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Edito : Comment les images changent en profondeur le fonctionnement de notre cerveau
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En 2011, une étude scientifique malheureusement peu relayée dans les medias français avait montré que chaque heure passée devant la télévision réduisait l'espérance de vie. Ces travaux tout à fait sérieux ont été publiés dans la Revue Britannique de la Médecine Sportive (BJSM) et réalisés par des chercheurs de l'Université du Queensland à Brisbane (Australie). Ces scientifiques, dirigés par Lennert Veerman, ont utilisé et analysé l'ensemble des données épidémiologiques acquises en 1999-2000 auprès d'une cohorte de 11 247 Australiens. Ils ont ainsi pu évaluer l'impact de la télévision sur l'espérance de vie de leurs concitoyens : selon ces calculs, en 2008, les 9,8 milliards d'heures de télévision consommées par les Australiens auraient réduit l'espérance de vie moyenne des hommes de 21,6 mois et celle des femmes de 18 mois. Regarder la télévision 3 heures par jour pendant vingt ans réduirait donc en moyenne l'espérance de vie d'une année !
Ces résultats implacables et très solides ne font que confirmer une autre étude publiée dans le Journal de l'Association Médicale Américaine (JAMA), réputé pour sa rigueur scientifique. Cette méta-analyse englobe les données de plusieurs cohortes suivies entre 1970 et 2011 aux Etats-Unis et elle aboutit à des conclusions très proches. Selon ces travaux, les personnes soumises à deux heures de télévision quotidienne ont un risque de développer un diabète de type 2 accru de 20 % et voient leur probabilité de souffrir d'une affection cardio-vasculaire augmentée de 15 %. Au final, la mortalité globale de ces téléspectateurs est augmentée de 13 %.
S'agissant de l'impact psychique et neurobiologique de la télévision, une étude américaine publiée en 2005 a étudié les modes de vie de 135 personnes développant une maladie d'Alzheimer et les a comparés aux habitudes d'un groupe témoin de 331 personnes exemptes de cette maladie. Les conclusions de ce travail sont pour le moins étonnantes et montrent que chaque heure passée devant la télévision augmente sensiblement le risque de développer ce type de démence.
Une autre étude publiée en 2011 par des chercheurs de l'Université de Virginie s’est focalisée sur trois groupes de 60 enfants âgés de quatre ans. Le premier groupe a regardé pendant neuf minutes un dessin animé au rythme très rapide. Le deuxième a visionné pendant la même durée un programme éducatif et enfin le troisième groupe a réalisé une activité de dessins. Tous ces enfants ont ensuite été soumis à quatre tests classiques mesurant leur capacité de concentration et leurs facultés logiques. Le résultat est sans appel : tous les enfants ayant regardé les dessins animés au rythme trépidant ont beaucoup moins bien réussi les tests que les enfants des deux autres groupes.
Ces expériences confirment les travaux d'un autre scientifique de renom, Frédéric Zimmerman, de l'Université de Californie. Celui-ci a en effet montré qu'en moyenne, chaque heure quotidienne que les enfants de moins de trois ans passent à regarder la télévision correspond à un doublement du risque de développer des problèmes d'attention cinq ans plus tard. S'appuyant sur ces différentes études, la communauté scientifique considère à présent de manière consensuelle que le fait de regarder régulièrement la télévision avant l'âge de deux ans est associé à des retards de langage, des retards cognitifs et, plus tard dans la vie, à de moins bons résultats scolaires ainsi qu'un risque accru de troubles de l'attention.
Mais la question la plus sensible de la polémique reste évidemment celle de l'impact réel sur le comportement des enfants et adolescents de la consommation précoce et importante d'images violentes, que ces images soient vues à la télévision ou sur le Net. Sur ce point, il faut rappeler que l'Académie américaine de pédiatrie considère de manière officielle qu'il est scientifiquement établi que l'exposition à des images violentes augmente sensiblement le risque de comportements agressifs de certains enfants et adolescents en les désensibilisant à la violence. En France, le neurobiologiste Michel Desmurget, directeur de recherche à l'Inserm, dénonce avec force certains discours ambigus et certaines contrevérités qui, selon lui, sont complaisamment relayés par les médias à propos de la prétendue innocuité de la consommation d'images télévisuelles par les enfants (Voir Acrimed).
Ce chercheur souligne que, contrairement au discours dominant, il existe de nombreuses études scientifiques rigoureuses montrant que les effets d'une consommation excessive d'images télévisées sur le comportement et le psychisme des enfants sont bien réels et ne dépendent pas ou peu de l'environnement socioculturel. Ce scientifique s’étonne par ailleurs du peu d’écho fait en France par les médias à certaines études scientifiques très solides réalisées aux États-Unis, telles que l’étude PISA qui avait montré, il y a quelques mois, un lien de causalité net entre le niveau de consommation numérique des enfants et adolescents (qu’il soit ou non interactif) et l’existence de difficultés scolaires et de troubles de l’attention…
Michel Desmurget, dans un ouvrage publié en 2011 et intitulé « TV Lobotomie », n’hésite pas à mettre les pieds dans le plat et, s’appuyant sur de nombreux travaux scientifiques, à prendre à rebrousse-poil l’opinion publique sur cette question toujours polémique de l’impact réel de la télévision sur les capacités cognitives, le comportement et la personnalité des enfants et adolescents. Selon lui, trois règles draconiennes doivent être respectées par les familles : pas de télé dans la chambre à coucher, aucune exposition à la télévision pendant les cinq premières années de la vie et pas plus de quatre heures par semaine de télévision pour les écoliers et adolescents…
Parmi les nombreux travaux réalisés sur l'impact de la télévision en matière de comportement, il faut absolument évoquer une étude canadienne qui continue à faire référence et s'intitule "l'impact de la télévision au sein de trois communautés" (Voir Wiley Online Library).
Ce travail, publié en 1986 sous la direction de la psychologue Tannis Macbeth Williams (Université de Vancouver) a étudié les conséquences de l'arrivée de la télévision en 1975 dans une petite vallée isolée du Canada. Ces recherches montrèrent que seulement deux ans après l'introduction de la télévision dans cette région, les agressions verbales et physiques à l'école avaient considérablement augmenté alors que le niveau de lecture avait sensiblement diminué....Cette brusque arrivée de la télévision a également réduit d'un quart la pratique sportive et sensiblement réduit la vie associative dans les communes concernées.
Depuis ces travaux, qui font toujours autorité, l'image a envahi nos sociétés et elle est aujourd'hui partout. Avec le fulgurant développement de l'Internet mobile, des smartphones et des tablettes numériques, nous sommes tous devenus à la fois producteurs, diffuseurs et consommateurs effrénés d'images de toute nature. De plus en plus de personnes sont connectées en permanence, y compris pendant le sommeil, sur l’Internet, via leur Smartphone ou leur tablette. Ces nouveaux « modes de vie numériques » ont non seulement profondément transformé notre société mais également bouleversé les comportements individuels et les relations personnelles.
Le professeur Olivier Houdé, directeur du laboratoire de psychologie, du développement et de l'éducation de l'enfant du CNRS-La Sorbonne, et auteur du livre « Apprendre à résister » s’intéresse particulièrement à la génération qui a grandi avec les jeux vidéo et les téléphones portables. Selon lui, s’il est exact que ces enfants ont acquis de nouvelles aptitudes cérébrales en termes de vitesse et d'automatismes, ces « gains » ont un prix et se font au détriment de la capacité de raisonnement et de la maîtrise de soi.
Olivier Houdé rappelle que « Le cerveau reste le même, mais ce sont les circuits utilisés qui changent ». Il souligne que, pour s’adapter aux écrans et à la société numérique, les enfants vont développer des circuits cérébraux spécifiques qui utilisent surtout une zone du cerveau, le cortex préfrontal, pour améliorer la rapidité de décision, en lien avec les émotions. Mais ce « schéma de connexions » s’établirait en réduisant une autre fonction de cette région du cerveau qui consiste à être capable de prendre du recul par rapport à ses émotions, grâce à un processus, qui commence à être élucidé, de « résistance cognitive.»
Ce chercheur pense qu’il est capital d’apprendre à nos enfants à résister à la puissance de sidération, de fascination et d’évocation des images : « Éduquer le cerveau, c'est lui apprendre à résister à sa propre déraison » souligne ce scientifique reconnu. Un avertissement qui prend une résonance toute particulière quand on connaît l’impact des images en matière de manipulation mentale et d’endoctrinement par certaines sectes ou organisations terroristes…
Pour Olivier Houdé, il ne fait pas de doute que l’immersion précoce et excessive dans des mondes virtuels d’images peut modifier, chez certains sujets, le fonctionnement cérébral, le comportement et la personnalité. Ce chercheur souligne d’ailleurs qu’il est facile de constater dans notre vie quotidienne certaines modifications comportementales frappantes qui seraient largement liées au déferlement des images : incapacité de s’inscrire dans une conversation suivie, impossibilité de rester concentré sur un document ou encore d’entretenir un échange relationnel soutenu, tendance au « zapping » permanent dans ses centres d’intérêt et ses relations personnelles…
Le philosophe Hervé Fischer considère, pour sa part, que la vulnérabilité des jeunes à la manipulation par l’Internet est liée au fait qu’ils mesurent bien souvent l’intérêt de leur existence à leur seule présence sur les réseaux sociaux: « On peut avoir le sentiment illusoire qu'on a une vie sociale parce qu'on a des centaines d'amis sur le Net, ou qu'on échange sans cesse des commentaires et des informations numériques », explique-t-il. Cette tyrannie des réseaux sociaux et cette obsession de la « célébrité numérique », illustrés par le déferlement des « selfies » en ligne, avaient été parfaitement anticipées et prévues par Andy Warhol qui avait compris, avant l’apparition du Web, que « chacun aura droit dans sa vie à son quart d’heure de gloire ».
En Grande-Bretagne, une spécialiste mondialement reconnue de la maladie d'Alzheimer, le Professeur Susan Greenfield, n’hésite pas à parler de « changement cérébral », de la même façon que l’on parle du « changement climatique ». Cette scientifique souligne le basculement existentiel qu’a provoqué la connexion permanente au Net : « c'est presque comme si un événement n'existe pas tant qu'il n'a pas été posté sur Facebook, Bebo ou YouTube », souligne-t-elle « Ajoutez à cela l'énorme quantité d'informations personnelles désormais consignées sur Internet - dates de naissance, de mariage, numéros de téléphone, de comptes bancaires, photos de vacances - et il devient difficile de repérer avec précision les limites de notre individualité » ajoute-t-elle.
Ce pouvoir d’attraction et d’addiction de l’Internet serait, selon Hervé Fischer, lié à la manière singulière dont le Web et la société de l’image ravivent, réutilisent et parfois manipulent nos grands récits mythologiques universaux, parmi lesquels on trouve le fantasme de s’immerger dans l’océan que représente l’Humanité toute entière. « Le « Je pense, donc je suis » tend à être remplacé par le « je tweete, donc j’existe » explique le philosophe.
Une récente étude de l'Académie Américaine de Pédiatrie, réalisée sur 370 familles américaines qui avaient un enfant âgé de 6 mois à 4 ans, montre qu’un tiers des bébés savent déjà utiliser le smartphone ou la tablette de leurs parents. À un an, un bébé sur sept passe au moins une heure par jour devant un écran. Et au même âge, 15 % des enfants ont déjà utilisé une appli sur smartphone, et 12 % ont déjà joué à un jeu vidéo...
Cette étude montre que, loin de participer à leur développement, les écrans ont globalement un impact néfaste sur ces enfants : agressivité, obésité, troubles du sommeil, de l'attention et du comportement, ce qui se traduit notamment par des difficultés scolaires et des problèmes sociaux et relationnels. Toujours selon ce travail, la majorité des parents interrogés (73 %) laissent leurs enfants devant un écran pendant qu'ils font le ménage et 65 % utilisent les outils multimédia pour calmer leurs enfants…
En matière de déferlement numérique, la France n’a plus grand chose à envier aux Etats-Unis, si l’on en croit une étude publié en septembre 2012 par l'Observatoire Orange-Terrafemine. Celle-ci montre que 71 % des enfants de moins de 12 ans utilisent la tablette de leurs parents. Ce nouvel usage arrive à présent devant l’utilisation de l’ordinateur familial ou du smartphone par les enfants. Pourtant, la grande majorité des pédiatres et pédopsychiatres met en avant les risques et les dangers d’une utilisation précoce et excessive des outils numériques. On sait en effet à présent qu’il est très important que les bébés et les jeunes enfants puissent apprendre à découvrir le monde et leur environnement et à construire leur représentation du réel en s’immergeant dans la « vraie » vie, en éprouvant la temporalité du monde et en tissant de nombreux liens affectifs et sociaux avec les personnes qui les entourent et qui vont leur permettre de développer leurs goûts et leur personnalité.
Que nous le voulions ou non, l’image est à présent devenue omniprésente dans notre société et dans nos vies et ce déferlement va se poursuivre avec l’arrivée prochaine des écrans, tissus et matériaux souples qui seront capables, grâce à une nano électronique intégrée, d’afficher des images à peu près partout et notamment sur nos vêtements et sur les murs, sols et plafonds de nos maisons et de nos bureaux. Il faudra également compter avec la banalisation des lunettes et dispositifs numériques portables, permettant des projections holographiques sans aucun support. Dans ce nouveau monde en gestation, les éléments de réalité et de virtualité s’entremêleront de manière inextricable et souvent indiscernable et notre esprit sera constamment soumis à cet « équivocité des signes », si bien décrite par Barthes et Deleuze.
Nous pouvons faire le choix d’apprendre à maîtriser cette évolution technologique, sociale et culturelle. Mais pour cela, nous devons d’abord admettre que ces outils numériques ont un impact polymorphe et considérable sur notre cerveau. Ils ne sont pas seulement en mesure de modifier, sans doute de manière irréversible, nos capacités et facultés cognitives, parfois pour le meilleur mais également parfois pour le pire. Ils peuvent également transformer, de manière bien plus insidieuse, nos comportements, nos états psychologiques et nos manières d’être, jusqu’à pouvoir altérer dans certains cas nos personnalités dans ce qu’elles ont de plus profondes et de plus singulières.
Il ne s’agit évidemment pas de diaboliser les outils de ces technologies ni de nier les immenses avancées qu’ils peuvent susciter et accompagner dans les domaines culturels, éducatifs et cognitifs. Mais, à la lumière des connaissances scientifiques qui se sont accumulées au cours des dernières années sur l’impact de ces outils, tant au niveau individuel que social, nous devons nous garder de tout angélisme et de toute fascination naïve et être capables de considérer ces extraordinaires technologies avec une distance critique et éthique salutaire. C’est à ce prix, et dans une coexistence intellectuellement construite avec ces extensions numériques et virtuelles toujours plus puissantes de la réalité, que nous parviendrons à sauvegarder notre relation de sensibilité directe au monde, notre unité existentielle et finalement notre Humanité.
René TRÉGOUËT
Sénateur honoraire
Fondateur du Groupe de Prospective du Sénat
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- Publié dans : Neurosciences & Sciences cognitives
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