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Edito : L’agriculture biologique peut-elle nourrir toute la planète ?

Une étude scientifique remarquable publiée récemment mérite d’être méditée, tant elle vient remettre en cause nombre de certitudes et d’idées reçues sur les potentialités réelles de l’agriculture biologique au niveau mondial. Intitulée « Feuille de route pour nourrir le monde de façon durable grâce à l’agriculture biologique » (Voir Nature Communications), cette étude avance qu’il est  possible de nourrir plus de 9 milliards d’êtres humains en 2050 avec 100 % d’agriculture biologique, à deux conditions : réduire le gaspillage alimentaire et limiter la consommation de produits d’origine animale. Et ce, sans hausse de la superficie de terres agricoles et avec des émissions de gaz à effet de serre réduites. Un défi de taille, alors que le bio ne représente que 1 % de la surface agricole utile dans le monde (6 % en France).

« Un des enjeux cruciaux est aujourd’hui de trouver des solutions pour basculer dans un système alimentaire durable, sans produits chimiques dangereux pour la santé et l’environnement », avance Christian Schader, l’un des coauteurs de l’étude, chercheur à l’Institut de recherche de l’agriculture biologique, situé en Suisse. Or cette transformation inclut une réflexion sur nos habitudes alimentaires et pas seulement sur les modes de production ou sur les rendements.

L’intensification de l’agriculture, si elle a considérablement accru la quantité de nourriture disponible au cours des dernières décennies, a simultanément provoqué des conséquences environnementales négatives considérables : hausse des émissions de gaz à effet de serre, déclin de la biodiversité, pollution de l’eau et des terres. Or, selon l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), la production agricole devra encore augmenter de 50 % d’ici à 2050 pour nourrir une population mondiale revue à la hausse et qui attendra au moins 9,5 milliards d’humains en 2050.  

 En se basant sur les données de la FAO, ces chercheurs ont modélisé les surfaces agricoles qui seraient nécessaires pour obtenir le même nombre de calories (2 700 par jour et par personne) en 2050, avec différentes proportions d’agriculture biologique (0 %, 20 %, 40 %, 60 %, 80 % ou 100 %), et en tenant compte de plusieurs niveaux d’impact du changement climatique sur les rendements (nul, moyen, élevé).

Première conclusion : convertir la totalité de l’agriculture au biologique nécessiterait la mise en culture de 16 % à 33 % de terres en plus dans le monde en 2050,  contre 6 % de plus dans le scénario de référence de la FAO, reposant sur l’agriculture conventionnelle. Cela s’explique par des rendements en moyenne plus faibles dans l’agriculture biologique.   

Ce passage à une agriculture totalement écologique entraînerait une réduction des impacts environnementaux : moins de pollution due aux pesticides et aux engrais de synthèse et une demande en énergies fossiles plus faible. Quant au gain en termes d’émissions de CO2, en cas de réalisation de ce scenario vers l’agriculture « tout biologique », il serait assez modeste, de 3 à 7 % inférieures à celles du scénario de référence. 

Mais cette passionnante étude précise qu’il est possible de compenser les effets négatifs du passage à l’agriculture entièrement biologique, à condition de l’accompagner par deux changements majeurs dans le système alimentaire : réduire de moitié le gaspillage et limiter la concurrence entre la production de nourriture pour les humains et celle pour le bétail en divisant à terme par trois la consommation globale de protéines animales provenant des bovins et ovins. Un tiers des terres cultivables de la planète est en effet utilisée pour nourrir les animaux d’élevage, alors que ces céréales pourraient aller à l’alimentation humaine. S’agissant du gaspillage alimentaire, il faut rappeler qu’il est gigantesque : il attendrait 1,3 milliard de tonnes par an, soit un tiers de la production alimentaire destinée à la consommation humaine dans le monde.  

Harold Levrel, professeur à AgroParisTech et chercheur au Centre international de recherche sur l’environnement et le développement, qui n’a pas participé à l’étude, souligne le sérieux de ce travail et le réalisme des hypothèses envisagées, volontairement très prudentes. Pour cet expert reconnu, cette étude fera date car elle montre, pour la première fois, qu’il est envisageable, à certaines conditions précises, d’imaginer une transition mondiale vers des modes de production agricole biologique, plus respectueux de l’environnement et plus sobres en empreinte carbone.

Il faut par ailleurs rappeler qu’une étude prospective réalisée pour la France  par l’association Solagro, la scénario Afterres 2050, avait également montré que le passage à une agriculture biologique à 50 % pourrait satisfaire les besoins alimentaires de 72 millions de Français en 2050, sans augmenter la surface de terres cultivées et en réduisant de moitié les émissions de gaz à effet de serre et la consommation d’énergie et d’eau liées aux activités agricoles.

Mais dans ce scenario Afterres, comme dans celui de la FAO, deux ruptures majeures sont nécessaires, d’une part, une réduction drastique des pertes de production et du gâchis alimentaire, d’autre part, une inversion de la part de protéines végétales par rapport aux protéines animales dans notre régime alimentaire. L’étude souligne que nous consommons deux tiers de protéines animales pour un tiers de protéines végétales et préconise d’inverser cette proportion et de réduire de moitié notre consommation de produits animaux. 

Cette étude est d’autant plus intéressante qu’elle vient confirmer et enrichir une autre étude, publiée début 2016 et réalisée par John Reganold et Jonathan Wachter, agronomes à la Washington State University à Pullman (État de Washington). Dans cette vaste méta-analyse qui ne reprend pas moins de 70 études comparant ces vingt dernières années les agricultures biologiques et conventionnelles, les auteurs en arrivent à la conclusion que l’ensemble des techniques d’agriculture biologique pourraient prendre une place beaucoup plus importante dans la production agricole mondiale (Voir Nature Plants).

Cette étude admet que le passage à l'agriculture biologique peut provoquer des rendements inférieurs allant, selon les cultures, de 8 % à 25 %. Mais ces recherches montrent également que cet obstacle n’est pas insurmontable et qu’il est possible d’obtenir des rendements identiques, voire supérieurs à ceux de l’agriculture actuelle, en actionnant simultanément plusieurs leviers, comme le recours à la polyculture bio, une meilleure rotation des cultures, l’utilisation de semences plus adaptées au changement climatique et la réorientation vers de nouvelles variétés issues de la recherche agronomique.

On mesure mieux l’urgence de cette mutation agricole planétaire quand on sait que, d'ici à 2050, la demande alimentaire mondiale va augmenter de 50 %, à cause notamment d’une progression de 95 % des calories issues de produits animaux, selon une étude du Centre de recherche français dans le domaine de l'économie internationale (Cepii). Cette étude précise que « Si l'augmentation de la consommation de calories animales dans les pays du sud imite celle observée dans les pays du nord, qui a d'ailleurs été encouragée par les producteurs, nous aurons un gros problème ».

Quant à l’objection majeure qui consiste à affirmer que, pour répondre à la demande alimentaire de 9,5 milliards d’habitants en 2050, l’agriculture mondiale ne peut pas se convertir massivement à des productions biologiques et agroécologiques, sous peine de manquer de terres disponibles et de pratiquer une déforestation accrue, elle ne résiste pas à une analyse sérieuse, comme l’ont montré les remarquables travaux de Laurence Roudart, chercheuse reconnue au niveau international de l'Université libre de Bruxelles. 

Cette chercheuse a en effet montré, avec son équipe, qu’il y avait  suffisamment de terres cultivables non encore exploitées, à l'échelle mondiale, pour nourrir notre planète à l'horizon 2050. Pour étayer cette affirmation, elle rappelle que sur les 13,4 milliards d'hectares de terres émergées sur notre planète, au moins 2,5 milliards d’hectares sont considérés comme cultivables sans irrigation, ce qui est considérable. Et même si l'on prend en compte les infrastructures, les forêts et les zones protégées, on constate que la superficie mondiale cultivée pourrait être multipliée par 1,6, soit une extension de 970 millions d'hectares. Cette surface agricole disponible supplémentaire permettrait largement, comme le montre le scénario « Agrimonde 1 », d’assurer à chaque habitant de la planète 3 000 kilocalories par jour, dont 500 kilocalories d'origine animale et cela, même sans gain de productivité important.

Reste que cette transition vers une agriculture biologique et écologique, souhaitable à la fois sur le plan environnemental, climatique et sanitaire, devra également s’appuyer sur les avancées de la recherche agronomique et de la robotique agricole pour atteindre des rendements agricoles suffisamment élevés et stables.

A cet égard, il faut absolument cesser d’opposer, de manière manichéenne et idéologique, l’agriculture biologique et les avancées scientifiques en matière agronomique. Quatre exemples doivent être rappelés qui montrent que le recours judicieux et responsable à des organismes génétiquement modifiés, soit par transgénèse, soit par mutagénèse, peut constituer un réel progrès et ne peut être rejeté par principe, sans un examen approfondi et au cas par cas.

En juin 2012, une équipe de chercheurs de l’Académie des sciences agronomiques de Pékin, en collaboration avec un chercheur de l’Institut national de recherche agronomique (Inra), a mis en évidence l’impact positif sur la biodiversité de la culture d’un coton GM, le coton Bt. Cultivé sur plus de 4 millions d’hectares en Chine, ce coton Bt a permis de réduire de façon drastique les quantités d’insecticides employées pour venir à bout de la noctuelle (Voir Nature ).

L’étude publiée dans « Nature », à partir de données fiables recueillies entre 1990 et 2010 dans 6 provinces du nord de la Chine, montre clairement que la culture à grande échelle de ce coton génétiquement modifié a permis une diminution sensible des quantités d’insecticides utilisés et a favorisé l’augmentation des populations de trois groupes majeurs de prédateurs naturels de la noctuelle : les coccinelles, les araignées et les chrysopes. Cette étude sino-française montre également que l'adoption à grande échelle d’une culture Bt favorise indirectement l'abondance des prédateurs généralistes dans les champs de coton génétiquement modifié (grâce à un usage moins intensif d’insecticides), ce qui participe à une restauration de la biodiversité et à l’amélioration de l’écosystème.

Le deuxième exemple concerne l’arrivée en production du fameux « riz doré », un riz génétiquement modifié pour être enrichi en vitamine A. Après plus de 10 ans d’essais scientifiques rigoureux, ce Riz Doré, conçu initialement par des chercheurs de l’École Polytechnique Fédérale de Zurich en 2000 et dont les semences sont libres d'accès pour les paysans, devrait prochainement être mis sur le marché aux Philippines. Grâce à une série d’améliorations successives, ce riz doré, dans sa version actuelle, contient assez de caroténoïde pour qu’une consommation journalière d’environ 150 grammes couvre les besoins d’un enfant en vitamine A. 

L’OMS rappelle que la carence en vitamine A touche environ 19 millions de femmes enceintes et 190 millions d'enfants d'âge préscolaire, principalement en Afrique et en Asie du Sud-Est. La carence en vitamine A, ou le manque de vitamine A dans l'alimentation, est la principale cause de cécité chez les enfants, avec environ 500.000 cas rapportés chaque année dans le monde entier. En février 2017, l'Institut International de Recherche sur le Riz (IRRI) et l'Institut de Recherche sur le Riz des Philippines (PhilRice) ont déposé une demande de permis de biosécurité auprès du Ministère de l'Agriculture philippin, permettant d'utiliser directement le Riz Doré en tant qu'aliment pour l'homme et les animaux, et pour la transformation. Pourtant, en dépit de ces précautions et essais scientifiques, et malgré un appel solennel en faveur de ce riz doré de 116 Prix Nobel en 2016, peu suspects d’être vendus aux grandes multinationales, une organisation se réclamant de la protection de l’environnement continue à s’opposer par tous les moyens, y compris violents, à la culture de cette nouvelle variété de riz…

Le troisième exemple concerne l’arrivée de la mutagénèse. Cette nouvelle technique, contrairement à la transgénèse qui consiste à introduire un gène extérieur dans une semence, permet de modifier de manière bien plus précise et contrôlée les propres gènes d’une plante. En juillet 2014, des chercheurs chinois ont annoncé qu’ils étaient parvenus, en utilisant la technique d’édition génomique Talen, à obtenir la mutation simultanée de trois gènes portés par trois chromosomes des trois génomes du blé, rendant ainsi cette céréale capable de résister à l'oïdium, un pathogène fongique pouvant détruire les récoltes de blé.

Là encore, répondant à ceux qui rejettent, a priori et par principe cette nouvelle technique prometteuse, ces chercheurs soulignent que, s’ils avaient dû attendre une telle mutation par la sélection traditionnelle, comme le préconisent les opposants à cette méthode, sa probabilité était si faible (10 puissance 21) qu’il aurait fallu observer tous les plants de blé cultivés sur la planète pendant quatre millions d’années pour avoir une chance de trouver une seule plante présentant spontanément les trois bonnes versions du gène… 

Enfin, il faut évoquer le projet de « super-plante, présenté il y a quelques jours par Joanne Chory, généticienne mondialement réputée à l’Institut Salk, en Californie. Cette remarquable chercheuse, dont les travaux ont été récompensés le 3 novembre dernier par le prestigieux Breakthrough Prize 2018 catégorie "sciences de la vie", propose, en s’appuyant sur 30 années de recherche, de concevoir une nouvelle variété de plante, à partir de végétaux contenant de la subérine, une substance qui « permet à une plante d'aspirer de retenir jusqu’à vingt fois plus de CO2 dans le sol pendant des siècles ».  

La plante imaginée par Joanne Chory pourrait, si elle était cultivée sur seulement 5 % des terres arables de la planète (soit environ 700 000 km2) absorber environ la moitié des émissions mondiales de CO2 dues à l’homme. Cette plante qui pourrait aussi bien résister aux inondations qu’à la sécheresse pourrait également être enrichie en protéines et contribuer ainsi à assurer une alimentation suffisante dans de larges régions de la planète.

Ces quelques exemples montrent qu’il n’est pas possible d’écarter d’un revers de main, pour des raisons purement idéologiques, le recours à toutes les avancées agronomiques issues de la génétique. Une utilisation transparente, responsable et contrôlée de certaines de ces avancées scientifiques, après un large débat démocratique, me semble au contraire pleinement compatible avec la nécessaire transition planétaire vers une agriculture écologique et plus respectueuse de l’environnement, du climat et de la santé. 

Tant que nous considérerons qu’écologie et science sont incompatibles, voire irréconciliables, nous ferons fausse route et nous nous enfermerons dans une impasse idéologique stérile. Sortons de cette vision aussi simpliste que dangereuse d’une « bonne » nature opposée à une « mauvaise » science et rappelons-nous que, depuis la révolution néolithique, il y a 10 000 ans, l’homme n’a cessé de modifier de manière profonde et durable son environnement pour survivre et améliorer ses conditions de vie. Faisons confiance à l’imagination et à l’ingéniosité humaines et aux progrès extraordinaires de la connaissance pour aller vers un monde apaisé, qui saura réconcilier science et nature car toutes deux sont essentielles à notre survie et elles doivent s’enrichir mutuellement pour que notre Humanité puisse faire face aux nouveaux défis qu’elle doit relever et écrire une nouvelle page de son histoire.

René TRÉGOUËT

Sénateur honoraire

Fondateur du Groupe de Prospective du Sénat

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