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Edito : L'homme peut-il créer des intelligences artificielles qui le dépassent ?

La publication quasi simultanée début Novembre de mon éditorial intitulé "Les Mondes Virtuels: La drogue du XXIe siècle (cf éditorial de la lettre 71 Flash -www.tregouet.org/Lettre/Lettre71-Au.html) et d'une interview de Monsieur Hugo de Garis, Chercheur en intelligence artificielle exerçant au Japon, dans le Monde daté du 9/11/99, dont le titre était : "Le XXIe siècle sera dominé par des machines massivement intelligentes" (Le Monde du 9-11-99 http://archives.lemonde.fr/) où se trouve cette interview - Le Monde daté du 9/11) a provoqué un flux de réactions de très nombreux abonnés et lecteurs comme jamais je n'en avais connues depuis la création d'@RT Flash. Je terminais mon éditorial du 9 Novembre en disant "s'il en était ainsi, les mondes virtuels deviendraient la drogue du XXIe siècle et il serait à craindre que les êtres humains soient de plus en plus nombreux à s'y réfugier et ne veuillent plus en sortir pour subir la rudesse et l'injustice de notre monde... réel ". Semaine après semaine, le but poursuivi par @RT Flash, et plus spécialement par l'éditorial, est d'éclairer le chemin devant nous et le plus loin possible. Je ne voudrais pas que mes propos soient dominés par le fatalisme " technologique " car, tout au contraire, je suis convaincu que l'Homme saura, comme il a toujours su le faire dans le passé, dominer son Futur. Pour ne pas arriver à la terrible conclusion à laquelle parvient Mr Hugo de Garis qui oppose les " cosmistes " et les " terrans " jusqu'à ce que les uns détruisent les autres, je voudrais vous apporter ce jour un message plus "humaniste" qui vous permettra, par ce nouvel éclairage, de donner plus de relief à ce débat naissant qui, inévitablement, va prendre de plus en plus d'importance dans les années qui viennent. Il est vrai que certains chercheurs dans le domaine des sciences cognitives et de l'informatique sont persuadés que nous allons voir apparaître d'ici quelques décennies les premières "intelligences artificielles" produites par l'homme et capables de rivaliser avec lui dans l'ensemble des domaines cognitifs et spirituels. Parmi ces scientifiques, certains vont même jusqu'à imaginer l'apparition, avant la fin du XXIe siècle, d'intelligences artificielles capables de s'autoreproduire et s'affranchissant de leurs créateurs humains ! Il y a encore vingt ans, une telle perspective vertigineuse relevait de la pure science fiction. Celle-ci ne s'est d'ailleurs pas privée d'exploiter avec plus ou moins de bonheur ce fascinant scénario. A cet égard, la magistrale tétralogie de Dan Simmons, "Hyperion" restera longtemps une référence. Dans cette fresque monumentale qui commence au XXVIIIe siècle, l'espèce humaine est menacée d'asservissement par le "technocentre", une entité omnisciente composée d'intelligences artificielles qui contrôlent les lois de l'espace-temps. Pourtant cette question de l'intelligence artificielle, vieille de plus d'un demi siècle, continue de diviser la communauté scientifique et nombreux sont les chercheurs qui font remarquer que les ordinateurs, même s'ils parviennent à imiter de mieux en mieux nos comportements humains, ne peuvent en aucun cas être qualifiés "d'intelligents" au sens très humain que nous donnons à ce terme. Mais d'autres chercheurs, tout aussi convaincants, affirment au contraire que l'augmentation continue de la puissance et de la rapidité de nos ordinateurs, conjuguée à des programmes d'autoapprentissage de plus en plus sophistiqués, finira par provoquer un saut qualitatif qui débouchera sur l'apparition d'intelligences artificielles ayant conscience de leur propre existence. Alan Turing, l'un des pères fondateurs de l'informatique, avait imaginé un fameux test destiné à permettre de déterminer si une machine pouvait être qualifiée ou non d'intelligente. Il s'agissait d'engager une conversation avec un interlocuteur invisible, sans savoir si ce dernier était un être humain ou une machine. Le jour, disait Turing, où il deviendra impossible pour l'être humain de savoir s'il a eu une conversation avec un autre être humain ou avec une machine, les machines pourront alors être qualifiées d'intelligentes. Le test peut paraître trivial, mais il est en fait très subtil car il fait bien davantage qu'évaluer la capacité de réponse cohérente de la machine. En effet, dans une conversation, les mots employés, l'intonation de la voix, la gestuelle, et même les silences ont un sens souvent plus importants que celui du discours stricto sensu. En outre, chaque être humain sait bien que l'on peut dire à l'autre une chose, tout en lui signifiant clairement que l'on veut en fait lui dire exactement le contraire. Enfin, le sens d'une conversation et l'impact du discours sur les interlocuteurs sont évidemment étroitement liés au degré d'affectivité qui les unit. On peut bien sûr imaginer un ordinateur d'une incroyable puissance et doté d'un programme si sophistiqué et d'une mémoire si complète qu'il puisse faire illusion dans une conversation normale. Il n'en demeure pas moins vrai qu'il existe deux raisons fondamentales pour lesquelles une telle machine ne pourrait pas être qualifiée d'intelligente ou d'humaine. Ces raisons sont, d'une part, l'absence de sensibilité et de matérialité corporelles, d'autre part, l'absence d'intentionnalité et du niveau de conscience réflexive qui en découle. Nous avons trop longtemps oublié ou nié le fait que nous ne sommes pas de purs esprits et que notre cerveau est indissociable de notre corps. Quand nous pensons, y compris dans les domaines les plus abstraits, une dimension physique et affective largement inconsciente joue un rôle déterminant dans notre réflexion. C'est ce que le neurophysiologiste Antonio Damasio (auteur du remarquable essai "l'erreur de Descartes") appelle "l'inscription corporelle de l'esprit". L'autre différence fondamentale, ontologique, qui nous sépare de la machine, est ce que le philosophe John Searle appelle l'intentionnalité. Notre conscience réflexive nous permet en effet de penser notre pensée et d'assigner un sens, une finalité, à nos discours et à nos actes. Par essence un ordinateur, quelle que soit sa rapidité, sa puissance, la qualité de ses programmes, reste dépourvu, jusqu'à preuve du contraire, de ces deux dimensions essentielles, sensibilité et intentionnalité, qui sont les conditions nécessaires, mais malheureusement pas toujours suffisantes, à l'expression de notre humanité. Tant qu'il ne ressentira ni émotion ni conscience de sa propre finitude et sera incapable corrélativement de construire sa propre finalité existentielle, l'ordinateur restera une machine, indispensable certes, et parfois même attachante, mais inhumaine. Mais n'est-il pas finalement très humain que nous rêvions de disposer de machines créées à notre image, dotées de nos qualités et de nos défauts, et capables de comprendre nos états d'âme ?

René TREGOUET

Sénateur du Rhône

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