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Edito : la puissance se déconnecte du nombre

Depuis l'origine de l'humanité, la puissance a constamment été liée au nombre. A l'époque où tout pouvoir s'appuyait sur la violence, selon la définition d'Alvin Toffler, c'était le nombre de ses soldats (Staline aurait dit le nombre de ses divisions) qui permettait de définir le rang d'une nation dans sa sphère d'influence. Bien que le pouvoir par la violence soit encore bien loin, malheureusement, d'avoir disparu de notre Planète en cette fin de second millénaire, le pouvoir par l'argent s'est peu à peu imposé pour aider à définir ce qu'est un pays " civilisé ". Ce type de pouvoir est beaucoup plus subtil puisqu'il permet de récompenser tout en gardant le droit de punir et il n'a plus comme finalité unique de détruire comme le fait la violence. Cette destruction inexorable de celui qu'on veut dominer fait du pouvoir primaire qu'est la violence un état qui, heureusement, régresse partout où l'information et le savoir progressent. Mais ne nous leurrons pas, comme pour la violence, les limites du pouvoir par l'argent, c'est le nombre. Par définition, l'argent est un produit fini. Il ne peut pas être multiplié à l'infini : il perdrait alors toute puissance. Le marché, qui a été si brillamment théorisé en 1776 par Adam Smith, (1723-1790) et qui est l'outil fondamental du pouvoir par l'argent repose sur le nombre de producteurs et de consommateurs et sur l'importance des capitaux mis en jeu. Nous entrons dans une ère où le savoir devrait l'emporter assez rapidement, il faut l'espérer, sur la violence et même faire reculer à terme le pouvoir par l'argent, surtout là où il est injustement détenu et opprime. Or, ce qui est intellectuellement décapant avec le pouvoir par le savoir, c'est qu'il n'est plus lié au nombre : par définition, il n'a pas de limite. Un savant qui, hier, transmettait son savoir à quelques dizaines d'élèves dans un amphi va pouvoir, de façon instantanée, dans quelques courtes années, grâce aux nouvelles technologies, multiplier par mille, ou même par un million si cela était utile, sa puissance de transmission du savoir sans que lui-même en soit appauvri. Les entreprises du futur sur lesquelles semble s'appuyer (mais n'est-ce pas un leurre ?) la " nouvelle économie " sont-elles aussi en train de se déconnecter du nombre. Elles n'ont plus besoin d'agents de production, ni même de matière pour réaliser leur chiffre d'affaires. Vous pourriez me rétorquer que les sociétés de services que nous connaissons depuis longtemps répondent déjà à cette définition des entreprises du futur. Il n'en est rien car elles aussi sont toujours liées au nombre. Ainsi, quand une société de services informatiques reçoit la commande d'un intranet à réaliser pour l'un de ses clients, par exemple, elle doit mobiliser, pour répondre à ce marché, des concepteurs, des ingénieurs de développement, des designers, etc : certes, ce ne sont plus des bras ou de la matière qui sont mobilisés mais c'est de l'intelligence spécifique qui est mise en oeuvre. Par contre, quand la société Microsoft (qui est en cette fin de siècle la société phare de ces sociétés du futur) reçoit de la société Dell (par exemple) la commande d'un million d'exemplaires de son O.S. vedette : Windows 98, elle n'aura pas une once de main-d'oeuvre ou de matière à mobiliser pour livrer cette commande. Des robots enregistrent automatiquement cette commande, incrémentent les numéros d'authentification des produits livrés, établissent la facture et envoient sur les réseaux les logiciels, sans qu'il y ait eu (théoriquement) la moindre mobilisation humaine. Cette déconnexion totale de la puissance et du nombre dans cette " nouvelle économie " déforme actuellement notre vision du futur car elle nous fait perdre tous les repères que nous avions acquis depuis des millénaires. Il n'est pas choquant que les entreprises qui s'appuient sur cette " nouvelle économie " gagnent beaucoup d'argent puisque la règle qu'il leur faut appliquer est de ne faire payer à leur client que des coûts marginaux par rapport au prix qu'il aurait dû payer s'il avait voulu seul s'approprier ce produit. Ce qui est plus choquant et qui pourrait même devenir dangereux pour le maintien du lien social, c'est que ce soit encore les lois du marché, qui ont été définies pour des sociétés dont la puissance s'établit sur le nombre, qui continuent à régir la répartition des richesses produites par ces sociétés du futur.

René TREGOUET

Sénateur du Rhône

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