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Edito : Le sommeil : une composante essentielle mais trop négligée de notre santé
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Si on sait aujourd'hui que le sommeil joue un rôle clé sur notre santé physique, mentale et psychologique, l'intérêt de la science pour le sommeil est en fait relativement récent et il a longtemps été considéré comme un état passif, et à la limite, inutile. Un lyonnais, grand scientifique français, Michel Jouvet (1925-2017) a révolutionné nos connaissances sur le sommeil, son organisation et ses fonctions. En 1959, il a découvert un nouvel état du sommeil, qu’il a baptisé sommeil paradoxal. Ce dernier stade du cycle du sommeil, le cinquième, se caractérise par une activité importante du cerveau, qui correspond à un état de transition entre le sommeil et l’éveil. Cette dernière phase du sommeil dépasse les 20 % du temps total passé à dormir chaque nuit. C'est au cours de ce sommeil paradoxal que surviennent la plupart des rêves, en particulier ceux dont nous nous souvenons au réveil. Michel Jouvet a formulé l'hypothèse, toujours débattue, que les rêves auraient chez l'être humain une fonction de programmation génétique responsable de l'individuation, que Jouvet appelle, "l'hérédité psychologique". Rappelant que le sommeil paradoxal est le propre des animaux à sang chaud (les oiseaux et les mammifères), Jouvet pense que ce n'est pas par hasard si cet état particulier de sommeil ne survient que lorsque cesse la neurogenèse, c'est-à-dire l'organisation génétiquement programmée du système nerveux central. Selon l'hypothèse de Jouvet, le sommeil paradoxal viendrait prendre le relais de la neurogenèse chez les espèces où la division des cellules nerveuses cesse de s'effectuer, ce qui permettrait de poursuivre par une autre voie la programmation génétique de notre système nerveux.
En 2019, une vaste étude sur 12 600 personnes, âgés de 18 à 75 ans, a montré que les Français dorment de moins en moins. En moyenne, leurs nuits ont raccourci d’une heure à une heure trente en cinquante ans. Pour la première fois, leur temps de sommeil est passé en dessous de sept heures par nuit, en incluant les jours de repos. Ce temps de sommeil était en moyenne de 6 h 42 min en semaine en 2017, contre 7 h 09 min dans la précédente enquête de 2010. Cette étude confirme une insuffisance chronique et inquiétante de l’insuffisance de sommeil dans la population française (Voir BEH).
Plusieurs études ont montré qu'un tiers des jeunes de 15 à 19 ans étaient en déficit chronique de sommeil et que les adolescents dormaient moins de 7 heures par nuit, en moyenne, alors que 8h30 de sommeil sont encore nécessaires à cet âge pour être en forme dans la journée. Des chercheurs de l'Inserm, dirigés par Jean-Luc Martinot, ont étudié 177 jeunes âgés de 14 ans recrutés dans les collèges parisiens. En moyenne, ils se couchent à 22h30 et se lèvent à 7h06 durant la semaine, et à 23h30 et 9h45 respectivement le week-end. Ces scientifiques ont évalué le volume de substance grise dans différentes régions cérébrales par imagerie par résonance magnétique. Résultat : plus les adolescents se lèvent tard le week-end, moins on trouve de matière grise dans leur cortex préfrontal médian et leur cortex cingulaire antérieur. Autre observation, moins ces adolescents dorment en semaine, plus le volume de substance grise est faible dans le cortex frontal latéral supérieur et moyen, des aires cérébrales impliquées dans l’attention et la concentration. Les jeunes dont le volume de matière grise est plus faible dans ces régions du cerveau ont d'ailleurs des résultats scolaires plus faibles que la moyenne (Voir INSERM).
En 2017, des chercheurs de l’université John-Hopkins à Baltimore ont montré que pendant les phases de sommeil lent, le cerveau procède simultanément à deux tâches importantes : l'élimination des déchets et la fixation des informations. Certaines synapses sont éliminées, ce qui permet aux autres de continuer à enregistrer des informations. Parallèlement, certaines informations importantes accumulées dans la journée sont transférées de l’hippocampe vers le cortex cérébral, grâce à des ondes émises lors de cette phase particulière du sommeil. En 2019, des chercheurs du CNRS ont découvert que nous serions peut-être capables de percevoir de nouvelles informations en dormant. Pendant les phases de sommeil paradoxal (qui succèdent au sommeil léger et profond), le cerveau, tout en étant déconnecté de son environnement, est capable de percevoir et d'enregistrer certains sons, ce qui produit un souvenir diffus au réveil. Cette découverte importante ouvre de nouvelles perspectives sur de possibles apprentissages dans un état de conscience altéré (Voir CNRS). D'autres études récentes ont mis en évidence le rôle "nettoyeur" du sommeil et ont montré que les adultes qui dorment peu – moins de 6 heures par nuit – accumuleraient davantage de protéines tau et bêta-amyloïdes, en cause dans la maladie d’Alzheimer.
En 2019, des chercheurs allemands de l'Université de Tübingen ont montré que le sommeil améliore la capacité des cellules T de notre système immunitaire à se fixer à leurs cibles. Or, cette famille de cellules joue un rôle-clé dans la réponse immunitaire. Lorsqu'elles reconnaissent un agent pathogène, ces cellules T activent des intégrines qui leur permettent de se fixer à la cellule malade et de la tuer. Ces travaux ont montré que trois heures sans sommeil suffisent à réduire de manière significative les capacités des cellules T à nous défendre contre les agressions (Voir Innoreports). Ces recherches ont également montré que certaines hormones, comme l'adrénaline, dont le niveau baisse pendant le sommeil, empêchent les cellules T d'activer leurs intégrines après avoir reconnu une cible. « Nos résultats montrent qu'un bon sommeil peut potentiellement améliorer l'efficacité de la réponse immunitaire », souligne le Docteur Stoyan Dimitrov, qui a dirigé ces recherches.
En 2024, une étude chinoise, menée par des chercheurs de l’Institut de la santé mentale de l’université de Pékin, a montré que le bon équilibre de notre microbiote avait également une grande influence sur la qualité du sommeil. Les chercheurs ont ainsi découvert que le microbiote des insomniaques présentait un déficit en butyrate, un acide gras à chaîne courte issu de la fermentation des fibres alimentaires et qui aurait la faculté de favoriser l’endormissement. « Ces résultats révèlent le rôle causal des voies métaboliques microbiennes dans la modulation des comportements de type insomniaque, suggérant des stratégies thérapeutiques potentielles pour traiter les troubles du sommeil », précise l'étude (Voir Nature). Ces chercheurs recommandent de veiller à maintenir une bonne qualité du microbiote, en consommant suffisamment d'aliments riches en fibres, tels que les pommes, les fruits rouges ou encore des légumineuses.
Mais le sommeil ne se contente pas de régénérer le cerveau, il régule aussi l’ensemble du métabolisme. L’hormone de croissance, sécrétée pendant la nuit, est indispensable à la croissance des enfants et il suffit de quelques heures de sommeil en moins pour provoquer une hausse de la concentration de ghréline, une hormone impliquée dans la faim, et une diminution de la leptine, l’hormone de la satiété. En cas de nuits trop courtes, notre cerveau va avoir tendance à nous donner envie de consommer des aliments gras et sucrés. C'est ce qui expliquerait qu'on constate plus souvent une augmentation de l’indice de masse corporelle (IMC) chez les personnes ayant un mauvais sommeil. Notre sommeil a également des conséquences très importantes sur notre santé mentale et notre état psychique. Dans la journée, l'organisme sécrète du cortisol, l’hormone du stress. Lorsque l'on manque de sommeil, on se sent plus angoissé et la nuit suivante, cet état de tension va rendre plus difficile l'endormissement. C’est ainsi que s'enclenche le cercle vicieux de l'insomnie. « Le sommeil joue un rôle protecteur à tous les niveaux : il est plus efficace que le sport pour éviter les maladies cardiovasculaires. Il pourrait aussi prévenir la survenue de cancers hormono-dépendants », souligne la psychiatre Sylvie Royant-Parola. Un sommeil irrégulier est associé à un risque accru de 26 % d’événement cardiovasculaire majeur, par rapport à un cycle veille-sommeil régulier. Il est également établi que les personnes qui s'endorment tard et dorment très peu présentent une variabilité glycémique importante. C'est pourquoi il est crucial de dormir suffisamment et de se coucher plus tôt, pour optimiser le contrôle glycémique et limiter les risques de diabète.
En 2024, une étude de chercheurs chinois et canadiens, menée sur 571 enfants âgés de trois à six ans, a montré qu’une durée excessive passée devant les écrans joue sur la qualité du sommeil et aggrave les problèmes de comportement chez les jeunes enfants, comme le défaut d’attention, l’hyperactivité ou les troubles de l’humeur. Ces travaux ont montré une corrélation significative entre le temps d’écran et les problèmes de comportement, notamment les troubles de l’attention hyperactive. Ces résultats confirment de précédentes études, qui ont observé que les enfants de 3 à 6 ans exposés à plus de 60 minutes d’écran par jour manifestaient davantage de symptômes émotionnels et de problèmes d’attention. Ces troubles résulteraient des effets combinés de deux facteurs nocifs. D'une part, une surstimulation sensorielle et émotionnelle, qui réduirait la capacité des enfants à se concentrer sur des activités moins stimulantes ; d'autre part, une réduction du temps consacré aux activités enrichissantes de lecture et d’échanges sociaux.
Le temps nocturne passé devant les écrans perturbe les rythmes circadiens des enfants en retardant l’heure du coucher et en les exposant à la lumière bleue, ce qui empêche la production de mélatonine. Il en résulte que ces enfants vont avoir un sommeil à la fois trop court et perturbé et auront plus de risques de développer certains troubles du comportement, comme l’hyperactivité, l'anxiété, l'agressivité ou des problèmes sociaux. L’étude révèle, là aussi, un cercle vicieux où l’augmentation du temps d’écran et la détérioration de la qualité du sommeil s’entretiennent mutuellement. Il est donc indispensable de contrôler le temps d’écran chez les enfants, pour prévenir les problèmes comportementaux et améliorer la qualité du sommeil (Voir Taylor & Francis). Je rappelle que le psychiatre Serge Tisseron, qui travaille depuis des décennies sur les effets des écrans sur les enfants, recommande d'appliquer la règle des 3/6/9/12. Cette règle est simple : pas d'écran avant trois ans, pas de console de jeu personnelle avant six ans, pas d'Internet accompagné avant neuf ans et pas d'Internet seul avant douze ans.
En 2023, une vaste étude réalisée sur 172 321 adultes américains entre 2013 et 2018, a montré que les personnes ayant un sommeil de qualité ont moins de risques de décès précoce. Ainsi, l'espérance de vie des bons dormeurs est supérieure à celle des mauvais dormeurs de 4,7 ans chez les hommes et de 2,4 ans chez les femmes. Ces recherches confirment que le manque de sommeil a un impact négatif sur la santé et l’espérance de vie. Comme le souligne le Docteur Qian, chercheur en médecine à la Harvard Medical School et coauteur de l’étude, « Ces résultats soulignent qu'il ne suffit pas de dormir suffisamment d'heures, il faut aussi avoir un sommeil réparateur et ne pas avoir trop de mal à s'endormir et à rester endormi ». L'étude a calculé que les personnes ayant un sommeil de qualité voyaient leurs risques de mortalité global diminué de 30 %. Dans le détail, ce risque de mortalité était réduit de 21 % pour les maladies cardiovasculaires, et de 19 % pour le cancer (Voir Oxford Academic).
Je voudrais évoquer enfin les progrès accomplis récemment dans le traitement de deux pathologies du sommeil très invalidantes, l’insomnie et l'apnée du sommeil. En France, on estime que l’insomnie touche environ 10 millions de personnes, soit 20 % de la population adulte, dont la moitié sous une forme sévère. Depuis 2022, une nouvelle molécule, baptisée daridoxerant, est venue s'ajouter à la panoplie déjà bien garnie des somnifères. Ce médicament agit sur les récepteurs de l’orexine, un neurotransmetteur qui régule notamment les états de veille et de sommeil. Une vaste étude internationale a montré que ce médicament était sûr et efficace aux doses de 50 mg, réduisant la vitesse d’endormissement, diminuant la durée et la fréquence des éveils pendant le sommeil et améliorant la qualité de la veille. Reste que ne médicament n'est pas la panacée car l'insomnie est une maladie complexe, faisant intervenir de nombreux facteurs psychologiques, physiologiques et environnementaux. Mais à côté des nouveaux traitements pharmaceutiques, une autre approche s'avère porteuse de grands espoirs, la stimulation magnétique du cerveau. Il y a quelques semaines, des chercheurs de l’Université de l'Arizona ont testé l'efficacité d’un dispositif portatif qui stimule les cellules cérébrales via des champs magnétiques. Ce dispositif, maintenu contre le cuir chevelu pendant moins d’une minute, utilise la stimulation magnétique transcrânienne pour cibler des zones spécifiques du cerveau avec une stimulation continue par impulsions thêta, qui délivre des impulsions magnétiques rapides et répétitives pour inhiber l’activité cérébrale du réseau du mode par défaut, souvent impliqué dans les insomnies chroniques. Ces expériences montrent qu’en perturbant ce réseau cérébral par une brève stimulation de 40 secondes, il est possible de favoriser l’endormissement. Cette nouvelle voie thérapeutique utilisant la stimulation continue par impulsions thêta serait prometteuse pour prendre en charge de manière non chimique certaines formes d’insomnies rebelles.
Autre pathologie du sommeil invalidante et fréquente, le Syndrome d’Apnées Obstructives du Sommeil (SAOS). Ce trouble touche plus d'un milliard de personnes dans le monde. Selon l'Inserm, 1,8 million de patients faisant de l’apnée du sommeil bénéficient en France d'un traitement reposant sur la pression positive continue (PPC) qui donne de bons résultats. Une récente méta-analyse internationale, portant sur plus d'un millions de malades, associant notamment l'Inserm de Grenoble, a montré qu'un nouveau traitement, reposant sur l'utilisation d'une machine, qui envoie de l'air dans les voies respiratoires avec une légère surpression, peut à la fois prévenir la survenue de l'apnée pendant la nuit et réduire sensiblement le risque de décès précoce (Voir The Lancet). Cette vaste étude montre que les personnes souffrant de ce trouble du sommeil traitées par PPC présentaient un risque de décès, toutes causes confondues, réduit de 37 % par rapport à celles ne bénéficiant pas de ce soin. Cette thérapie par pression positive continue permet également de diminuer de 55 % les risques de mourir d’une pathologie cardiovasculaire.
On le voit, le sommeil est loin d'avoir livré tous ses secrets, même si ses nombreuses fonctions commencent à être mieux comprises. Et toutes les études et découvertes récentes sur le sommeil montrent à quel point la médecine a longtemps sous-estimé son rôle fondamental dans la prédisposition aux maladies, mais aussi à de nombreux troubles du comportement et problèmes cognitifs. Et il semblerait même qu'une mauvaise qualité de sommeil puisse réduire sensiblement, en tant que facteur intrinsèque, notre espérance de vie. Il faut souhaiter que la qualité de sommeil soit enfin considérée comme un véritable enjeu sanitaire par l'Etat et soit également un sujet systématiquement abordé lors de chaque consultation médicale ou hospitalière. Il est en effet très important que les personnes souffrant d'un trouble du sommeil, temporaire ou chronique, puissent être identifiées et prises en charge de façon à bénéficier du meilleur traitement correspondant à leur situation personnelle. Au-delà de l'aspect médical, le sommeil revêt également une dimension sociale et relationnelle et notre collectivité aurait donc tout intérêt à agir de manière plus volontariste dans ce domaine, de façon à réduire les risques des nombreuses maladies qui sont liées à un mauvais sommeil, ce qui permettrait d'améliorer durablement la santé et la qualité de vie de nos concitoyens...
René TRÉGOUËT
Sénateur honoraire
Fondateur du Groupe de Prospective du Sénat
e-mail : tregouet@gmail.com
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- Publié dans : Médecine
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