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Edito : Le cinéma et les jeux vidéo vont fusionner dans une fascinante mais dangereuse réalité virtuelle

En équilibre sur le toit d'un train lancé à toute allure dans les rues de la ville, Spiderman repousse les attaques du savant fou qui essaie de le tuer avec des tentacules robotisés, tout en sauvant les passagers du train. Dans cette scène époustouflante de réalisme, le méchant Docteur Octopus et Spiderman ont des expressions très convaincantes. Pourtant, grâce à un montage astucieux, les spectateurs ne soupçonnent pas une seconde que les visages et les silhouettes des deux protagonistes qui apparaissent sur l'écran ne sont pas réels. Il s'agit en effet d'images de synthèse créées par ordinateur dans les bureaux de Sony Pictures Imageworks, à Culver City, en Californie. “Désormais, nous pouvons tout faire sur ordinateur, vraiment tout. Les bris de verre, les buildings, les rails et les gens”, explique Mark Sagar, responsable de l'infographie sur Spiderman 2 et spécialiste des visages humains chez Imageworks. Mais la véritable prouesse, ce sont surtout les visages en images de synthèse.

Il y a encore quelques années, insérer des images de vrais acteurs dans une scène réalisée en images de synthèse nécessitait une prise de vues avec de vraies caméras, des effets spéciaux complexes et tout un savoir-faire artisanal pour faire coïncider les images de synthèse et celles du film. La possibilité de recréer absolument tout par ordinateur, même les visages humains, élargit à l'infini les possibilités de créations. Créer des visages au rendu proche d'une photographie - qui fassent illusion sur des images statiques ou sur grand écran - est l'un des derniers grands défis de l'infographie et il est en passe d'être gagné. Il y a peu, les visages de synthèse ne trompaient personne quand on les regardait de près car nous sommes extraordinairement pointilleux en matière de visage humain.

Mais les progrès réalisés dans le rendu du grain de la peau et dans l'éclairage des scènes numériques, grâce à une analyse minutieuse de séquences tournées par de vrais acteurs, permettent désormais à des artistes et à des programmeurs de contrôler la texture et les mouvements de chaque minuscule morceau de surface dans un visage virtuel. Spiderman 2 n'est qu'un exemple parmi d'autres de la volonté de Hollywood de tirer parti des dernières recherches en effets spéciaux pour créer de meilleurs acteurs virtuels : de la multitude d'agents Smith dans les Matrix en passant par Gollum dans la série du Seigneur des Anneaux. Mais l'intérêt de ces acteurs virtuels n'est pas de remplacer les vrais : c'est plutôt de permettre d'emmener les spectateurs là où aucun acteur réel ou aucune caméra ne pourrait aller.

Mieux, on peut vieillir ou rajeunir les acteurs grâce au numérique sans leur faire passer des heures au maquillage. Les stars de cinéma disparues pourraient même être ressuscitées grâce au numérique. Mais bien au-delà de l'univers cinématographique, ces prouesses techniques pourraient repousser encore plus loin les frontières du graphisme sur ordinateur. Tout est envisageable : simulations d'opérations chirurgicales des plus réalistes pour les étudiants, votre double virtuel pour les mails et les chats sur Internet et, bientôt, des personnages bien plus convaincants dans les jeux et les films interactifs. Ce même outil de simulation graphique, que les réalisateurs de films commencent à maîtriser, pourra également être appliqué à l'autre énorme marché pour les visages en images de synthèse : celui des jeux vidéo. Les jeux actuels ont beau nous présenter des créatures et des décors à couper le souffle, les personnages humains laissent encore à désirer en termes de réalisme. Il est tout simplement beaucoup trop compliqué de programmer tous les angles de vue et les expressions dont un personnage pourrait avoir besoin au cours d'un jeu interactif à multiples niveaux.

Mais au train où évoluent les logiciels de réalité virtuelle et les capacités de calcul de nos ordinateurs, les experts sont convaincus que, d'ici cinq ans, un hybride à mi-chemin entre un jeu et un film pourrait permettre aux spectateurs-joueurs de concevoir et de mettre en scène leurs propres films et même d'y figurer. Il vous suffirait de faire le casting en scannant des photos de vraies personnes - vous et vos amis, par exemple - et de lancer le logiciel qui en créerait des modèles en 3D. Ensuite, en temps réel, vous pourrez mettre en scène le film via un joystick ou un clavier - et décider de tout : faire virevolter la caméra autour des différents personnages ou faire courir le personnage principal dans une certaine direction. On voit bien que ces fantastiques progrès de la réalité virtuelle, associés à la généralisation de l'internet à très haut débit, vont transformer la nature même des loisirs, distractions et programmes vidéo et TV, ainsi bien entendu que l'ensemble de l'industrie du cinéma et du jeu vidéo.

En 2001, le marché mondial des jeux en ligne a atteint 16,5 milliards de dollars, devançant les 16 milliards de revenus du cinéma. Quant au marché mondial global des jeux vidéo, il dépasse à présent les 50 milliards de dollars par an, dont plus de la moitié représente des dépenses immatérielles. Au cours de ces dernières années la convergence entre cinéma et jeux vidéo n'a fait que s'accélérer avec un double mouvement de jeux vidéo dérivés de films à succès mais aussi de films dérivés de jeux vidéo populaires. Dans quelques courtes années, cinéma et jeux vidéo fusionneront sur l'internet à très large bande et chacun pourra alors évoluer dans les mondes virtuels qu'il aura imaginer et conçu en fonction de ses centres d'intérêts, de ses passions et de sa sensibilité.

Le plus extraordinaire est que ces mondes deviendront si riches et complexes qu'ils finiront par évoluer selon leurs propres règles et par échapper à leurs créateurs, un peu à la manière de la vie qui, à partir de contraintes physico-chimiques strictes, n'a cessé d'innover et d'inventer pour s'adapter à l'évolution de son environnement. A cet égard, les travaux de Stephen Wolfram sur les automates cellulaires remettent en cause le dogme de la prévisibilité informatique et montrent qu'un processus itératif simple, reposant sur quelques règles élémentaires, peut aboutir à faire évoluer un système de manière extrêmement complexe et quasiment imprévisible.

Mais si ces univers virtuels autotéliques constitueront de prodigieux outils d'innovation, de créativité et d'épanouissement personnel, ils deviendront également les drogues et les paradis artificiels les plus puissants et les plus dangereux que l'homme ait conçu, comme je l'écrivais déjà dans notre lettre n°71, le 11-11-99, "Les mondes virtuels seront la drogue du 21e siècle". (lettre 71->http://tregouet.org/lettre/1999/Lettre71-Au.html]). Seulement 5 ans après avoir écrit ce texte, la réalité est en passe de rejoindre la fiction et la réalité virtuelle est en train d'envahir notre vie personnelle et professionnelle.

Déjà, dans certains jeux, les frontières entre monde réel et virtuel s'estompent, ce qui ne va pas sans conséquences inattendues : ainsi des étudiants de l'Institut fédéral de technologie de Zurich ont utilisé des ordinateurs de poche pour repérer une bombe imaginaire placée dans leur campus. Le jeu a mal tourné quand ils ont enfermé d'autres joueurs qui tentaient d'entraver leur progression. Steffen Walz, qui a conçu le jeu en question, est conscient du risque posé par trop de réalisme. "Je pense que les gens vont finir par jouer à des jeux sans plus savoir s'ils font partie du jeu ou non," dit-il. "Il faut réfléchir à des moyens d'empêcher cela". Un des grands défis de civilisation auquel nous allons être confrontés va donc être de fournir à tous, les outils cognitifs, pédagogiques et éthiques qui permettront à l'homme de distinguer monde réel et monde virtuel et d'utiliser cette nouvelle dimension virtuelle dans une finalité d'épanouissement personnel, intellectuel et culturel et non dans une mortelle spirale d'asservissement et d'avilissement qui le conduirait à perdre sa dignité et sa liberté.

René Trégouët

Sénateur honoraire

Fondateur du Groupe de Prospective du Sénat

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