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Edito : Neutralité du Net : un principe universel que nous devons défendre

L’événement est passé relativement inaperçu dans les médias mais risque pourtant d’avoir des effets considérables sur l’avenir de l’Internet au niveau mondial : le régulateur américain des Télécoms, la FCC, a voté le 14 décembre dernier l'abrogation du principe dit de "neutralité du Net", ce qui autorise désormais les fournisseurs d'accès à Internet à opérer une distinction dans le traitement et l’acheminement des différents contenus auxquels ils donnent accès. Pour justifier cette décision qui constitue un revirement complet par rapport à la position prise en 2015 par cette même FCC, Ajit Pai, le président de la Commission, souligne que « Cela ne va pas mettre fin à l’Internet tel que nous le connaissons. Cela ne va pas tuer la démocratie, ni étouffer la liberté d’expression en ligne ».

Rappelons que la FCC avait pourtant pris clairement position, lors de sa décision du 26 février 2015, pour le maintien de ce principe fondamental de neutralité du Net, et avait adopté un nouveau cadre réglementaire visant à assurer un Internet, fixe ou mobile, "libre, ouvert et rapide". La FCC avait, à cette occasion, par la voix de son ancien Président Tom Wheeler, précisé « Qu’Internet est le vecteur ultime de la liberté d'expression et c’est un outil tout simplement trop important pour permettre aux fournisseurs d'accès à Internet d'être ceux qui fixent les règles ».

De manière très politique, la FCC avait considéré en 2015 que l’Internet américain devait être considéré comme un « bien public » au même titre que le réseau téléphonique. Concrètement, cela signifiait qu’il était possible d’interdire aux fournisseurs d'accès à Internet de bloquer arbitrairement des contenus légaux, de ralentir ou d'accélérer les flux de données sans justification ou encore d’établir une hiérarchie de priorités pour certains contenus dont le tarif d’acheminement sur le Net serait majoré.

Le principe de neutralité, théorisé en 2003 par le juriste américain Tim Wu sous le nom de "network neutrality", repose sur le fait que la vitesse des flux de données sur le Net ne puisse pas être modifiée par les opérateurs télécoms. Concrètement, il faut en effet savoir que l'accès à un site Internet repose sur l’acheminement jusqu’à l’utilisateur final, via des réseaux physiques (câble, fibre optique) ou sans fils (satellite, réseaux 4 G, liaison radio, Wi-Fi, WiMax…) par des opérateurs, comme ATT, Verizon ou NTT, au niveau international, ou Orange, Bouygues ou SFR en France, de "paquets" de données numériques. La neutralité du Net consiste à garantir que tous ces paquets circulent à la même vitesse, quelle que soit leur nature (texte, images, vidéo), sans que l'opérateur concerné puisse refuser ou ralentir volontairement certains types de données ou, au contraire, en favoriser d'autres.

Jusqu’à ce changement à 180 degrés de position de la FCC, le 14 décembre dernier, les fournisseurs d'accès à Internet ne pouvaient pas décider librement de favoriser, pour des raisons strictement commerciales, certains flux par rapport à d'autres et ne pouvaient pas non plus bloquer des contenus légaux. Cette décision, avait été vivement contestée par les fournisseurs d'accès Internet (FAI) et opérateurs de télécoms, comme Verizon, Comcast, At&T ou Time Warner. En revanche, cette position de la FCC avait reçu le soutien des gros producteurs de contenus, comme Netflix, Google ou Twitter, ainsi que de la plupart des acteurs de l’économie numérique, très attachés au maintien d’un cadre concurrentiel équitable, qui ne favorise pas de manière excessive les groupes de sociétés déjà fortement implantées sur les marchés de l’économie numérique.

Il faut cependant souligner que la fin de ce principe de neutralité du net aux États-Unis n’est pas une surprise pour les observateurs attentifs de l’économie numérique. Le nouveau président de la FCC, nommé par Donald Trump, était en effet notoirement hostile à ce principe et souhaitait y mettre un terme. C’est à présent chose faite, pour la plus grande satisfaction des opérateurs des télécoms, qui font valoir que pour pouvoir investir dans l’amélioration et la modernisation des réseaux et infrastructures, et répondre ainsi à l’explosion de la demande des usages sur Internet, il n’y a pas d’autres solutions que de faire payer davantage certains utilisateurs pour qu’ils puissent disposer de services d’une meilleure qualité, c’est-à-dire d’un débit plus rapide pour leurs données.

Mais les partisans de ce principe de neutralité du net contestent vivement cet argument et mettent en avant les menaces que fait peser sur la liberté d’expression, l’arrivée d’un Internet à plusieurs vitesses qui risque de renforcer considérablement les pouvoirs des opérateurs et fournisseurs d’accès, en leur offrant notamment la possibilité de contrôler et de filtrer les contenus accessibles aux internautes. Ces mêmes défenseurs du principe de neutralité soulignent également les conséquences dommageables de cette décision pour les internautes américains, qu'il s’agisse de particuliers, d’institutions, de collectivités publiques ou d’entreprises. Le risque est grand, selon eux, que s’instaure rapidement un Internet à plusieurs vitesses avec, d’un côté, des entreprises qui ont les moyens de payer plus cher pour pouvoir transmettre leurs contenus plus rapidement sur le Net et, de l’autre côté, d’autres acteurs économiques plus modestes ou des associations et institutions qui se retrouveront, de fait, reléguées sur un Internet basique, moins rapide et de moindre qualité.

Les partisans de la neutralité du Net soulignent également que cette dérégulation risque d’avoir des conséquences très néfastes en réduisant globalement la capacité d’innovation des entreprises américaines. On peut en effet craindre que, ne pouvant plus bénéficier de ce principe de neutralité du net, tous les petits acteurs économiques, artisans, start-up ou encore travailleurs individuels, se retrouvent fortement pénalisés par rapport aux grandes sociétés qui bénéficieront d’une véritable rente de situation sur le net et d’un avantage compétitif qui sera difficile à surmonter pour leurs concurrents nouvellement arrivés sur ce marché numérique.

En Europe, cette question fondamentale de la neutralité du net fait également l’objet d’un vif débat, tant entre les acteurs économiques concernés qu'au niveau politique et démocratique. Le moins qu’on puisse dire est qu’actuellement le principe de neutralité du Net est loin de faire l’unanimité au sein de l’Union européenne. On constate par exemple que, dans certains pays comme le Portugal, certains opérateurs proposent des packs en complément de forfaits de téléphone, avec 10 gigas en plus pour avoir accès au choix à des applications de messagerie, les réseaux sociaux, ou encore la vidéo.

Le Conseil européen a cependant pris, à plusieurs reprises, position en faveur de la neutralité de l’internet (Voir Conseil européen) et a rappelé son attachement au principe de traitement non discriminatoire du trafic par les sociétés qui fournissent l'accès à Internet. Le Conseil a également souhaité que le cadre réglementaire européen interdise de bloquer ou de ralentir des contenus ou des applications spécifiques, prévoyant seulement un nombre limité d'exceptions permettant par exemple de contrer certaines attaques informatiques menées grâce à l’utilisation de logiciels malveillants. Le Conseil européen souhaite cependant, pour les services autres que la fourniture d'accès à Internet, que puissent être autorisés des niveaux spécifiques de qualité pour certains services mais sous réserve d’une garantie suffisante d’un service universel de qualité pour l’Internet global.

Finalement, l’ensemble de ces principes, y compris la neutralité du Net, ont été intégrés par une Directive européenne, adoptée en octobre 2015, dans le cadre du « paquet » télécommunications, et entrée en vigueur en mai 2016 dans les états-membres de l’Union. Cette Directive repose sur deux grands principes : les fournisseurs d’accès à Internet (FAI) ne peuvent pas (sauf dans un nombre de situations limitées et précisées de manière exhaustive) discriminer les contenus transmis sur le réseau et les internautes peuvent consulter et diffuser librement les contenus de leurs choix.

Le nouveau cadre réglementaire européen a toutefois prévu des exceptions : les FAI peuvent exceptionnellement bloquer des contenus pour contrer une attaque informatique, faire face à un encombrement exceptionnel de leurs réseaux, ou répondre à des demandes émanant du pouvoir judiciaire. Les FAI peuvent également proposer des services plus performants que leur offre de base, tant que celle-ci n'est pas dégradée. Certains services comme la télévision par Internet, peuvent également bénéficier, sous certaines conditions, d’une priorité d’acheminement sur l’Internet européen.

La France a inscrit ce principe de neutralité dans la loi du 7 octobre 2016 pour une « République numérique » et l'Arcep (autorité de régulation des communications électroniques et des postes) a rendu un premier diagnostic de la neutralité du net en France le 30 mai 2017. Selon cette autorité, ce cadre réglementaire européen est globalement respecté. C’est pourquoi, dans un souci pédagogique, l’ARCEP préfère pour l’instant ne pas sanctionner directement les manquements à la neutralité, mais échanger avec les opérateurs pour les inciter à respecter cette neutralité.

Il reste que ce débat entre partisans et adversaires de la neutralité du net pourrait bien devenir rapidement obsolète, compte tenu des évolutions et ruptures technologiques en cours qui vont favoriser l’apparition d’une multitude de nouveaux usages et de nouveaux services et vont sans doute relativiser d’ici quelques années la portée de ce principe de neutralité du net. Mais l’avenir n’est pas écrit : il est loin d’être exclu, qu’à la suite de cette décision américaine, les pressions industrielles, économiques et politiques en Europe soient de plus en plus fortes pour essayer de remettre en cause, partiellement ou totalement, ce principe tout à fait fondamental de neutralité du net.

Cette question décisive pour l’avenir de l’économie et de la société numérique commence heureusement à faire l’objet d’un large débat démocratique, tant dans l’opinion publique qu’au sein des responsables politiques. Xavier Paluszkiewicz, député de Meurthe-et-Moselle, vient ainsi d’adresser au secrétaire d’État responsable des questions numériques une question écrite dans laquelle il lui demande quelles sont les « mesures complémentaires » que la France et l’Europe peuvent adopter « pour assurer la pérennité » de la neutralité du net.

Ce parlementaire souligne notamment la persistance de pratiques clairement contraires à ce principe de neutralité du net, comme celle du « zero rating », qui consiste à ne pas facturer l’usage de certains services alors même qu’ils sont utilisés à travers le forfait du client. En matière de téléphonie mobile par exemple, il existe des forfaits qui incluent Facebook et YouTube mais pas Twitter et Dailymotion. Dans ces formules, les plates-formes incluses peuvent être consultées sans limite alors que celles qui en sont exclues consomment l’enveloppe mensuelle de données. Il n’est pas besoin d’être un grand économiste pour comprendre qu’une telle pratique entraîne une distorsion importante de concurrence, car elle donne évidemment l’avantage aux services en place au détriment des nouveaux arrivants sur le marché.

Cette question écrite de Xavier Paluszkiewicz s’inscrit dans le prolongement des travaux du groupe de travail sur la démocratie numérique, regroupant à l’Assemblée nationale des membres de toutes les sensibilités politiques. Ce groupe a formulé il y a quelques semaines plusieurs propositions très intéressantes, parmi lesquelles figure l’inscription dans la Constitution du principe de neutralité du net et son corolaire, le libre accès à l’Internet (Voir Rapport Assemblée nationale).

On mesure mieux l’extraordinaire importance de cet enjeu lié au principe de neutralité du net quand on sait que le nombre total d’internautes s’approche des quatre milliards et devrait dépasser cette année la barre symbolique des 50 % de la population mondiale. En outre, au-delà de cet aspect quantitatif, l’Internet tel que nous le connaissons depuis plus d’un quart de siècle va radicalement changer de nature au cours des 10 prochaines années, en développant simultanément deux nouvelles dimensions qui vont en démultiplier la puissance, le Web 3.0 et le Web 4.0, et vont transformer la toile en moteur de la production et de l’innovation dans l’ensemble des activités économiques sociales, politiques et culturelles qui structurent nos sociétés.

En effet, à l’Internet des objets connectés, qui commence déjà à devenir réalité (Web 3.0), va se superposer l’Internet de l’intelligence collective symbiotique (Web 4.0) dans lequel vont échanger et collaborer des milliards d’êtres humains et autant de systèmes d’intelligence artificielle de plus en plus polyvalents et dotés de capacités d’auto apprentissage.

C’est pourquoi nous devons veiller avec la plus grande vigilance à ce que la puissance quasi démiurgique de cet Internet cognitif et ubiquitaire, véritable cerveau planétaire, qui émergera vers 2030, ne soit pas confisquée par les gouvernements et les grands groupes économiques et financiers et reste également accessible, d’une part, aux myriades d’artisans et de travailleurs et d’innovateurs individuels qui font la richesse et la diversité de notre tissu économique et, d’autre part, aux simples citoyens, aux multiples collectivités et à tous les acteurs de l’économie associative, sociale et non marchande qui sont les clés de voûte de notre démocratie.

M’étant battu pendant plusieurs décennies, en tant qu’élu local et parlementaire, pour la défense et la reconnaissance pleine et entière du principe de service universel des télécommunications et de libre accès au savoir numérique, j’appelle de mes vœux un grand débat démocratique qui puisse venir renforcer et enrichir, tant au niveau national qu’européen, ce principe si essentiel pour notre avenir de neutralité du net.

René TRÉGOUËT

Sénateur honoraire

Fondateur du Groupe de Prospective du Sénat

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