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Edito : Vers une nouvelle approche conceptuelle de la vie

En 1944, Erwin Schrödinger, l’un des pères de la mécanique quantique et découvreur de la fonction d’onde en 1927, publia un petit essai, intitulé « Qu’est-ce que la vie », qui devait avoir un retentissement et une postérité considérables, et influença des générations de scientifiques et de biologistes, parmi lesquels le fameux trio composé de Jacques Monod, André Lwoff et François Jacob, qui fut récompensé du Nobel de médecine en 1965, pour leur découverte, en 1961, du rôle de l’ARN qu’ils baptisèrent "messager", dans le mécanisme fondamental de régulation de l’expression des gènes.

Cet esprit universel voulait comprendre pourquoi la biologie n’est pas réductible à la physique et semble violer plusieurs de ses principes fondamentaux ? Il montra dans son essai visionnaire, presque vingt ans avant l’apparition de la biologie moléculaire, qu’un ensemble d’atomes ne permettait pas de répondre à cette question, et qu’il était nécessaire d’envisager un ordre supérieur d’organisation, celui des molécules. De manière tout à fait remarquable, Schrödinger, 9 ans avant la découverte de la structure de l’ADN par Watson et Crick, eut l’intuition qu’il devait exister un code moléculaire, capable de stocker dans un minuscule support biologique l’information dont les organismes avaient besoin pour se développer et fonctionner de manière à produire de la néguentropie (l’inverse de l’entropie), pour contrebalancer la tendance naturelle des structures vivantes au désordre et à la destruction.

En observant l’ordre minéral, et notamment les cristaux, Schrödinger constata qu’un cristal est caractérisé par un arrangement linéaire de motifs de base, qui se répètent de manière plus ou moins périodique. Il remarqua par ailleurs que, dans les organismes vivants, la duplication de la matière semble constituer un principe de base, notamment en ce qui concerne les chromosomes, support de l’hérédité. Il faut donc parvenir, d’une part, à caractériser les processus de duplication, et, d’autre part, à imaginer un mécanisme de mémorisation des propriétés des cellules.

A partir de ces observations, Schrödinger acquit la conviction qu’il devait exister un "code moléculaire" portant l’information nécessaire au fonctionnement de tous les organismes vivants. Poussant plus loin sa réflexion, il eut l’intuition géniale qu’un cristal dit "apériodique", organisé ni selon une stricte répétition, ni selon un pur hasard, était le bon modèle pour caractériser ce mystérieux code de la vie. Et c’est justement ce que révélera quelques années plus tard la chimiste anglaise Rosalyd Franklin, avec ses clichés montrant la diffraction des rayons X par des fibres d’ADN : on peut y voir des taches de diffraction très nettes, qui montrent l’existence d’une périodicité d’objets régulièrement espacés de 3,4 angströms. Mais à une plus courte distance, on ne trouve trace d’aucune tache indiquant que la période est conservée pour des objets plus petits, en l'occurrence des atomes. En 1953, Watson et Crick découvriront, comme on le sait, en s'appuyant sur le travail méconnu de Rosalind Franklin, la structure de l’ADN en "double hélice" qui explique la figure de diffraction et confirme pleinement l’intuition de Schrödinger sur la nature profonde du mécanisme de transmission de l’hérédité.

Schrödinger, par la seule connaissance profonde des lois mathématiques, physiques et chimiques, avait réussi à construire une hypothèse qui s’avéra juste : l’ADN possède à la fois un ordre régulier et géométrique, caractérisé par l’arrangement des molécules de sucres désoxyribose, et un ordre non géométrique, plus profond, caractérisé par l’enchaînement des quatre nucléotides (molécules organiques), qui forment l’ADN : A-C (Adénine-thymine) et G-T (Guanine-cytosine).

Marchant sur les pas de Schrödinger, le grand scientifique et philosophe Henri Atlan a mené depuis plus d’un demi-siècle, au travers de nombreux essais, une réflexion et un travail théorique considérables et passionnants sur le rôle du hasard, du désordre et de l'organisation dans la construction, le fonctionnement et l’évolution du vivant. Atlan a repris, prolongé et enrichi la découverte fondamentale d'Ilya Prigogine (Nobel de Chimie 1977) concernant les structures dissipatives, qui sont des systèmes ouverts capables de transformer de l’énergie perdue et de la réaffecter pour créer de l’ordre et de la complexité.  Il a par ailleurs émis l’hypothèse que tout système biologique traite de l'information selon l‘approche définie par la théorie de l'information de Shannon (1948), qui ne s'occupe pas du sens du message, mais seulement de la quantité de signes transmis par un canal.

Atlan reprend l’idée que les systèmes vivants complexes sont toujours caractérisés par un certain degré d'instabilité, et une redondance des signaux permettant de corriger les "bruits" qui ne cessent de perturber la bonne transmission du flux d’informations. Pour expliquer cette réalité, Atlan écrit que « les processus d'auto-organisation qui apparaissent a posteriori comme la réalisation d'un projet, sont en réalité les effets de facteurs aléatoires de l'environnement que n'importe quel système peut utiliser de cette façon à partir d'un certain degré de complexité structurale et fonctionnelle ». Mais ce grand scientifique fait néanmoins une distinction fondamentale entre l'auto-organisation, qui produit des structures nouvelles, et l'autorégulation, qui est orientée vers la conservation des structures biologiques.

Mais depuis quelques années, l’arrivée de nouveaux outils incroyablement puissants d’observation et d’analyse (comme le télescope James Webb, en 2022, le Rover martien Perseverance, en 2021 ou le Télescope cosmologique d’Atacama, en 2007) et le lancement de missions spatiales d’exploration vers Mars et les lunes glacées de Jupiter (comme la Mission Juice) sont venus bouleverser les fondements de l’exobiologie. Il s’agit à présent pour les scientifiques de repenser et d’élargir leur conception du vivant car, comme nous l’ont montré les récentes découvertes d’organismes surprenants vivant sur Terre dans des environnements extrêmes et peu propices à la vie. Il est probable, si la vie extraterrestre existe, qu’elle prenne, même en restant basée sur la chimie du carbone, des formes très différentes de celles que nous connaissons sur Terre.

Toute la difficulté réside dans le fait qu’il est très difficile de définir de manière exhaustive des critères qui garantissent une séparation stricte entre ce qui est vivant et ce qui ne l’est pas ? Le meilleur exemple en est celui des virus, considérés comme vivants par certains biologistes, mais comme non-vivants, par d’autres, dans la mesure où ils ne peuvent ni se reproduire, ni se développer sans infecter une cellule hôte.

C’est dans ce nouveau contexte d’observation et d’exploration qu’en 2020, les astrobiologistes Stuart Bartlett, de Caltech (l’institut de technologie de Californie), et Michael Wong, de l’Université de Washington, à Seattle, ont proposé une nouvelle et remarquable définition de « la vie telle qu’on ne la connaît pas ». Pour construire leur nouvelle distinction entre la vie telle qu’on la connaît (life) et cette définition, bien plus large, ils ont choisi le terme "lyfe". La définition du vivant, de Stuart Bartlett et Michael Wong repose sur quatre critères cumulatifs. Pour entrer dans cette conception élargie de la vie, un organisme doit posséder une structure dissipative, une propriété autocatalytique, être capable d’homéostasie et enfin disposer d’un pouvoir d’apprentissage (Voir NIH ).

Le deuxième principe de la thermodynamique, ou principe de Carnot-Clausius, postule qu’un système isolé évolue spontanément vers une augmentation de son entropie (désordre), jusqu’à atteindre un état final d’équilibre. Pourtant la vie semble suivre une trajectoire opposée en produisant, tant sur le plan de l’individu (ontogénétique) que de l’espèce (phylogénétique) des structures toujours plus riches et complexes.

Cela ne signifie pas pour autant que les organismes vivants échappent aux lois de la thermodynamique ! Ils sont capables de maintenir une structure complexe, car ils ne sont tout simplement pas des systèmes isolés. Dès lors, ils se placent loin de l’équilibre thermodynamique en exploitant l’énergie disponible dans le milieu. Ils conservent localement une entropie faible en dissipant leur énergie utilisée dans l'environnement, sous forme de chaleur et de lumière, et en accroissant d’autant l’entropie de ce dernier. C'est ce processus qui a été baptisé "structure dissipative".

Bien que ces structures dissipatives soient un concept appartenant initialement à la thermodynamique, elles sont également présentes dans le domaine physique.  Si un fluide est chauffé par le bas et refroidi par le haut, on verra apparaître, dans certaines conditions locales, des mouvements auto-organisés de convection dans le liquide. On peut facilement observer ce phénomène quand on réchauffe une casserole de soupe, mais il est également à l'œuvre dans la dynamique des mouvements de l’air dans l’atmosphère. Dans ces différents cas de figure, le fluide aura tendance à s’auto-organiser de façon structurée dans un état éloigné de l’équilibre, en exploitant la différence de température entre le haut et le bas. Les cellules vivantes représentent les formes les plus complexes de structures dissipatives, car elles sont capables de se maintenir loin de l’équilibre thermodynamique en utilisant de nombreuses stratégies d'utilisation et de transformation des énergies physiques, chimiques ou thermiques. C'est notamment le cas de la photosynthèse dans le règne végétal, qui transforme l'énergie lumineuse en énergie chimique, à l'aide de CO2 et d'eau.

Le second critère exigé par la définition de la lyfe, c’est l’autocatalyse, c’est-à-dire la capacité à s’accroître, ou à se régénérer en se reproduisant, comme sont capables de le faire nos cellules qui ne cessent, selon des programmes précis, de se diviser et se renouveler. Il existe toutefois dans la nature de nombreux processus chimiques ou physiques qui sont autocatalytiques, sans pour autant caractériser des êtres vivants.

Bartlett et Wong proposent donc un troisième critère, l’homéostasie. En biologie, cette propriété, définie par le physiologiste américain Walter Cannon, désigne la capacité d’autorégulation d’un organisme, qui va ainsi être capable de maintenir ses constantes vitales internes autour de valeurs compatibles avec sa survie. Dans la plupart des systèmes vivants, ces variables sont la température, l’acidité ou la concentration de certaines molécules chimiques. Lorsque ces variables viennent à être perturbées par l’environnement, les organismes vivants ont une puissante capacité de maintenir ou de rétablir ces constantes pour assurer leur pérennité.

Enfin, le quatrième critère retenu par Bartlett et Wong pour définir le vivant est la capacité d’apprentissage entendue au sens large, c'est-à-dire débordant le cadre de l‘évolution darwinienne. On parle ici de la capacité pour une structure de capter, stocker, transcrire différents types d’informations provenant de son environnement, et d’en faire une utilisation heuristique, c’est-à-dire de nature à trouver des solutions nouvelles pour survivre et améliorer l’efficacité de son fonctionnement face aux menaces et modifications de son milieu.

Selon la théorie de Stuart Bartlett et de David Louapre, il suffit, quel que soit l’environnement et les formes de vie considérées, de constater la présence simultanée de ces quatre critères, pour pouvoir affirmer que l’on a bien affaire à un être vivant. L’exploration du cosmos et de ses nombreux mondes, à commencer par notre système solaire, permettra de vérifier la pertinence de cette fascinante hypothèse lyfe, qui suscite des débats passionnés au sein de la communauté scientifique. Il n’est pas sûr cependant que la vie, dans sa prodigieuse diversité créatrice, se laisse si facilement circonscrire dans un cadre théorique, aussi séduisant et large soit-il…

René TRÉGOUËT

Sénateur honoraire

Fondateur du Groupe de Prospective du Sénat

e-mail : tregouet@gmail.com

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