RTFlash

Edito : L’ivresse du numérique ne doit pas nous faire oublier que notre monde reste physique

AVANT-PROPOS : 

Campagne de dons 2025 :
L’association Helloasso, qui gère cette campagne de dons, nous informe qu’à ce jour elle a collecté 2.500,00 € de dons pour cette campagne 2025. Si nous voulons atteindre notre objectif minimal de 15.000 euros à la fin de l’année pour que notre association ADIST qui gère RT Flash puisse lui permettre d’être mise en ligne, chaque semaine, en 2026, nous aurions dû, à ce jour, collecter 3.500 euros. Nous avons déjà un retard de 1.000 euros. Il est nécessaire que nous rattrapions ce retard.
René Trégouët
Fondateur de RT Flash, il y a 27 ans.

EDITORIAL :

L’ivresse du numérique ne doit pas nous faire oublier que notre monde reste physique

De manière paradoxale, l’intelligence artificielle (IA) s’impose aujourd’hui comme le symbole de la modernité technologique. Depuis l’émergence de ChatGPT il y a trois ans, elle est perçue par le grand public comme la principale révolution du siècle. Pourtant, dans le même temps, une autre vague d’innovations, tout aussi majeure, se déploie : celle issue directement des sciences physiques.

Il est vrai que l’apparition successive du Web (1989), du smartphone (1993) puis de la 5G (2019), a fait basculer en moins de quarante ans notre civilisation dans une ère numérique planétaire. Cette mutation s’est traduite par la mise en réseau globale des échanges d’informations — textes, sons, images, vidéos — et par une explosion sans précédent des volumes de données. La production mondiale de données numériques est passée de 18 zettaoctets en 2016 à 181 en 2025, soit plus de deux mille fois la capacité de stockage de toutes les bibliothèques du monde réunies. Selon les prévisions, elle devrait atteindre 2 100 zettaoctets d’ici dix ans, ce qui représente une multiplication par 130 en moins de deux décennies. Résultat spectaculaire de cette dynamique : 90 % des données mondiales ont été générées au cours des deux dernières années.

Dans le même temps, le marché mondial de la transformation numérique, évalué à 1 961 milliards de dollars en 2023, pourrait atteindre 10 944 milliards d’ici 2032, soit plus de 10 % du produit mondial brut.

Vers une nouvelle ère d’innovation scientifique

Nous semblons toutefois entrer dans une phase inédite de l’innovation, où les ruptures majeures ne découleront plus principalement d’évolutions d’usage, mais d’avancées scientifiques fondamentales. L’innovation devient dès lors un processus beaucoup plus exigeant, mobilisant des investissements considérables, des compétences rares et des organisations de recherche plus horizontales.

Les technologies émergentes les plus prometteuses — informatique quantique, fusion nucléaire, électronique moléculaire, photonique, biotechnologies, nouveaux matériaux, interfaces cerveau-machine, robotique humanoïde, édition génomique — sont toutes issues de recherches scientifiques de très haut niveau. Ces domaines nécessitent des financements massifs et une expertise extrêmement pointue. Dans ce nouveau paysage de compétition mondiale, les nations gagnantes seront celles capables, à l’instar de la Chine, d’allier excellence scientifique fondamentale et capacité d’application rapide de ces découvertes. La Chine a d’ailleurs dépassé les États-Unis en nombre de publications dans les grandes revues scientifiques internationales.

Convergence des sciences numériques et physiques

Les technologies numériques continueront d’occuper une place centrale dans ce nouveau cycle d’innovation, mais les vagues technologiques ne se succéderont plus de manière linéaire. Elles tendront désormais à converger. Les outils d’IA permettront par exemple de concevoir plus rapidement et à moindre coût de nouveaux matériaux ou médicaments, tandis que les avancées en physique quantique et en photonique décupleront la puissance du numérique.

Les innovations les plus marquantes naîtront ainsi des entreprises capables de relier étroitement recherche fondamentale et applications concrètes, en associant sciences physiques et sciences numériques.

Un rapport du cabinet Accenture, intitulé "Quand l’atome rencontre l’octet" (Accenture) soulignait déjà cette nécessaire convergence entre mondes physique et numérique. Selon cette étude, la prochaine vague de transformation reposera sur la création d’une réalité augmentée et enrichie, intégrant intelligemment atomes et bits dans tous les secteurs d’activité — industrie, services, commerce.

L’exemple d’AlphaFold, développé par Google DeepMind, illustre parfaitement cette synergie. Cet outil d’IA est capable de prédire en un temps record la structure tridimensionnelle des protéines, une tâche qui mobilisait auparavant des milliers de chercheurs pendant des décennies. En 2022, DeepMind a mis en libre accès une base de données de 200 millions de structures protéiques, couvrant pratiquement toutes les protéines connues chez l’être humain. AlphaFold s’est imposé en quelques mois comme un instrument essentiel de la biologie moderne, accélérant la découverte de nouvelles molécules thérapeutiques et révolutionnant la compréhension du vivant, des virus aux organismes complexes, notamment dans les recherches sur le cancer ou la maladie d’Alzheimer.

Les percées de la physique quantique

Un autre exemple de cette convergence est le Geneva Quantum Network (GQN), lancé récemment par un consortium réunissant acteurs publics, académiques et privés. Ce réseau de communication quantique longue distance s’appuie sur 262 km de fibres optiques du canton de Genève pour relier des institutions majeures telles que l’Université de Genève (UNIGE), le CERN et l’entreprise ID Quantique.

Cette "autoroute de l’information" de nouvelle génération marque un saut technologique comparable à celui qui sépare la diligence du train à lévitation magnétique (MAGLEV). Exploitant des "fibres sombres" jusque-là inutilisées, ce réseau permettra de tester, en conditions réelles, des applications de la physique quantique, notamment la cryptographie quantique, garantissant des communications totalement inviolables.

Comme le souligne le professeur Nicolas Brunner (UNIGE), il est impossible de faire coexister ces signaux quantiques extrêmement faibles avec le trafic photonique classique de l’internet, car « nous travaillons dans le régime quantique, où quelques rares photons doivent rester dans un état particulier ». Grâce à la technologie White Rabbit du CERN, ce réseau offrira une synchronisation temporelle cent fois plus précise qu’actuellement, ouvrant la voie à des avancées majeures dans les télécommunications, la recherche fondamentale, la finance et les transports (Université de Genève).

Les moteurs quantiques et la remise en question du second principe

Une autre découverte récente bouleverse également nos certitudes : des chercheurs allemands ont démontré qu’à l’échelle quantique, le second principe de la thermodynamique, énoncé en 1824 par Sadi Carnot et précisé en 1865 par Rudolf Clausius, ne s’applique plus strictement.

Cette loi, qui postule que toute transformation d’énergie s’accompagne d’une augmentation irréversible de l’entropie, limite le rendement des moteurs thermiques classiques. Mais les physiciens Eric Lutz (Université de Stuttgart) et Milton Aguilar ont formulé une version étendue de cette loi et prouvé que des moteurs quantiques atomiques peuvent dépasser le rendement de Carnot en exploitant les corrélations quantiques. Ces « machines thermiques corrélées » tirent de l’énergie non seulement de la chaleur, mais aussi de ces corrélations, ce qui les rend capables de convertir davantage d’énergie en travail utile (University of Stuttgart).

De tels moteurs pourraient un jour alimenter des nanorobots thérapeutiques, capables d’agir à l’intérieur du corps humain pour traiter des maladies graves à la source ou régénérer des organes endommagés.

L’essor de l’intelligence artificielle physique

Dans la continuité de cette convergence entre physique et information, se développe aujourd’hui le champ de l’intelligence artificielle physique, dont l’objectif est de permettre aux machines de comprendre et d’appliquer les lois du monde réel.

L’IA physique s’appuie sur des simulations proches de la réalité et sur des "jumeaux numériques" capables de reproduire fidèlement le comportement d’un objet ou d’un environnement. Grâce à l’apprentissage par renforcement, ces systèmes deviennent capables d’affronter des situations imprévues, tout comme un être humain. Cette approche transforme déjà la robotique, la médecine, la logistique ou les transports autonomes, en permettant aux machines de réagir rapidement et pertinemment face à des événements inattendus.

Une entreprise emblématique dans ce domaine est Genesis AI, société franco-californienne fondée en 2004 par des chercheurs issus du MIT et de Stanford. Elle développe un modèle universel visant à automatiser un vaste ensemble de tâches manuelles en combinant robotique avancée et intelligence artificielle physique. Genesis AI part du constat que près de 40 % du produit mondial brut — soit environ 45 000 milliards de dollars — dépendent encore de tâches manuelles non automatisées. Son ambition est de doter les robots de capacités de raisonnement et d’adaptation suffisantes pour interagir efficacement avec le monde matériel.

------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Le Retour du réel

Comme le souligne Laurent Champaney, directeur général de l’École nationale supérieure d’arts et métiers, « les entreprises qui produisent de quoi nous nourrir, nous loger, nous soigner, manquent de bras, alors que des millions de jeunes formés au numérique se retrouvent sans emploi ». Il plaide ainsi pour une réorientation de l’IA au service du monde physique et des besoins humains essentiels.

Cette réflexion s’inscrit dans une tendance plus large : face à la virtualisation croissante du monde — réseaux sociaux, écrans omniprésents, loisirs numériques — se manifeste un désir de retour au réel. De nombreux sociologues observent l’émergence d’un besoin de "coupure numérique", d’une reconnexion avec la nature et les relations sociales concrètes. Les jeunes générations redécouvrent les expériences physiques — voyages, sport, rencontres — tandis que la société prend conscience que le numérique ne peut résoudre à lui seul les défis bien matériels de la santé, de l’alimentation ou de l’éducation. La pandémie de Covid-19 a rappelé, avec brutalité, la valeur irremplaçable des ressources humaines et des infrastructures physiques.

Un nouveau cycle économique et scientifique

Depuis 2010, notre économie est entrée dans le sixième cycle long de Kondratiev (1926), caractérisé par la diffusion des technologies numériques, de l’IA, de la robotique et des biotechnologies (notamment l’édition génomique et les vaccins à ARN). Ce cycle de croissance repose sur un processus de destruction créatrice, théorisé par Joseph Schumpeter en 1941 : les nouvelles innovations remplacent les anciennes et stimulent la productivité.

Mais la nouveauté de ce cycle réside dans la synergie disruptive entre sciences de la matière et sciences de l’information, entre recherche fondamentale et recherche appliquée.

Réconcilier le numérique, le physique et l’humain

Dans ce contexte, il devient indispensable de repenser l’intelligence artificielle non plus comme un simple outil numérique de calcul, mais comme un instrument ancré dans la réalité physique et sociale. Les IA multimodales, même dotées de capteurs visuels, auditifs ou tactiles, restent encore loin d’égaler l’humain lorsqu’elles sont confrontées à l’inconnu ou à la catastrophe. Dépourvues de corps, de conscience réflexive et d’affectivité, elles demeurent incapables de saisir la complexité des interactions sociales et émotionnelles.

Leur véritable potentiel dépendra donc de leur capacité à s’adapter aux réalités physiques, relationnelles et sociales, car le réel ne se résume pas à des données : il contient une part irréductible d’imprévisible et de mystère.

Pour concevoir des machines réellement autonomes, adaptables et coopératives, capables d’aider l’humanité à relever les défis majeurs — climat, énergie propre, santé, alimentation —, il faudra bâtir de nouveaux cadres de recherche à la croisée des sciences physiques, numériques et humaines. Les scientifiques issus des disciplines dites "dures" (physique, mathématiques, informatique, mécanique) devront apprendre à dialoguer davantage avec ceux des sciences humaines (psychologie, économie, sociologie, neurosciences), car les véritables ruptures technologiques de demain ne pourront se produire qu’à cette intersection.

René TRÉGOUËT

Sénateur honoraire

Fondateur du Groupe de Prospective du Sénat

e-mail : tregouet@gmail.com

Noter cet article :

 

Vous serez certainement intéressé par ces articles :

Recommander cet article :

back-to-top