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Edito : Les robots ne vont pas supprimer le travail mais le transformer…

La machine et le progrès technique vont-ils remplacer l’homme et lui prendre son travail ? Si cette question semble au cœur de l’actualité et s’est même invitée dans le débat politique à l’occasion de la campagne pour les élections présidentielles, elle est en réalité aussi vieille que notre civilisation. Il y a vingt-cinq siècles, Aristote craignait déjà que l’usage généralisé de la force animale finisse par ruiner l’économie grecque en condamnant à l’inactivité de nombreux travailleurs et artisans. Depuis l’Antiquité, ce débat n’a jamais cessé et il y a deux siècles, la révolte des canuts à Lyon avait conduit à la destruction des métiers à tisser Jacquard qui avaient permis un gain considérable de productivité et mis de nombreux tisserands au chômage.

Depuis cet épisode tragique, le monde a connu cinq révolutions énergétiques (vapeur, pétrole, électricité, nucléaire et énergies renouvelables) et autant de révolutions informationnelles (téléphone, radio, télévision, informatique et Internet). Chacune de ces vagues technologiques a bouleversé nos économies et nos sociétés, entraînant, dans un premier temps, la destruction de millions d’emplois traditionnels et parfois la fin de secteurs entiers d’activité. Mais à chaque fois, dans une seconde phase, ces sauts technologiques majeurs ont permis la création d’une multitude de biens et services nouveaux qui ont eux-mêmes généré un nombre de nouveaux emplois finalement plus important que ceux initialement détruits !

En 2013, une étude conduite par deux chercheurs américains, Carl Benedikt Frey et Michael Osborne, avait fait sensation en concluant que 47 % des emplois aux Etats-Unis étaient automatisables ou le seraient d'ici à dix ou vingt ans. En 2014, le cabinet Roland Berger évoquait pour sa part 42 % d'emplois menacés en France. 

Il n’en fallait pas plus pour que les média s’emballent et que fleurissent dans la presse et sur le Net dossiers, articles et émissions nous expliquant que l’homme était cette fois condamné à être partout remplacé par des robots et qu’il fallait se résigner et se préparer à la « fin du travail » qui deviendrait de plus en plus rare et difficile d’accès.

Mais ni l’économie, ni la prospective ne sont des sciences exactes et plusieurs études récentes sont venues remettre en cause ces prévisions péremptoires. Il y a d’abord eu la note d'analyse publiée mi-juillet par France Stratégie (Voir France Stratégie). Selon cet organisme de réflexion prospective rattaché à Matignon, seuls 15 % des emplois hexagonaux (3,4 millions de postes) seraient réellement automatisables» (25 % des emplois de service et 15 % des emplois industriels), c'est-à-dire, selon la méthodologie retenue par cette étude, « soumis à un rythme de travail qui n'est pas imposé par la satisfaction immédiate de la demande des clients ». 

Si les prévisions sont aussi divergentes entre ces études, c’est parce que l'étude Osborne, comme l’étude Berger, raisonnait par profession automatisable, considérant chaque métier comme un tout homogène. De manière plus fine, France Stratégie propose pour sa part une analyse non par profession, mais en se focalisant sur les différentes tâches composant ces métiers. Et là, les conclusions deviennent très différentes car France Stratégie souligne que « de plus en plus d'emplois apparaissent peu automatisables en France en raison des interactions sociales et de l'adaptabilité qu'ils requièrent ». Ces emplois réfractaires à une automatisation intégrale seraient plus de 9 millions selon cette étude et auraient augmenté d’un tiers depuis 15 ans. 

A contrario et prenant le contrepied de nombreuses idées reçues, l’étude montre qu’en France, le nombre d’emplois automatisables a diminué de 200.000 en quinze ans. Ce surprenant constat s’expliquerait par un processus d'adaptation continuelle du contenu des emplois aux évolutions technologiques. Concrètement, cela veut dire que les métiers se recentrent sur des tâches non automatisables, à plus forte valeur ajoutée et requérant des compétences relationnelles et sociales.

La mutation du secteur bancaire illustre parfaitement ce recentrage vers l’humain. La Royal Bank of Scotland a par exemple fait le choix d’utiliser le système d’intelligence artificielle d’IBM Watson pour rendre plus performants ses centres d’appel. Cet établissement a récemment ouvert un chatbot, baptisé « Luvo », qui parvient déjà à répondre de manière complétement autonome à 10 % des appels de la clientèle. Mais ce n’est qu’un début car, comme Watson est capable d’apprendre et d’enrichir sans cesse ses compétences, la banque estime que d’ici 5 ans, le système pourra traiter seul 80 % des demandes des clients. Résultat : les téléconseillers pourront se concentrer uniquement sur les requêtes à forte valeur ajoutée.

L'analyse de France Stratégie vient ainsi conforter les résultats d'une étude publiée mi-mai par l'OCDE qui concluait qu’en France, seul un emploi sur dix avait un risque élevé d'automatisation. Ces deux organismes soulignent également que le lien entre technologie et automatisation est bien plus complexe qu’on ne l’imagine. De nombreux emplois sont techniquement automatisables depuis des années et pourtant ils restent exercés par des humains pour de multiples raisons, meilleure rentabilité économique, acceptabilité sociale, etc. Il peut être en effet plus profitable, in fine, pour une entreprise de garder des employés humains pour remplir certaines tâches. C’est le cas par exemple pour les caissières de magasins, une fonction qui reste essentiellement assurée par des êtres humains, alors que depuis plus de 10 ans, il serait techniquement possible d’automatiser entièrement ce métier.

Il faut également rappeler que, si l’on parle abondamment des emplois détruits par la révolution numérique et robotique, on parle beaucoup moins des créations d’emplois nouveaux que permet cette même révolution, sans doute à cause du décalage dans le temps entre ces deux phénomènes. Certains, par exemple, se lamentent du fait que le numérique ait entraîné une diminution considérable du nombre de secrétaires depuis 25 ans. Mais ils oublient de dire, qu’au cours de la même période, plus de 300 000 postes d’ingénieurs en informatique et en télécoms ont été créés et que ces travailleurs hautement qualifiés sont aujourd’hui, en France, plus nombreux que les secrétaires…

Le rapport publié il y a un peu plus d'un mois par le Conseil d’orientation pour l’emploi (COE) va dans le même sens que ceux de France Stratégie et de l’OCDE et considère que « seule une faible part des emplois a un indice d’automatisation élevé ». Cette étude souligne toutefois que la vague numérique va transformer l’ensemble des métiers, y compris ceux qui requièrent un bon niveau d’études supérieures. Selon le COE, à terme, c’est plus de la moitié des emplois qui sont amenés à évoluer radicalement sous l’effet de l’intelligence artificielle et de l’automatisation. Ce rapport souligne également que, sur les 149 nouveaux métiers apparus depuis 2010, 105 appartiennent au domaine du numérique, ce qui confirme la théorie de la « destruction créatrice » selon laquelle les ruptures technologiques majeurs, si elles commencent par détruire massivement des emplois, finissent toujours par créer de nouvelles activités et de nouveaux métiers en quantité au moins égale à ceux détruits.

Les dernières recherches de l’OCDE soulignent également un autre point essentiel et montrent que, contrairement à l’hypothèse de l’étude d’Oxford, qui repose sur une extrapolation par catégorie de métiers, le contenu précis d’un métier peut considérablement varier d’une entreprise à l’autre, en fonction notamment de la culture managériale et de l’environnement local. Or, si l’on tient compte de ces facteurs, ce ne serait plus la moitié des emplois qui seraient menacés par le numérique et les robots, comme le prédit l’étude d’Oxford, mais à peine un emploi sur dix, ce qui change évidemment les perspectives…

On ne s’en étonnera pas, l’OCDE insiste sur le fait que, d’une manière générale, ce sont les travailleurs les moins instruits qui courent le plus de risque de voir leur emploi supprimé. « Si 40 % des travailleurs avec un niveau inférieur au deuxième cycle du secondaire occupent des emplois ayant un fort risque d’automatisation, moins de 5 % des travailleurs diplômés de l’enseignement universitaire sont dans le même cas », précise sur ce point l’OCDE.

Ce que montrent ces différentes études, c’est que l’avenir n’est pas écrit et que le scénario de la fin du travail et d’un chômage massif qui seraient des conséquences inévitables des révolutions technologiques en cours, n’est en aucun cas inéluctable. Les travaux de l’OCDE ont d’ailleurs bien montré que chaque emploi créé dans le secteur de la haute technologie entraîne la création de cinq emplois supplémentaires.

Quant à ceux qui opposent systématiquement robot et emploi, ils devraient méditer l’exemple du cuisiniste Schmidt. Cette entreprise qui a toujours maintenu ses usines en France a opté pour une l'automatisation poussée. Dans chacune de ses usines, les ouvriers ont été remplacés par des robots et deux agents très qualifiés suffisent à faire tourner chaque unité de production. Et le résultat est plutôt probant, puisque Schmidt parvient à présent à produire une cuisine sur mesure en une demi-journée, contre une semaine auparavant. Devenue ainsi plus rentable, plus productive et plus compétitive, mais également plus souple et mieux à même de répondre aux demandes personnalisées de ses clients, Schmidt a pu multiplier par trois ses effectifs et recrute une centaine de collaborateurs chaque année.

Denis Pennel, directeur général de la « World Employment Confederation » à Bruxelles ne croit pas non plus à cette théorie en vogue d’une raréfaction inévitable du travail. Il souligne que l’automatisation transforme en profondeur les emplois et modes de production mais que la substitution des emplois par les machines a historiquement toujours été compensée par la croissance de la production et l’invention de nouveaux biens et services.

Si l’on observe, depuis le début de la révolution industrielle, l’évolution des conséquences de la mécanisation, puis de l’automatisation sur les gains de productivité, on constate que ces derniers ont surtout réduit le temps de travail, qui ne représente plus que 10 % de la vie d’un travailleur aujourd’hui, contre plus de 40 % à la veille de la première guerre mondiale. En revanche, la prodigieuse évolution technologique qui va de la machine à vapeur de Watt à l’Internet et aux robots n’a pas empêché un accroissement considérable du nombre d’emplois et une augmentation tout aussi impressionnante de la population active.

Il est intéressant de souligner également que, selon l’OCDE, le ratio PIB par heure travaillée n’a progressé en moyenne annuelle que de seulement 1 % aux Etats-Unis sur les dix dernières années (2004-2014), contre 2,7 % sur la période 1997-2004. La tendance est similaire en Allemagne (0,8 % contre 1,5 %), en France (0,7 % contre 2 %), au Royaume-Uni (0,4 % contre 2,4 %) et au Japon (0,8 % contre 1,9 %).

Toutefois ces gains de productivité moyenne annuelle pourraient sensiblement augmenter, selon le dernier rapport de l’Institut McKinsey, récemment publié. Cette étude estime en effet que robots et automatisation pourraient améliorer considérablement la performance des entreprises et augmenter la productivité à l'échelle mondiale, qui passerait de 1 % à 1,4 % par an d’ici 20 ans (Voir Mc Kinsey & Company). Globalement, ce rapport estime à 49 % la part des activités entièrement automatisables d’ici 2050 mais considère que seuls 5 % des métiers pourront être entièrement automatisés au cours du prochain quart de siècle. L’impact socio-économique de ce processus d’automatisation du travail devrait cependant être à terme considérable et pourrait concerner 54 millions d'équivalents temps plein dans les cinq plus grandes économies européennes : France, Allemagne, Italie, Espagne, et Royaume-Uni. Mais, dans le même temps, les nouvelles technologies numériques vont créer une multitude d’activités et d’emplois nouveaux, en décuplant les possibilités d’offre économique totalement personnalisée.

Contrairement à beaucoup d’idées reçues, les pays qui comptent actuellement le plus fort taux de robotisation par habitant sont aussi ceux qui connaissent le niveau de chômage le plus faible. C’est notamment le cas en Allemagne, en Suisse, en Suède, au Danemark, au Japon et en Corée du Sud. Cette apparente contradiction s’explique en grande partie par le fait que ces pays consacrent des moyens très importants pour dispenser à leurs habitants le meilleur niveau d’éducation et de formation professionnelle possible. Ces états ont également fait le choix de mettre en œuvre des politiques ambitieuses de recherche et d’innovation, y compris dans le temps long de la recherche fondamentale, celle qui n’est pas immédiatement rentable mais finit par provoquer des ruptures technologiques majeures. Enfin, et ce point essentiel est curieusement peu évoqué, ces pays sont également ceux qui proposent à leurs habitants les meilleurs couvertures d’accès à l’Internet à très haut débit, fixe et mobile.

Ce ne sont donc pas les robots, l’intelligence artificielle et les outils numériques qui, intrinsèquement, détruisent des emplois et conduisent à une raréfaction du travail. Mais il est vrai que ces conséquences sociales et humaines très négatives peuvent survenir quand les bouleversements technologiques affectent très rapidement des sociétés qui ne sont pas préparées à les recevoir et n’ont pas anticipé ces ruptures en actionnant simultanément quatre leviers puissants et indissociables : une éducation de très haut niveau pour tous, une offre riche et adaptée de formation professionnelle individualisée tout au long de la vie, un effort suffisant d’innovation et de recherche fondamentale à long terme et enfin un accès pour tous à l’Internet à très haut débit.

Je suis persuadé que si nous nous donnons les moyens de construire ce cadre gagnant, nous cesserons de voir les révolutions technologiques actuelles comme des mouvements déstabilisateurs que nous devons subir et redouter, en espérant que nous garderons la tête hors de l’eau, et nous verrons au contraire tout l’immense potentiel d’épanouissement individuel et de production de richesse collective que constituent ces sauts technologiques, en termes de création d’activités nouvelles et d’emplois à la fois plus nombreux, plus riches et plus variés que ceux du passé.

René TRÉGOUËT

Sénateur honoraire

Fondateur du Groupe de Prospective du Sénat

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