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Edito : Electronique du futur : la loi de Moore a encore de beaux jours devant elle…

Le transistor bipolaire (contraction de transfer resistor, ou résistance de transfert) a été inventé en décembre 1947 par les Américains John Bardeen, William Shockley et Walter Brattain, tous chercheurs des Laboratoires Bell. Ils recevront pour cette invention le prix Nobel de physique en 1954. Herbert Mataré et Heinrich Welker, deux physiciens allemands, ont aussi développé parallèlement et indépendamment le "transistor français" en juin 1948 alors qu’ils travaillaient à la Compagnie des Freins et Signaux à Paris. Ils déposent leur première demande de brevets pour un transistor le 13 août 1948. Le 18 mai 1949, cette invention européenne est présentée par la presse au public sous le nom de "Transistron". A l’époque, la communauté scientifique considéra que le transistron était plus résistant et plus stable que son concurrent américain, le transistor. Mais, faute de volonté politique et de clairvoyance technologique, les pouvoirs publics ne prirent pas conscience de l’extrême importance de cette innovation, et le transistron français, par manque de soutien financier et industriel, ne parvint pas à s’imposer face au transistor.

Après l'invention du circuit intégré en 1958, regroupant sur une petite plaque plusieurs transistors et composants, le microprocesseur est inventé en 1969, et permet d’intégrer des milliers de transistors sur un support unique, ce qui est une véritable révolution qui permet la naissance de l’informatique moderne. En 1971, Intel sort son Intel 4004, qui intègre 2 250 transistors et exécute 60 000 opérations par seconde, une performance incroyable pour l’époque. Le moins qu’on puisse dire est que, depuis ce premier microprocesseur, les progrès dans la miniaturisation et l’intégration des transistors ont été phénoménaux, puisqu’il est à présent possible d’intégrer plus de 50 milliards de transistors sur une seule puce de taille normale, et même 2 600 milliards de transistors sur la puce géante Cerebras,– 46 225 mm2 – dédiée à l’IA, présentée en avril dernier. En 50 ans, le nombre moyen de transistors intégrables sur une puce standard aura donc été multiplié par environ 20 millions, vérifiant largement la célèbre « loi de Moore », édictée en 1965 (et corrigée en 1975 par son auteur) par Gordon Moore, co-fondateur d’Intel, qui prévoit que le nombre de transistors implantables sur un microprocesseur double tous les deux ans…

En mai 2020, le laboratoire des dispositifs nanoélectroniques (Nanolab) de l’EPFL, le professeur Adrian Ionescu et son équipe, ont mis au point une technologie à base de semi-conducteurs bidimensionnels 2D dont l’efficacité énergétique s’approche de celle du cerveau humain. Ces chercheurs ont développé un nouveau transistor qui se compose d’une jonction de couches atomiques de sélénure de tungstène et de séléniure d’étain qui sont des matériaux semi-conducteurs. A partir de ce transistor unique, les chercheurs du Nanolab ont aussi conçu une autre structure hybride à transport électronique dual, susceptible d’améliorer considérablement les performances des composants électroniques (Voir Nature).

Pour parvenir à dépasser une limite fondamentale de l’électronique, ces chercheurs ont littéralement réinventé le transistor. Un transistor conventionnel consomme de l’énergie pour s’allumer ou s’éteindre. Mais cette équipe est la première à être parvenue à réduire la consommation de ce type de composant 2D/2D, pour passer d’un état à l’autre, surmontant ainsi un obstacle majeur. . « C’est la première fois que l’on descend au-dessous de ce seuil fondamental tout en obtenant plus de performance à une basse tension, contrairement à un transistor classique conçu dans le même matériau semi-conducteur 2D », indique le professeur Luisier (ETH de Zurich).

Grâce à cette rupture technique, la consommation d’énergie de ce transistor se rapproche de celle de nos neurones, dont l’efficience énergétique n’est plus à démontrer. « Nos neurones fonctionnent avec une tension électrique de 100 millivolts, soit dix fois moins qu’une pile usuelle. Notre technologie humaine utilise moins de 300 millivolts. Elle se montre donc dix fois plus efficace qu’un transistor classique », ajoute Adrian Ionescu, l’un des chercheurs de cette équipe.

En septembre 2020, des chercheurs de l’institut de physique appliquée de l’Université de Dresde ont développé des transistors verticaux dotés de deux électrodes de contrôle indépendantes, ce qui représente également une grande avancée en électronique organique et flexible. Jusqu’à présent, les transistors organiques horizontaux à couche mince ne pouvaient pas être utilisés pour des fréquences élevées, en raison du comportement particulier des électrons dans les semi-conducteurs. Pour contourner ce problème, les scientifiques de l’Université de Dresde ont réussi à mettre au point un transistor organique vertical à couche mince, constitué de deux électrodes de contrôles de commande indépendantes. Ce nouveau composant possède une structure en sandwich, associant quatre électrodes parallèles séparées par des couches d’un semi-conducteur organique, le fullerène (C60). Cette innovation fait d’une pierre deux coups : elle autorise une vitesse de commutation de l’ordre de quelques nano-secondes, et elle ouvre la voie vers la production de circuits logiques complexes. Il s’agit donc là d’une étape-clé vers la réalisation de circuits électroniques imprimables rapides et performants, s’affranchissant totalement du silicium.

En octobre dernier, une équipe de recherche internationale dirigée par Skoltech et IBM a créé un commutateur optique particulièrement sobre en énergie, destiné à se substituer à terme aux transistors électroniques dans les futurs ordinateurs optiques, utilisant des photons plutôt que des électrons. Ce commutateur n’a pas besoin d’être refroidi et fonctionne à la vitesse étourdissante de 1 000 milliards d’opérations par seconde, une fréquence cent fois plus rapide que les transistors les plus performants du marché (Voir Nature). « Ce qui rend le nouvel appareil si économe en énergie, c’est qu’il ne prend que quelques photons pour changer », précise le responsable de ces recherches, le Docteur Anton Zasedatelev.

En novembre dernier, des chercheurs suisses de l’EPFL (Lausanne) ont annoncé la mise au point d’une nouvelle technologie révolutionnaire, qui va permettre la production d’appareils à la fois plus compacts, plus puissants et plus sobres en énergie. Cette avancée combine de manière ingénieuse deux fonctions sur la même puce – la mémoire et les opérations logiques, dépassant ainsi l’architecture des ordinateurs dite "Von Neumann" (l’un des pères de l’informatique), qui sépare les composants dédiés aux processeurs et ceux dédiés à la mémoire. Cette configuration historique nécessite un transfert permanent de données entre ces deux types de composants, ce qui entraîne intrinsèquement des pertes de temps et d’énergie (Voir Nature). Pour réussir ce tour de force, les chercheurs ont en recours à un MoS2, un semi-conducteur, dont la structure moléculaire se compose d’une couche ne comptant que quelques atomes.

Cette puce utilise des transistors «à grille flottante», conçus pour stocker une charge électrique pendant des périodes très longues, et largement utilisés dans les mémoires-flash pour le stockage numérique. En utilisant les étonnantes propriétés électriques du MoS2, notamment l’extrême sensibilité aux charges stockées dans la grille flottante, ces chercheurs ont pu concevoir des composants hybrides, pouvant à la fois fonctionner comme mémoires et comme transistors. Cette nouvelle technologie permet de réduire sensiblement les pertes d’énergie liées aux échanges incessants d’informations entre la mémoire vive et le processeur, mais aussi le temps de calcul et, in fine, le volume global des appareils numériques.

En mai 2021, IBM, qui revient très fortement dans cette compétition mondiale, a annoncé la mise au point d’un processeur gravé en 2 nanomètres (deux milliardièmes de mètres). Cette puce, pas plus grande qu’un ongle, intègre 50 milliards de transistors. Elle serait deux fois plus puissante que les meilleures puces actuelles, pour une consommation d'énergie réduite des trois quarts. Selon IBM, ce nouveau processeur va permettre de conférer une semaine d’autonomie à nos smartphones.

Alors qu’IBM faisait son annonce, une autre équipe, réunissant TSMC, le MIT et l’université taïwanaise NTU, annonçait avoir développé des circuits électroniques à base de matériaux bidimensionnels, permettant d’atteindre des finesses de gravure inédites. Dans nos appareils électroniques actuels, les puces reposent sur un empilement de couches de silicium organisées de manière tridimensionnelle. Mais ces chercheurs se sont tournés vers des matériaux bidimensionnels, et notamment le graphène, une forme atomique particulière de carbone. Ils ont réussi à implanter, sur des feuilles comportant une seul couche d’atomes de graphène, des transistors en deux dimensions avec une électrode constituée de bismuth semi-métallique.

En décembre dernier, à l’occasion de la 67e édition de l'IDEM, (International Electron Devices Meeting), Intel a présenté plusieurs avancées techniques, notamment dans le domaine de l'empilement des transistors. Marko Radosavljevic, responsable de la recherche d’Intel a notamment révélé plusieurs avancées techniques importantes dans l’agencement des transistors, ouvrant la voie vers leur intégration encore plus poussée. Intel a d’abord présenté le "Foveros Direct", qui exploite des connexions dites "cuivre-à-cuivre" de 10 microns seulement, permettant d’accroître de manière considérable la densité de ces interconnexions. Intel a également révélé l'Hybrid Bonding Interconnect, ou HBI, qui va être mis en œuvre dans le cadre de prochains procédés de gravure du fondeur. Reste qu'Intel – comme Samsung et TSMC, compte remplacer les transistors dits FinFET (field-effect transistor ou transistor à effet de champ à ailettes) par les GAA FET (gate-all-around). Ce nouveau type de transistor est conçu de manière à ce que sa grille permette la mise en place de plusieurs canaux, de tous les côtés, d’où l’appellation de "gate-all-around". L'objectif est là encore, toujours le même : concevoir et fabriquer à l’échelle industrielle des transistors encore plus petits, plus stables, et plus économes en énergie.

Quelques jours après Intel, se sont IBM et Samsung Electronics qui ont présenté leurs propres recherches pour prolonger la loi de Moore. Ils ont annoncé avoir conjointement développé un nouveau transistor à structure verticale, qui devrait consommer huit fois moins d’énergie, à performances équivalentes par rapport aux transistors le plus avancé sur le marché. On voit que les géants de l’électronique rivalisent d’imagination pour poursuivre cette descente de l’électronique vers l’infiniment petit. Et, si l’on en croit les spécialistes, la marge de progression en la matière est loin d’être épuisée, en jouant simultanément sur trois leviers d’action : le changement de matériaux, la miniaturisation des procédés de gravure, et la conception du transistor. Si les technologies de gravure se rapprochent des limites physiques, les industriels ont encore un vaste champ d’action du côté de la structure du transistor, et des matériaux semi-conducteurs à la base des composants électroniques.

Le nouveau type de transistor à structure verticale ou VTFET, développé par IBM et Samsung, permettra d’intégrer 100 milliards de transistors sur une surface qui accueille aujourd'hui 10 milliards de FinFET. Grâce à l’ensemble de ces avancées, l'industrie des semi-conducteurs pourra surmonter les défis qui l’attendent en matières de performances, de consommation d’énergie et d’applications nouvelles, IA, internet des objets, voiture autonome, chiffrement de données...

Reste que, demain, l’informatique et le secteur numérique auront également besoin de mémoires encore plus performantes et miniaturisées, pour pouvoir tirer pleinement partie de ces nouvelles puces surpuissantes. Et dans ce domaine, une équipe internationale de chimistes a réussi à stocker l'information binaire à l'échelle de molécules individuelles appelées "molécules-aimants". Toutefois, pour pouvoir envisager une production industrielle de ce nouveau type de mémoires, il est capital que les molécules utilisées puissent conserver l’information, sans subir l’influence de celle stockée par les molécules voisines, un redoutable défi qui suppose une maîtrise parfaite, au niveau atomique, de leur organisation au sein du matériau. Une étape majeure vers cet objectif vient d’être franchie par des scientifiques du Centre de recherche Paul Pascal (CNRS / Université de Bordeaux) et de l'Université de Canterbury en Nouvelle-Zélande, qui montrent comment des caténanes magnétiques, structures mécaniquement imbriquées, permettent cette organisation de molécules-aimants au sein d'édifices complexes tridimensionnels (Voir Wiley).

Ces recherches ont montré qu’en utilisant ces molécules-aimants, il était possible, en utilisant un champ magnétique, de définir deux états distincts, mais également de passer, de manière réversible, d’un état à l’autre, ce qui ouvre la voie vers un nouveau type de mémoire à magnétisme moléculaire, pouvant stocker de grandes quantités d’informations. L’ensemble de ces récentes avancées technologiques, qui peuvent être combinées, devrait permettre de garder valide, pendant au moins une décennie la fameuse Loi de Moore, édictée de manière visionnaire, il y a presque 60 ans.

Enjeu technologique majeur, la conception et la production de puces électroniques est également devenue un enjeu industriel, économique et politique capital, surtout dans la perspective de la sortie de la pandémie de Covid et du fulgurant progrès de l’Internet des objets, de l’Intelligence artificielle, des véhicules autonomes, et des dispositifs numériques portables de télésanté et de téléassistance, qui nécessitent des puces plus puissantes, plus petites et plus sobres. Le cabinet d’analystes IC Insights vient d’ailleurs de confirmer le dynamisme de ce secteur, dont le marché a augmenté de 25 % en 2021, et qui vient de franchir la barre symbolique des 600 milliards de dollars (526 milliards d’euros). Et IC Insights souligne que ce secteur des puces pourrait atteindre un chiffre d’affaires record de 680,6 milliards de dollars en 2022 (597 milliards d’euros). Cette étude révèle également que la croissance des ventes devrait atteindre 11 % en cette nouvelle année contre 25 % en 2021. Pour faire face à la pénurie mondiale, les géants du secteur ont porté leurs investissements à 152 milliards de dollars l’année dernière et, selon les analystes, cette pénurie de composants devrait être résorbée en 2023.

TSMC, le leader mondial des semi-conducteurs, vient d’annoncer des revenus en hausse de 18,5 % sur l’année 2021 pour atteindre 57 milliards de dollars. Le géant taiwanais a l’intention de conforter sa position dominante sur ce marché en pleine croissance et compte réaliser 44 milliards de dollars d’investissement pour la seule année 2022, à la fois pour accroître sa capacité de production de 50 % et continuer à développer de nouvelles technologies. Le Cabinet IDC prévoit, pour sa part, que les ventes cumulées de processeurs et de composants pour les smartphones 5G devraient croître respectivement de 17 % et 32 % par an au cours des cinq prochaines années, et pourraient atteindre 231 milliards de dollars, pour la période 2021-2025.

Face à ce nouveau défi industriel, technologique et politique (car la maîtrise des puces de prochaine génération est aussi en enjeu de souveraineté et d’indépendance), l’Europe tente de s’organiser. La présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, lors de son discours sur l’état de l’Union le 15 septembre 2021, a annoncé le plan "European Chips Act". Il devrait se traduire par un investissement des états-membres et industriels de plus de 40 milliards d’euros sur dix ans, dans ce domaine des composants électroniques du futur. Mais, sans en contester le bien-fondé, on peut toutefois s’interroger sur l’efficacité réelle d’un tel plan, quand on constate que cet investissement européen, sur une décennie, sera globalement inférieur à celui consenti sur la seule année 2022, par le leader mondial du secteur, le Taiwanais TSMC…

Nous devons bien comprendre qu’il est inutile que l’Europe cherche à affirmer ses compétences dans le domaine stratégique de l’Intelligence artificielle, qui est en train de bouleverser les technologies numériques, si, dans le même temps, elle se montre incapable de concevoir et de fabriquer sur son territoire les puces de prochaine génération que j’ai évoquées ci-dessus, qui descendront à un niveau de miniaturisation atomique, et permettront d’exploiter pleinement ces nouveaux logiciels d’IA, qui nécessitent une énorme puissance de calcul. L’Europe doit absolument se donner les moyens d’agir, de manière simultanée, et coordonnée, sur ces deux fronts technologiques essentiels, complémentaires et indissociables, si elle veut encore exister demain, comme puissance économique, mais aussi politique et militaire…

René TRÉGOUËT

Sénateur honoraire

Fondateur du Groupe de Prospective du Sénat

e-mail : tregouet@gmail.com

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