Edito : L’intelligence animale : combien est déroutante notre ignorance !
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Cette semaine, je vais à nouveau évoquer un sujet passionnant et controversé qui a fait récemment l'objet de découvertes importantes, l'intelligence animale. Plusieurs études scientifiques très sérieuses, réalisées au cours de ces dernières années ont en effet confirmé que de nombreuses espèces, chez les insectes, les oiseaux ou les primates, sont dotées de capacités cognitives tout à fait remarquables et restées jusqu'à présent insoupçonnées, sans doute à cause des préjugés tenaces qui ont longtemps accrédité le dogme selon lequel les comportements animaux, même s'ils pouvaient parfois nous sembler ingénieux, étaient essentiellement conditionnés et ne pouvaient pas être qualifiés d'intelligents, au sens noble du terme. Mais force est de constater que ce dogme a été sérieusement ébranlé par certains travaux récents qui méritent d'être évoqués.
Fin 2022, l'équipe de Martin Giurfa, professeur à l’Université Toulouse III – Paul Sabatier, spécialiste de la cognition animale, en collaboration avec l'EPFL (Ecole Polytechnique Fédérale de Lausanne), a montré, contre toute attente, que certains insectes étaient capables de se faire une représentation mentale et spatiale des nombres, une aptitude qu'on croyait pourtant réservée uniquement à certaines espèces possédant un cerveau à 2 hémisphères latéralisés. La capacité des humains à spatialiser des nombres, en mettant les plus petits à gauche et les plus grands à droite, a longtemps été attribuée à la maîtrise propre à notre espèce de l’écriture et de la lecture (Voir PNAS). C'est ainsi que les humains et certains vertébrés sont capables, quand ils doivent traiter des quantités numériques, de les ordonner de façon spatiale, de gauche à droite, par ordre croissant. C'est ce qui explique que, dans un exercice de pointage de nombres qui utilise simultanément les deux mains, nous sommes plus rapides en signalant de petites quantités avec la main gauche alors que nous signalons des grandes quantités plus rapidement avec la main droite.
Cette représentation spatiale des nombres, connue sous l'appellation de "ligne mentale numérique" (LMN), semble liée à des facteurs culturels comme l’apprentissage de la lecture et l’écriture, de gauche à droite, dans les cultures occidentales. Néanmoins, d’autres travaux montrent que les nouveau-nés humains et certains vertébrés, comme les oiseaux, ordonnent également les nombres selon une LMN, ce qui conforte l'hypothèse selon laquelle il existerait une aptitude innée dans cette représentation numérique spatiale. D'autres travaux ont par ailleurs montré que la LMN, aussi incroyable que cela puisse paraître, est présente aussi chez les abeilles. Pour réaliser cette découverte importante, des scientifiques ont travaillé sur des abeilles qui étaient entraînées à obtenir une solution sucrée dans une boîte affichant sur une paroi verticale une image avec un nombre d’items déterminés, dont la nature – mais pas le nombre – variait régulièrement (cercles, carreaux, triangles).
Dans la suite de ces expériences rigoureuses, ces abeilles ont été habituées à la quantité affichée. Elles étaient confrontées à deux images identiques affichant le même nombre d’objets à droite comme à gauche. Des abeilles entraînées à la valeur 3 étaient testées face à des images avec un seul objet, présentées sur leurs deux côtés, puis avec une image affichant une valeur de 5, selon le même protocole. Résultat : les abeilles confrontées à ces quantités nouvelles préféraient aller sur l’image de la valeur 1 à leur gauche et celle de 5 à leur droite.
Les résultats obtenus par ces chercheurs révèlent une étonnante convergence des stratégies de traitement numérique – notamment l’association entre l’espace latéralisé (droite, gauche) et les quantités – entre le cerveau de l’homme et celui de l'abeille, en dépit d'une différence considérable de taille et d'organisation. Pour le Professeur Giurfa, « Ces travaux nous montrent à nouveau que les êtres humains ne sont pas si différents d’autres créatures vivantes dans certaines capacités cognitives, y compris dans le cas des abeilles que nous avons tendance à considérer comme des créatures rudimentaires. Ces résultats devraient donc aider à changer notre regard sur les espèces avec lesquelles nous partageons notre environnement, et nous amener à adopter des pratiques plus responsables pour préserver cet environnement et leur survie ».
L'année dernière, une autre étude remarquée, publiée dans la prestigieuse revue Nature, a montré que les bourdons, sont eux-aussi capables de réaliser des tâches complexes en plusieurs étapes grâce à l'interaction sociale (Voir Nature). Ces travaux montrent pour la première fois que les bourdons possèdent un niveau de sophistication cognitive que l'on imaginait jusqu'ici impossible chez les insectes, ce qui remet en cause la théorie selon laquelle un apprentissage social aussi avancé est propre aux humains. Dans ces expériences, les scientifiques ont placé des bourdons dans une boîte comportant un parcours complexe. Les insectes devaient pousser une première barrière qui en débloquait une seconde, qu'ils devaient également franchir, avant de pouvoir accéder à récompense sucrée. Dans un premier temps, aucun bourdon n'a réussi à débloquer le mécanisme. Ensuite, les chercheurs ont entraîné 9 bourdons, jusqu'à ce qu'ils réussissent à franchir ces différents obstacles. Enfin, ces bourdons entraînes ont été mis en contact avec 15 bourdons qui avaient été tenus à l'écart de ces expériences. Résultats, un tiers de ces bourdons externes ont réussi à apprendre la tâche par eux-mêmes en observant le bourdon démonstrateur. Selon ces chercheurs, il semblerait donc que les bourdons soient capables de partager et acquérir des comportements qui dépassent leurs capacités cognitives individuelles. Cette étude remet donc en question la vision traditionnelle selon laquelle seuls les humains peuvent apprendre socialement des comportements complexes dépassant les limites de l'apprentissage individuel.
Même les drosophiles, une espèce de mouches largement étudiée par les scientifiques, semblent capables, malgré leur minuscule cerveau, de rassembler et d'analyser finement les informations provenant de leur environnement, avant de prendre une décision et d'agir. Ce délai de réflexion est d’autant plus long que la décision est compliquée, comme celle de voler vers une odeur plutôt qu’une autre, si les deux sont très approchantes. Cette capacité d’arbitrage est possible grâce à un gène nommé Fox P, présent en un unique exemplaire chez la mouche, (contre quatre chez l’humain) et activé au niveau des neurones. Pour les chercheurs, ce gène FoxP, qui déclenche le processus de décision dans le cerveau, est un des marqueurs d’intelligence complexe.
Il y a un an, une autre étude a fait sensation. Des chercheurs de l'Université de Tübingen, en Allemagne, ont entraîné des corneilles noires (Corvus corone) à produire un nombre précis de cris correspondant à un chiffre, entre un et quatre, qui apparaissait sur un écran. Une fois qu'elles avaient fini de croasser, elles devaient cliquer sur l'écran pour valider leur réponse. En cas de bonne réponse, les oiseaux avaient droit à une récompense sucrée. Les chercheurs ont observé que les corvidés comptaient leurs vocalisations pendant l'expérience. « Nous avons pu montrer qu'à partir des informations qui leur sont présentées, les corneilles forment un concept numérique abstrait qu'elles utilisent pour planifier leurs vocalisations avant de croasser », explique le Professeur Andreas Nieder. Ces travaux montrent que la capacité à effectuer du calcul mental semble s'appuyer sur des mécanismes neuronaux communs à de nombreuses espèces même si cette faculté va ensuite se manifester de façon très différente, en fonction des besoins particuliers et des environnements propres à chacune de ces espèces (Voir Science).
En 2022, des scientifiques, dirigés par le primatologue Tobias Deschner et la biologiste cognitive Simone Pika de l’Université d'Osnabrück, ont observé pendant un an des chimpanzés dans le parc national de Loango, au Gabon. Ils ont noté que, dans certains cas, comme le feraient des médecins, les chimpanzés appliquaient des insectes, qu'ils avaient l'habitude de consommer, sur les plaies d'autres membres de leur groupe. Sabrina Krieff, une primatologue française, avait déjà montré que certains singes savent identifier les plantes efficaces en cas de troubles digestifs (Voir Science Direct).
En juin 2022, les chercheurs d’une autre équipe ont publié une étude qui a fait grand bruit. Ces scientifiques ont observé pendant plusieurs mois une communauté d'orangs-outans sauvages vivant dans le parc national de Gunung Leuser, en Indonésie. Leur attention s'est portée sur un mâle de 40 ans, baptisé Rakus, qui s'était fait une blessure au visage, probablement à la suite d'une bagarre avec l'un de ses congénères. Ces scientifiques ont été très étonnés de voir qu'au bout de trois jours, ce singe s'est approché d'une liane de Fibraurea tinctoria, une plante grimpante utilisée dans la médecine traditionnelle pour traiter plusieurs affections, dont le paludisme et la dysenterie. Rakus a alors commencé à mâcher les feuilles de la plante sans les avaler, puis il a consciencieusement appliqué la mixture obtenue directement sur sa blessure faciale (Voir Nature). Au bout d'environ une semaine, la blessure de Rakus s'est progressivement refermée, sans signe d'infection, puis s'est presque complètement cicatrisée. Ces scientifiques ne savent pas si ce singe a déjà pratiqué une telle automédication, car ce comportement n'avait jamais été observé auparavant. Certes, d'autres scientifiques avaient déjà observé, chez de nombreuses espèces de primates sauvages, des individus capables d'utiliser des plantes aux propriétés médicinales par ingestion ou mastication. Mais c'est la première fois qu'on pouvait voir un singe appliquer une décoction médicinale, qu'il avait lui-même soigneusement composée, sur une blessure ouverte.
Comme le souligne cette étude, le cas de Rakus a conduit les scientifiques à s'interroger sur la questions de l'intentionnalité de ces comportements tout à fait atypiques et très proches de ceux que pourraient avoir des humains, placés dans la même situation. Dans le cas de Rakus, le caractère intentionnel des actions est peu contestable, car il a répété le processus de soin à de nombreuses reprises et a consacré une grande partie de son temps disponible et éveillé à cette activité. Le plus étonnant dans cette observation sans précédent, ce sont les propriétés médicinales remarquables de la plante choisie par Rakus qui comporte en effet de nombreux composés actifs, tels que les furanoditerpénoïdes et des alcaloïdes protoberbérines, connus pour leurs effets antibactériens, anti-inflammatoires et antioxydants qui ont largement contribué à guérir la blessure de Rakus.
Il y a quelques jours, une autre étude de l'université de Warwick est venue brouiller encore un peu plus les frontières cognitives entre l'homme et l'animal. Ces travaux montrent en effet que les femelles orangs-outans de Sumatra communiquent en utilisant un langage à trois niveaux de récursivité, une capacité cognitive que l'on croyait réservée à l'être humain. Cette étonnante aptitude démontre que nos cousins orangs outans ont atteint un niveau d'abstraction plus élevé qu'on ne le supposait jusqu'à présent, même s'ils n'ont pas développé pour autant une société technologique reposant sur un processus d'accumulation du savoir, ce qui reste, jusqu'à preuve du contraire, l'apanage exclusif des Humains (Voir University of Warwick).
Il y a quelques semaines, une équipe de l'université d'Oxford, dirigée par le Docteur Freymanni, a étudié pendant 4 mois deux communautés de chimpanzés dans la forêt de Budongo en Ouganda. Les chercheurs ont observé, à leur grande surprise, que les chimpanzés utilisaient, eux-aussi, lorsqu’ils étaient atteints par certaines affections, des plantes médicinales présentes dans leur environnement pour soigner leurs maladies ou leurs blessures. Les chercheurs ont documenté 41 cas de soins au total, dont sept cas de soins pour autrui, ce qui montre que ces chimpanzés sont également capables d'une grande empathie à l'égard de leurs congénères (Voir University of Oxford). L'étude précise que les plantes que les chimpanzés utilisent semblent adaptées pour s'appliquer sur les blessures. Certaines ont des propriétés cicatrisantes et d'autres ont également des actions antibiotiques pouvant combattre les infections.
J’évoque enfin une dernière étude publiée il y a quelques semaines, réalisée par des chercheurs de la célèbre université Johns Hopkins. Ces scientifiques ont observé des bonobos interagir avec des humains lors d’une expérience inédite qui a permis de révéler une capacité jusqu’ici considérée comme propre à l’Homme : celle de percevoir le degré d’ignorance d’un individu et d’agir en conséquence. Cette étude a eu lieu dans un centre de recherche et d’éducation spécialisé dans l’étude des grands singes. Trois bonobos mâles, Nyota (25 ans), Kanzi (43 ans) et Teco (13 ans), ont participé à une série de tests simples : face à une table, un collaborateur cachait une friandise (du raisin ou un Cheerio) sous l’un des trois gobelets, tandis que l'expérimentateur pouvait, ou non, observer la scène. Ensuite, il demandait à l’un des bonobos : « Où est le raisin ? », et attendait 10 secondes avant de faire son choix. De manière révélatrice, quand l'expérimentateur avait assisté à la scène, les bonobos restaient passifs, attendant qu’il trouve la bonne réponse. Mais lorsque ces singes n’avaient pas vu où la friandise avait été placée, leur comportement devenait très différent : ils désignaient rapidement le bon gobelet et montraient clairement qu'ils essayaient de communiquer. « Nous avons prédit que si les singes prenaient réellement en compte l’ignorance, ils pointeraient plus souvent et plus rapidement lorsque leur partenaire manquait d’information, et c’est exactement ce qu’ils ont fait », souligne le chercheur Chris Krupenye. Ces expériences montrent que ces singes ne se contentent pas d’interagir avec leur environnement : ils sont également capables d'imaginer que les autres ne possèdent pas forcément autant d'informations qu'eux... La découverte de ce “saut cognitif” est capital, car la capacité à deviner ce que l’autre sait ou ignore a toujours été considérée comme l’apanage de l'homme (Voir PNAS).
Si toutes ces études et découvertes sont si passionnantes, c'est parce qu’elles font tomber une à une toutes les frontières cognitives qui ont longtemps été assimilées à des gouffres infranchissables, séparant à jamais l'homme de l'animal. Il semblerait pourtant que nous devons nous résoudre à admettre que certaines espèces, dans certains contextes, soient bel et bien capables de faire preuve de comportements qui traduisent de véritables manifestations d'intelligence, qu'il s'agisse d'intelligence mathématique, adaptative, relationnelle ou sociale. Et bien que chacun puisse observer, en comparant les niveaux de création scientifique, culturelle et artistique et spirituelle des sociétés animales et ceux atteints par notre espèce humaine, qu'il existe une altérité radicale entre l'homme et toutes les autres espèces. Le fait que de nombreuses espèces animales soient, elles aussi, capables d'émotions, de sentiments et de réflexions, à un niveau complexe, révèle à quel point il existe, au-delà de l’extraordinaire diversité évolutive de la vie, une profonde et fascinante unité du vivant. Celle-ci doit nous conduire, comme le propose la philosophe Corinne Pelluchon dans son bel essai "Les Lumières à l'âge du vivant", à nouer un nouveau pacte kantien, universel, moral et démocratique, de respect et de coopération avec l'ensemble du vivant, qu'il nous revient non seulement de comprendre, mais également de préserver, et si possible d'enrichir, pour le plus grand bénéfice des générations futures...
René TRÉGOUËT
Sénateur honoraire
Fondateur du Groupe de Prospective du Sénat
e-mail : tregouet@gmail.com
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- Publié dans : Vivant Santé, Médecine et Sciences du Vivant
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