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Edito : Une nouvelle aventure scientifique est en train de naître : l’informatique quantique moléculaire

Bien conscients des immenses enjeux scientifiques, industriels et financiers, IBM, Amazon, Google, et tous les géants du numérique, se sont lancés à corps perdu dans une course technologique effrénée pour être le premier à mettre au point et à commercialiser le premier ordinateur quantique « universel », c’est-à-dire une machine réellement polyvalente, capable de réaliser n’importe quel type de calcul, dans n’importe quel domaine, et pas seulement d’effectuer certaines opérations mathématiques dans des champs précis d’application. IBM, qui a déjà développé une machine de 65 qbits, travaille sur un prototype de 125 qbits, qui devrait être présenté avant la fin de l’année, et prévoit la réalisation d’une machine de 433 qbits en 2022 et de 1000 qbits pour 2023. Le géant du commerce en ligne Amazon, après avoir lancé fin 2019 un service d'informatique quantique baptisé Amazon Braket (destiné aux développeurs d'entreprises cherchant à tester leurs algorithmes sur des calculateurs quantiques), a décidé de se lancer dans la conception de son propre ordinateur quantique, en partenariat avec les meilleurs centres de recherche publics et privés américains. Enfin Google, après avoir annoncé un peu prématurément qu’il était parvenu à la suprématie quantique, vient de dévoiler une feuille de route plus qu’ambitieuse, puisqu’il vise la réalisation d’une machine quantique à un million de qbits pour 2029, alors que les ordinateurs quantiques actuels ont toutes les peines du monde à dépasser (en conservant des performances acceptables de stabilité et de correction d’erreurs) les 100 bits.

En début d’année, le Président de la République a annoncé une enveloppe globale (crédits publics et privés) d’1,8 milliard sur 5 ans (dont un milliard venant de l’Etat), pour développer les différentes étapes allant jusqu’à la conception de l’ordinateur quantique universel, ce qui devrait placer notre pays au 3eme rang mondial de cette compétition scientifique majeure, derrière la Chine et les Etats-Unis.

Sur le plan scientifique, on a longtemps cru que la physique et ses étranges propriétés ne s’appliquaient qu’au niveau des particules et des atomes, mais n’étaient plus valables au niveau moléculaire, en raison du phénomène de décohérence, qui se traduit par une brusque perte des propriétés quantiques d’un système physique, lorsque celui-ci se trouve déstabilisé par des interactions avec son environnement. Mais depuis quelques années, les frontières et les limites d’application de la physique quantique se sont brouillées car plusieurs expérimentations ont pu montrer que, placées dans des conditions adéquates, certaines molécules pouvaient, elles aussi, acquérir des propriétés quantiques remarquables, ce qui ouvre une nouvelle voie vers le calcul quantique moléculaire.

La réalisation d’ordinateurs quantiques moléculaires est l’un des objectifs du programme de recherche européen Flagship Technologies Quantiques. Dans ce cadre, des chercheurs des Instituts de Science des Matériaux et de Nanosciences d’Aragon en Espagne et de l’Institut des NanoSciences de Paris (Sorbonne Université), ont développé les moyens d’introduire des bits quantiques basés sur le spin de molécules magnétiques directement sur la surface de dispositifs. Ils ont en effet réussi à synthétiser une nouvelle molécule à base d’ions nickel (Ni) spécialement conçue pour être insensible au bruit magnétique, molécule qui pourrait ainsi entrer dans les processeurs quantiques moléculaires des ordinateurs de demain.

Fin 2016, une équipe germano-américaine dirigée par Chin-wen Chou (Institut de Technologie de Californie), et Christoph Kurz (Institut Boulder de Technologie), a réussi l’exploit de contrôler les propriétés quantiques d’une molécule tout entière (Voir Nature). Pour y parvenir, les chercheurs ont piégé deux atomes de calcium chargés (ions calcium Ca+) dans une cavité optique de quelques microns de diamètre, placée dans une chambre à vide. En injectant de l'hydrogène gazeux dans cette enceinte, ils ont fait réagir ces deux atomes avec l'hydrogène présent, de manière à former une molécule CaH+ (ion moléculaire). Confinés dans la cavité optique, l'atome et la molécule ont interagi entre eux un  peu comme le feraient deux boules reliées par un ressort : leurs charges identiques créent un effet répulsif alors que le confinement les attirent l'une vers l'autre. Mais tout l’intérêt de cette expérience réside dans le fait que la molécule acquiert une propriété quantique que ne possède pas l'atome : l'atome H, lié à cette molécule, vibre de manière aléatoire dans toutes les directions : c’est la rotation quantique de la molécule. Ce phénomène modifie constamment la force de répulsion entre Ca+ et CaH+, ce qui crée des oscillations aléatoires entre cet atome et cette molécule. Mais en visant cet atome à l’aide d’un laser, ces chercheurs sont parvenus à ralentir ces oscillations. Puis à moduler ces dernières, de façon à contraindre la molécule à adopter un mode de rotation déterminé.

Fin 2019, des physiciens de l'Université de Vienne, en Autriche, ont observé le phénomène d'intrication quantique pour des molécules massives contenant 2000 atomes. « Nos résultats montrent un excellent accord avec la théorie quantique et ne peuvent pas être expliqués de manière classique » ont déclaré les chercheurs (Voir Science alert). Une autre équipe de l’Université de Vienne a montré en 2020 que, contre toute attente, on observait des franges d’interférences montrant un comportement ondulatoire quantique sur des molécules de gramicidine, un antibiotique naturel composé de 15 acides aminés (Voir Nature communications).

A l’Institut de chimie moléculaire et des matériaux d’Orsay (ICMMO, dans l'Essonne) du CNRS, l’équipe de recherche de Talal Mallah travaille à la conception de molécules pouvant faire partie d’un processeur quantique moléculaire. (Voir Chemical Science). Ces chercheurs ont réussi à synthétiser une nouvelle molécule, à base d’ions nickel, à la fois insensible aux interférences magnétiques et manipulable à distance. Pour réaliser cette prouesse, ils ont eu l’idée de remplacer les qubits moléculaires habituellement utilisés, qui possèdent un spin demi-entier, très sensible à l’environnement magnétique, par ces molécules d’ions nickel, de spin entier, qui présentent l’avantage de ne pas être magnétiques, ce qui les rend insensibles aux bruits magnétiques environnants. En manipulant ces molécules grâce à des micro-ondes, ces chercheurs ont pu gagner un temps précieux de cohérence, et atteindre les 100 millisecondes, une durée suffisante, en théorie, pour réaliser des calculs quantiques.

Mais pour pouvoir obtenir un ordinateur quantique moléculaire opérationnel, ces scientifiques ne peuvent pas utiliser un cristal moléculaire ordinaire, composé de molécules identiques et sensibles aux mêmes fréquences. Ils ont donc décidé d’utiliser une nouvelle molécule particulière contenant au moins deux atomes de nickel sensibles à des fréquences différentes, ce qui devrait leur permettre de manipuler chaque qubit sur une fréquence différente et donc de réaliser des opérations informatiques. Cette molécule est un cristal bi-nickel qui possède toutes les propriétés nécessaires pour réaliser des calculs quantiques.

Il y a quelques semaines, une autre équipe internationale de l'Institut de technologie de Karlsruhe (KIT, Allemagne), du Centre européen des sciences quantiques de Strasbourg (CESQ) et du CNRS à Chimie ParisTech (Paris, France) a annoncé qu’elle avait conçu une nouvelle molécule à base de terres rares qui contient des spins nucléaires pouvant constituer des qubits manipulables par la lumière. Cette molécule appartient à la famille des polymères et ne contient que deux composantes : il s’agit d’une chimère  d'europium trivalent (qui accepte trois liaisons chimiques). Ces scientifiques ont pu montrer qu’il était possible d’orienter le spin nucléaire par un faisceau lumineux dans cette molécule contenant de l'europium. Cette avancée ouvre la voie vers des systèmes informatiques quantiques basés sur des molécules à base de terres rares (Voir Nature communications).

Il y a quelques semaines, des chercheurs américains dirigés par Cheng Chin, professeur de physique à l’Université de Chicago, ont également réussi un véritable exploit : rassembler des milliers de molécules différentes en un seul et même état quantique, particulièrement difficile à obtenir et à stabiliser, appelé « Condensat de Bose-Einstein » (Voir Eurekalert). Comme l’explique Cheng Chin : « Les atomes sont de simples objets sphériques, alors que les molécules peuvent vibrer, tourner, et se comporter comme de minuscules aimants. Parce que les molécules peuvent faire tant de choses différentes, cela les rend plus utiles, et en même temps beaucoup plus difficiles à contrôler ».

Pour parvenir à produire ce condensat, ces chercheurs ont dû refroidir ce système moléculaire à une température de 10 nanokelvins, proche du zéro absolu. Ils ont ensuite maintenu ces molécules dans le vide, à plat, pour limiter leurs possibilités de déplacement. Au final, ces molécules, ainsi piégées et figées, ont basculé dans un état quantique unique, comme si elles étaient toutes parfaitement identiques (même orientation, même fréquence de vibration). Cet exploit scientifique et technologique devrait permettre, à terme, de contrôler de vastes ensembles de particules. « Dans le monde quantique, toutes les molécules agissent ensemble, dans un comportement collectif. Cela ouvre une toute nouvelle voie pour explorer comment les molécules peuvent toutes réagir ensemble pour devenir un nouveau type de molécule », explique Cheng Chin.

Parmi les nombreux champs d’applications du calcul quantique, il en est un qui devrait être révolutionné par l’arrivée de cette nouvelle technologie : la modélisation du cerveau humain. Actuellement, l'étude des réseaux de neurones du cerveau bute en effet sur l’absence de cartographie complète et fine de l’ensemble de notre cerveau humain. Pourtant, si l’on pouvait comprendre comment nos différents types de cellules nerveuses interagissent entre elles, il serait sans doute possible de réaliser des avancées décisives, non seulement sur la connaissance des mécanismes cognitifs fondamentaux, mais également sur les causes complexes qui provoquent les graves pathologies neurodégénératives et troubles du cerveau (Alzheimer, épilepsie, Parkinson, sclérose en plaques, maladie de Charcot, troubles psychiatriques) qui affectent à présent plus d’un tiers de la population européenne.

C'est pour cette raison que les chercheurs de Google AI, la division de Google dédiée à l'intelligence artificielle, et le Lichtman Lab de l'Université d'Harvard, spécialisé dans la cartographie des connexions neuronales, ont décidé de cartographier le cortex frontal (Voir Interesting Engineering).

Cette partie du cerveau, également appelée substance grise, est une structure complexe qui joue un rôle crucial dans la plupart des fonctions cognitives, telles que la pensée, la mémoire, la planification, la perception, le langage et l'attention. Elle est composée d'une centaine de type de neurones organisés en six couches. La carte 3D construite par Google AI et le Lichtman Lab est le plus grand échantillon de tissu cérébral imagé et reconstruit à ce niveau de finesse (4 nanomètres par tranches), toute espèce confondue, selon ces chercheurs.

Pour l’instant ces chercheurs n'ont cartographié qu'une minuscule partie du cortex cérébral. A terme, ces scientifiques voudraient cartographier l’ensemble du cerveau humain en haute résolution. Mais, pour réaliser une telle entreprise, deux défis majeurs doivent être surmontés : d’une part le stockage d’une quantité phénoménale de données (sans doute plus de cent exaoctets), d’autre part il faudra disposer d’une puissance de calcul qui permette de traiter en un temps raisonnable cet océan d’informations. Et c’est là qu’intervient le calcul quantique qui devrait offrir suffisamment de puissance et de rapidité pour reconstruire entièrement un modèle numérique très précis et fidèle du cerveau humain, ce qui permettrait d’accomplir des pas de géants dans la connaissance de notre cerveau et des nombreuses pathologies qui peuvent l’affecter et constituent à présent un sérieux défi de société, avec le vieillissement inexorable de notre population.

Ces récentes recherches montrent que l’informatique quantique moléculaire ouvre, de manière inattendue, comme cela est souvent le cas dans la recherche scientifique, une nouvelle et prometteuse voie de recherche, parallèlement aux autres approches explorées (qbits supraconducteurs, qbits sur silicium, ions piégés et photonique), vers un ordinateur quantique universel, fiable et performant. Reste que la mise au point d’un tel calculateur moléculaire doit encore franchir de nombreux obstacles, et nécessitera une étroite coopération entre les sciences de la matière (physique, chimie et matériaux) et les sciences du vivant (biologie, biochimie, génétique).

Dans ce domaine, absolument stratégique pour notre avenir, de l’informatique quantique, seule à même de résoudre des problèmes d’une complexité insoluble par les outils actuels, comme dans celui, connexe, du nanostockage massif d’informations sur ADN, on voit donc à quel point l’élaboration de nouveaux « ponts » conceptuels et théoriques entre mathématiques, physique et sciences de la vie sera décisive pour effectuer ce grand bond en avant vers le calcul quantique qui va révolutionner l’ensemble de la connaissance et des outils scientifiques avant le milieu de ce siècle et profondément bouleverser nos sociétés.

René TRÉGOUËT

Sénateur honoraire

Fondateur du Groupe de Prospective du Sénat

e-mail : tregouet@gmail.com

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