conscience». Cette découverte fondamentale confirme et prolonge de récentes recherches qui démontrent les étonnantes capacités de raisonnement abstrait et probabiliste des nouveau-nés et même des prématurés.

Des chercheurs du CNRS dirigé par Vittorio Girotto ont par exemple montré (CNRS) dans une étude publiée en mai 2011 dans la revue « Science », que les bébés sont capables, à partir d’un an, alors qu’ils ne savent pas encore parler, d’utiliser une faculté cognitive que l’on croyait réservée à des enfants beaucoup plus âgés : la prévision rationnelle, dans un environnement complexe et inconnu, d’événements possibles, en s’appuyant sur un calcul de probabilités.

Pour parvenir à ce constat qui a beaucoup étonné la communauté scientifique, ces chercheurs ont montré de petits films à 60 bébés âgés d’environ un an. Dans ces vidéos, les bébés pouvaient voir un ensemble d’objets ayant différentes formes et différentes couleurs rebondir dans un récipient transparent dont le fond pouvait s'ouvrir. Ce récipient était ensuite masqué. Quand le fond s'ouvrait, les bébés pouvaient voir l’un des objets en sortir.

Les chercheurs ont alors mesuré la durée de l’attention des enfants face aux différentes scènes, en supposant que ces bébés regarderaient plus longtemps un événement qu’ils considéraient comme inattendu et improbable. Et c’est effectivement ce qui s’est produit puisque les différences de niveau d’attention constatées montraient clairement que ces enfants faisaient des prédictions probabilistes correctes et étaient surpris lorsqu’ils voyaient sortir du récipient des objets qui ne correspondaient pas à leurs prévisions.

Ces récentes découvertes bouleversent profondément le cadre théorique de référence concernant le développement cognitif de l’enfant, fortement inspiré des travaux réalisés par Jean Piaget, il y a plus de 50 ans. Celui-ci, dans sa description des différentes phases de la construction cognitive chez l’enfant, considérait en effet qu'une telle faculté n’était pas en place avant l’âge de sept ans.

En avril 2012, une autre découverte étonnante, réalisé par des chercheurs du CNRS, dirigés par Édouard Gentaz, est venue également bousculer la conception généralement admise des capacités cognitives chez les bébés. (NCBI).

Cette étude a en effet montré que les prématurés, dès la 31e semaine de grossesse, sont capables de reconnaître, avec une main, un objet déjà manipulé par l’autre main. Ces observations expérimentales montrent qu’une aire cérébrale impliquée dans le transfert d'informations, le corps calleux, est déjà opérationnelle chez ces enfants nés avant terme. La même équipe de recherche avait déjà montré pour la première fois que les prématurés étaient capables de mémoriser la forme des objets à partir de l’information tactile que ces bébés parvenaient à en extraire... 

Il faut également évoquer une autre étude, publiée en février 2013 et réalisée par une équipe associant des chercheurs de l’Inserm, du CEA et du NeuroSpin. Ces recherches, dirigées par Fabrice Wallois et Ghislaine Dehaene-Lambertz, visaient à évaluer les capacités de discrimination auditive de nouveau-nés prématurés, nés deux à trois mois avant le terme. (Voir « Capacités de discrimination syllabique chez les enfants prématurés » (INSERM)

Certaines recherches avaient déjà montré que les nouveau-nés étaient capables, à la naissance, de distinguer des syllabes proches, de reconnaître la voix de leur mère et même de différencier diverses langues humaines. Mais il restait à éclaircir un point important : ces aptitudes au langage chez les bébés résultaient-ils de mécanismes innés ou étaient-ils le résultat d’un apprentissage des spécificités de la voix maternelle au cours des dernières semaines de grossesse ?

Des expériences réalisées dans le cadre de cette étude ont montré que ces enfants prématurés possédaient déjà une capacité d’identification d’un changement de syllabe et de repérage d’un nouveau son, ce qui montre que les fœtus disposent bien, avant la naissance, de capacités intrinsèques d’acquisition du langage.

Pour parvenir à ces conclusions étonnantes, les chercheurs ont stimulé auditivement les nouveau-nés prématurés, en les exposant à deux sons de syllabes proches, prononcés, soit par un homme, soit par une femme. Les réactions cérébrales de ces enfants ont ensuite été analysées à l’aide d’un système d’imagerie optique utilisant la spectroscopie. C’est cette analyse qui a permis de montrer qu’en dépit d’un cerveau immature, les prématurés sont à la fois réceptifs aux changements de voix (homme ou femme) et aux changements de phonèmes.

Ces travaux ont également montré que les réseaux de neurones mobilisés par ces aptitudes chez le prématuré sont très proches de ceux à l’œuvre chez le sujet adulte. Un autre travail réalisé au Laboratoire de Psychologie de la  Perception (Université Paris Descartes/CNRS/ENS), par Bahia Guellaï et Arlette Streri, a montré que les bébés de moins de 24 heures sont déjà sensibles au langage et au regard pour reconnaître des personnes qui s’adressent à eux.

Il semble donc, à la lumière de ces récentes expériences et découvertes, que le cerveau du fœtus soit déjà équipé pour pouvoir « décoder » et traiter les différents types d’informations qui correspondent au langage et à la parole et cela avant que les premiers apprentissages n’aient pu produire leurs effets.

Mais cet ensemble d’aptitudes cognitives précoces, et sans doute innées, doit être appréhendé dans un cadre plus large qui intègre la dimension sociale, relationnelle et affective, comme le montre une autre étude très intéressante publiée en avril 2011. (Voir http://www.plosone.org/article/info%3Adoi%2F10.1371%2Fjournal.pone.0018610)

Dans ces recherches, Bahia Guellaï et Arlette Streri ont présenté, à des nourrissons de 0 à 3 jours, des vidéos de visages leur parlant, soit en les regardant directement, soit présentant un regard en biais. Puis, en phase de reconnaissance, les nouveau-nés voyaient la photographie du visage vu et entendu précédemment et celle d’un nouveau visage.

Grâce à ce protocole, les chercheurs ont pu observer que les nouveau-nés regardent plus longtemps la photographie du visage familier uniquement si ce visage présente un regard direct plutôt qu’en biais au cours de la phase de familiarisation. Ces résultats soulignent l'importance de l’interaction entre la parole et le regard pour permettre aux nourrissons d’identifier une personne parmi d’autres. Il semblerait bien que, selon cette étude, les nourrissons soient déjà capables  d'identifier une personne qui s’adresse à eux comme un potentiel partenaire social, mais à condition que cette dernière les regarde en face quand elle leur  parle.

Ces récentes expériences et avancées dans le domaine de la neurobiologie et des sciences cognitives sont d’autant plus passionnantes qu’elles s’articulent de manière saisissante et particulièrement féconde avec une avancée fondamentale dans le domaine des neurosciences et plus largement des sciences humaines : la découverte des « neurones miroirs ».

Ces neurones miroirs ont été découverts par hasard en 1996 par des neurologues italiens dirigés par Giacomo Rizzolati. Travaillant sur des macaques, ces chercheurs ont remarqué que des neurones situés dans le cortex prémoteur qui étaient activés quand un singe effectuait un mouvement avec un but précis –prendre un objet par exemple -  étaient aussi activés quand le même singe observait simplement ce mouvement chez un autre singe.

En 2011, l’équipe de Roy Mukamel, du laboratoire de neurophysiologie cognitive de Los Angeles, a démontré l’existence des neurones miroirs chez l’homme. En montrant à 21 sujets atteints d'épilepsie sévère des vidéos où l’on voyait des individus accomplissant des gestes de la main, ces scientifiques ont constaté que certains neurones situés dans l'aire motrice supplémentaire et l’hippocampe réagissaient de la même façon quand ces sujets réalisaient une action précise et quand ils observaient une représentation filmée de cette même action accomplie par un tiers…

Ces recherches ont permis non seulement de confirmer l'existence de ces "neurones miroirs" chez l'homme mais de montrer que ceux-ci jouaient bien un rôle tout à fait central dans la compréhension immédiate des émotions et l’apprentissage par mimétisme des actions d’autrui. Cette aptitude humaine extraordinaire à pouvoir se mettre à la place d'autrui pour deviner ses sentiments et prévoir ses intentions ne résulterait donc pas d'un processus d'opérations logiques, comme celui à l'œuvre quand nous sommes face à un problème rationnel  sans dimension relationnelle ou affective.

Notre système nerveux semble donc structuré de façon à nous permettre de pouvoir nous  "connecter" intuitivement à nos semblables et à ressentir physiquement ce qu'ils éprouvent. Le cerveau humain aurait donc des capacités innées à nouer des liens sociaux et affectifs et développer un sentiment d'empathie pour autrui.

Ces études sont d’autant plus intéressantes qu’elles  nous obligent à dépasser l’opposition stérile et artificielle entre « inné » et « acquis », « génétique » et « environnement ». En effet, ce que nous montrent ces avancées scientifiques, c’est que le nouveau-né semble déjà disposer d’un extraordinaire outil d’analyse cognitive, sans doute génétiquement programmé, qui lui permet déjà de réaliser des opérations de calcul et d’évaluation abstraite et d’accéder très tôt au sens du langage et qu’il va ensuite développer et modifier tout au long de sa vie, son propre système d’appréhension mental, cognitif et symbolique du monde, en fonction de son histoire affective, corporelle, sociale et culturelle singulière.

Pour éviter tout malentendu, il est très important de souligner que ce nouveau paysage neurobiologique qui se révèle depuis quelques années non seulement ne s’oppose pas à certaines approches ou théories psychologiques ou psychanalytiques mais vient même les conforter et les éclairer d’une lumière nouvelle. C’est notamment le cas de la théorie de l’attachement, du pédiatre et psychanalyste anglais Donald Winnicott, qui a montré de manière magistrale, il y a plus d’un demi-siècle, le rôle fondamental des liens et des relations parents-enfants dans la construction affective et sociale de l’être humain.

Nous sommes donc très éloignés, dans ce nouveau cadre scientifique et théorique d’une vision neurobiologique réductrice de l’homme. Selon le concept cher à Edgar Morin d’ « Unitas Multiplex », nous voyons émerger une nouvelle conception de l’homme infiniment plus riche, complexe et multidimensionnelle que celle qui prévalait il y a encore quelques années.

Ce que nous disent en effet les avancées récentes de la science c’est que l’homme n’est jamais réductible à ces gènes ou à sa dimension biologique mais qu’il n’est pas davantage une sorte de pur esprit ou une construction purement sociale ou psychologique, dont la dimension biologique et corporelle serait in fine subsidiaire.  

Comme l’avait bien vu Spinoza, « Nul ne sait ce que peut le corps » et "l’affect est capacité d’agir" .La science nous montre qu’il existe bien ce qu’Antonio Damasio appelle de manière très pertinente une « inscription corporelle de l’esprit » qui fait que toutes nos décisions et actions, même les plus rationnelles, ne sont jamais séparables du monde infini de perception, d’émotions et de sensations qui nous entoure et des liens affectifs que nous ne cessons de tisser avec les autres.

Dans ce nouveau cadre conceptuel qui émerge et jette de nouveaux ponts entre biologie, sciences humaines, et philosophie. Actions, perceptions et émotions ne peuvent plus être pensées séparément mais doivent être considérées comme des manifestations ou des modes d’expression de cette profonde unité ontologique du corps et de l’esprit.

Mais ces études et notamment celle qui vient d’être publiée par le laboratoire de psychologie de la perception de l’Université Paris-Descartes qui concerne la perception par les nourrissons des relations entre espace, temps et quantité, semblent également donner raison à Kant et sa conception du temps et de l’espace comme "formes a priori de la sensibilité".

Si l’ensemble de ces découvertes est confirmée, cela voudrait dire que l’homme dispose, dès la naissance et peut-être même avant, de la double capacité innée de percevoir, d’une part, la cohérence spatio-temporelle et physique du réel et de ressentir, d’autre part, les émotions et les actions d’autrui en les intériorisant au plus profond de sa conscience mais également en les incorporant au sens littéral du terme...

Mais le plus extraordinaire est que cette double aptitude innée, cognitive et relationnelle, résultat prodigieux mais finalement compréhensible de l’évolution de notre espèce longtemps confrontée aux défis de la survie dans un environnement hostile, loin de nous limiter ou de nous déterminer en nous réduisant à notre seule dimension biologique et physique, nous fournit au contraire les instruments qui nous permettront tout au long de notre vie de nous construire comme sujet autonome et d’ouvrir, par le langage et les liens que nous ne cessons de nouer avec nos semblables, des espaces infinis imprévisibles et irréductibles de liberté et de créativité.

René TREGOUET


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