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Edito : Si Dieu nous est invisible...

Pour la première fois, il y a quelques jours, la Manche vient d'être reliée, en moins de quatre heures, à la Méditerranée, par un train. A partir de dimanche prochain, 10 Juin, il deviendra commun, en prenant le TGV, de ne mettre que trois heures pour atteindre la Canebière en partant du coeur de Paris. En 1765, il fallait 12 jours, au petit trot, pour joindre Paris à Marseille en diligence. En 1840, ce délai avait été ramené à 3 jours grâce à la malle-poste tirée par des chevaux au galop et avec de nombreux relais. En 1870, grâce à la force de la vapeur, il ne fallait déjà plus que 15 heures pour relier Paris à Marseille. Il ne faut plus maintenant que 3 heures. Certes, il est fini le temps des merveilleuses lettres, poésies, chroniques ou observations qu'ont pu nous laisser Madame de Sévigné, Victor Hugo, George Sand, Théophile Gautier ou Auguste Comte de leurs pittoresques voyages en carrosses, diligences, cabriolets, malles-postes ou trains à vapeur. Mais il nous faut prendre conscience que le TGV, auquel les Américains et même les autres pays du monde n'ont pas cru pendant si longtemps, aura profondément changé le visage de la France et l'image qu'elle donne d'elle-même dans le reste du monde. La perception spatio-temporelle qu'ont les Français de l'Hexagone se modifie rapidement et il est indubitable que le TGV, quand le réseau va s'étendre au reste de l'Europe, sera un vecteur important du développement de l'appropriation de la citoyenneté européenne par les habitants de notre Continent. Quand, dans quelque 20 ans, nous pourrons joindre en moins d'une journée Berlin à Séville ou Londres à Naples, c'est un autre visage de l'Europe qui se sera dessiné et moi qui ai le privilège d'être élu du Rhône, je ne puis m'empêcher de remarquer en cet instant que Lyon sera alors le carrefour naturel de toutes ces futures artères européennes. N'oublions pas que les Constituants de 1790 ont structuré la République en créant les Départements dont les chefs-lieux devaient pouvoir être atteints par tous leurs habitants, quel que soit leur lieu de résidence, en moins d'une journée, à cheval. Tout laisse à penser que le TGV va jouer le même rôle structurant de prise de conscience du territoire européen et, avec l'Euro, être un accélérateur d'Histoire. Certains pourraient penser que cette phase de réduction de l'espace a depuis longtemps été accomplie avec l'avion et que celui-ci l'a définitivement emporté sur tous les moyens de déplacement terrestres. Certes, cela est vrai à titre individuel mais cela est inexact au niveau des peuples. En transposant la définition de Napoléon qui précisait que la force d'une armée s'évalue par la masse multipliée par la vitesse, nous pouvons affirmer que le TGV est plus efficace que l'avion pour donner à nos peuples une notion réaliste de leur territoire naturel. Les cantons furent façonnés par le pas des boeufs se rendant au marché hebdomadaire du chef-lieu, les Départements le furent par le cheval, la France ne trouva ses limites naturelles qu'avec le train, tout laisse à penser que le TGV aidera grandement à dessiner l'Europe... Mais, au-delà de cette conquête de l'espace, il y a un autre phénomène fondamental qui explique cet engouement pour le TGV : celui de gagner du temps. Le temps va devenir la matière première la plus précieuse. Le monde ne se distribue plus seulement entre anciens et modernes mais surtout entre lents et rapides. La victoire sera dorénavant du côté des plus rapides et non plus du côté des plus riches. Il nous faut faire très attention à cette nouvelle fracture car à la fracture numérique pourrait aussi s'ajouter la fracture temporelle et ce sont ainsi les pays « largués » hors du temps qui ont le plus grand risque de prendre du retard. Le problème est d'autant plus pernicieux que ce sont souvent les plus riches qui, seuls, ont la capacité d'être les plus rapides. Si la vitesse qui permet de gagner du temps est ainsi assimilée aux valeurs fondatrices de la modernité, c'est qu'elle nous donne l'illusion de pouvoir comprimer la durée et nous permet ainsi d'obtenir dans l'immédiat ce que l'expérience aurait mis un long temps à nous procurer. La fascination de l'Homme pour la vitesse est vive puisque, poussée à ses limites, elle nous permettrait d'en finir avec le temps. Depuis Platon, le temps qui s'écoule, sans que nous ayons prise sur lui, est notre ennemi le plus intime. C'est bien sur ce constat d'impuissance que se sont appuyées les principales religions. J'aime souvent citer cette si jolie phrase de Paul Morand : « Si Dieu nous est invisible, c'est qu'il va trop vite. Pour arriver à le voir, il suffira d'aller aussi vite que lui : c'est toute l'Eternité ». Bien que l'Eglise catholique ait longtemps interdit à tout croyant de vouloir maîtriser le temps car celui-ci appartient à Dieu, ce qui a été une des raisons essentielles des divergences avec la Réforme, Saint Bernard de Clairvaux n'avait pas hésité à affirmer que « Rien n'est plus précieux que le temps ». Sans hésitation, nous pouvons deviner que cette lutte pour gagner du temps va devenir le défi essentiel de ce 21e siècle. Comme je l'ai déjà écrit à plusieurs reprises dans ces colonnes, il est paradoxal de constater que plus notre espérance de vie est grande, plus est importante notre peur de perdre du temps. La vitesse, donc la rapidité avec laquelle se parcourt la vie moderne, aurait ainsi comme résultat non seulement de contracter l'espace mais aussi de voir se contracter le temps. Pour relier ces sensations encore bien confuses qui enserrent notre modernité, il est grand temps qu'un nouvel Einstein harmonise dans un ensemble unique toutes les théories fondamentales qui ont été énoncées il y aura bientôt un siècle, déjà, et qui nous ont fait tant progresser dans notre compréhension de l'Univers. Pour conclure sur ce lien entre le temps et l'espace, je voudrais, de façon plus prosaïque, reprendre une idée pleine de bon sens de Joël de Rosnay. « Le capital-temps que nous amassons tout au long de notre vie doit produire des intérêts temporels ». Or, le bond extraordinaire constaté aux Etats-Unis depuis plus de dix ans et que nous commençons à ressentir en Europe (mais pour combien de temps ! ) est lié à la capacité de la « nouvelle économie » de faire croître très rapidement ce capital-temps. Avoir la possibilité de se déplacer à grande vitesse tout en ayant la capacité de communiquer instantanément avec le monde entier, de sélectionner et trier nos informations, amplifier nos connaissances et optimiser nos tâches grâce à l'informatique et aux réseaux, nous rend beaucoup plus efficaces que nous ne l'étions il y a quelque vingt ans seulement. Ce capital-temps produit donc des intérêts temporels qui, de manière basique, ne sont que du temps supplémentaire dont chacun peut disposer. Chacun a la faculté de dépenser comme il le veut les intérêts temporels de ce capital-temps. Il peut le faire en disposant de temps libre supplémentaire : c'est, semble-t-il, le choix qui a été fait par notre Pays en s'engageant avec détermination dans la démarche de la réduction du temps de travail. D'autres réinvestissent ces intérêts temporels en capital-temps supplémentaire : cela leur permet de transformer ce temps en moyens financiers supplémentaires. C'est, semble-t-il, jusqu'à maintenant, le choix qui a été fait par nos principaux concurrents. Si en respectant l'adage « time is money », le temps est régi par les mêmes lois du marché que l'argent (Adam Smith l'a brillamment démontré), les cigales que nous sommes pourraient se retrouver fort dépourvues à l'entrée de l'hiver...

René TRÉGOUËT

Sénateur du Rhône

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