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Edito : Microchimérisme, gènes sauteurs et virus réécrivent la théorie de l’évolution

La génétique a pris son essor dans la seconde partie du XIXe Siècle et au début du XXe avec la redécouverte des lois de l’hérédité, formulées par le moine morave Gregor Mendel en 1865. La théorie des mutations, émise en 1900 par le botaniste hollandais Hugo De Vries, faisait l'hypothèse que l'évolution, telle que Darwin l'avait magistralement décrite dans son célèbre essai de 1859, "De l'Origine des espèces", reposait sur des mutations – des variations qui se produisent par hasard, pour des raisons inconnues. Quelques années plus tard, l’embryologiste américain Thomas Morgan, un des fondateurs de la génétique, développa en 1925 la théorie chromosomique de l’hérédité : il montra chez la drosophile que les gènes – les facteurs héréditaires – sont disposés le long des chromosomes et peuvent présenter différents états, ou allèles, qui expliquent la diversité héréditaire décrite par Darwin. Le généticien Theodosius Dobzhansky, dans son célèbre ouvrage "La génétique et l’origine des espèces", vint pour sa part fonder la théorie synthétique de l'évolution et proposer que tous les phénomènes évolutifs résultent de changements dans les fréquences de gènes au sein des lignées, sous l’action de la sélection naturelle.

Mais, depuis quelques années, d’extraordinaires découvertes se sont conjuguées pour montrer que cette théorie bien huilée de l’évolution, confortée par les mutations génétiques aléatoires qui en seraient le principal moteur, allait devoir être sérieusement complétée et enrichie, même si ses fondements et notamment le principe de sélection naturelle, restaient solidement établis.

On sait depuis la fameuse une étude menée par William Chan, de l’Université de l’Alberta au Canada, en 2012, que la plupart des mères possèdent de l’ADN de leur fœtus dans le cerveau. Dans ces recherches, les scientifiques ont autopsié des femmes ayant eu un enfant mâle et ont montré que 63 pour cent d’entre elles avaient des cellules cérébrales contenant des fragments de chromosomes Y, vraisemblablement issus du fœtus. Ce phénomène, nommé microchimérisme fœtal, était déjà connu pour le sang. En 1893, un médecin légiste allemand, le Docteur Schmorl, en autopsiant des femmes enceintes mortes d’éclampsie, avait en effet identifié dans leurs poumons de grosses cellules provenant du placenta. Un peu plus tard, ces mêmes cellules sont également découvertes dans le sang de femmes enceintes en pleine santé. Il s’agit de cellules de garçon, porteuses du chromosome Y et plus facilement détectables. L’équipe du Docteur W. Chan fait l’hypothèse que le matériel génétique du fœtus a pénétré dans le cerveau maternel par le biais de modifications de la barrière hémato-encéphalique (la barrière physiologique qui sépare le sang du système nerveux central) dues à la grossesse.

Ces scientifiques soulignent que le microchimérisme peut avoir à la fois des conséquences positives, comme l’élargissement du spectre immunologique, ou encore la transmission de certains caractères non acquis par des mécanismes génétiques classiques. Pour ces chercheurs, il est clair que la découverte d’une activité microchimérique bien plus large et fréquente que prévu doit conduire à réinterpréter la théorie de l’évolution à la lumière de ces découvertes récentes qui élargissent considérablement les mécanismes de transmission des caractères, dans la mesure où un individu exposé à ce microchimérisme fœtal et maternel pourra posséder des gènes de ses ancêtres, de sa mère, de ses frères et sœurs aînés. Dans son excellent essai, "Les Cellules buissonnières", publié en septembre dernier, la journaliste scientifique Lise Barnéoud décrit le phénomène fascinant du microchimérisme, par lequel nous pouvons intégrer dans nos organismes des cellules de nos mères, de nos frères ou sœurs ou de nos enfants.

Un autre phénomène tout à fait fascinant est également venu enrichir la théorie de l’évolution : les transferts horizontaux de gènes entre espèces différentes. En 2015, une étude réalisée par des chercheurs de l'Université de Cambridge a pu répertorier les transferts horizontaux de gènes qui auraient eu lieu chez 26 espèces : 12 de drosophiles, 4 de nématodes et 10 de primates, dont l'Homme (Voir Genome Biology). Ces travaux montrent que les drosophiles et les nématodes ont continué à acquérir des gènes étrangers lors de leur évolution, tandis que les primates en ont récupérés quelques-uns de leur ancêtre commun. Certains de ces gènes acquis par transfert horizontal étaient liés aux réponses immunitaires et d'autres intervenaient dans la modification des protéines.

Autre exemple troublant de ce phénomène de transfert horizontal de gènes : certains poissons en Arctique ou Antarctique ont développé des protéines afin de pouvoir résister au froid. Mais cette même protéine a également été retrouvée chez le hareng, par quel mystère ? Grâce à l’intervention de "gènes sauteurs", répond l’équipe d’Alejandro Burga de l’Institut de biologie moléculaire de l’Académie des Sciences autrichiennes (Voir Science). En examinant l’ADN de petits vers (nématodes) d’espèces différentes, les chercheurs ont tenté de comprendre comment ces transferts horizontaux de gènes pouvaient s’effectuer. Ils ont pu montrer que les responsables de ces transferts sont une famille de gènes mobiles dans l’ADN, les transposons, que l’on retrouve aussi dans 3 % du génome humain. Ces recherches ont mis en évidence une nouvelle catégorie de très gros transposons, baptisés “Mavericks”, capables de produire des dizaines de protéines.

Autre découverte majeure, ces transposons peuvent produire une enzyme particulière – l’ADN polymérase, capable d’assembler l’ADN, et peuvent également produire des protéines capables de fabriquer, autour de l’ADN, une paroi cellulaire pouvant fusionner avec une cellule étrangère. Ces gènes, tout à fait hors norme, peuvent donc à la fois fabriquer de l’ADN, l’envelopper dans une paroi qui pourra se fixer à la cellule hôte d’une autre espèce et transférer son ADN à l’intérieur de cet hôte… Ce mécanisme assez incroyable ne se limiterait pas aux seuls nématodes étudiés et pourrait également être à l’œuvre chez beaucoup d’autres êtres vivants, plantes, poissons ou mammifères, ce qui ouvre la voie à de nouveaux traitements de certaines maladies génétiques.

Ces gènes sauteurs peuvent donc modifier en profondeur l’activité des gènes, créer de nouvelles fonctions cellulaires et assurer un transfert de gènes entre espèces. Ils confèrent une remarquable plasticité aux génomes des êtres vivants et ont probablement contribué de manière décisive à l’apparition de l’immunité acquise, et la création d’une protéine des synapses, améliorant ainsi l’efficacité et l’adaptabilité de notre cerveau.

Autre exemple incroyable de ces transferts de gènes entre espèces, celui de la protéine IRBP qui est nécessaire à la vision chez les Vertébrés. Toutefois, cette protéine n'a pas d'équivalent chez les autres animaux. Des chercheurs de l’Université de Californie ont pu montrer que le gène IRBP avait évolué à partir d'un gène bactérien acquis par transfert horizontal il y a plus de 500 millions d'années ! (Voir PNAS). Le gène impliqué dans ce mécanisme extraordinaire est nommé IRBP (pour Interphotoreceptor Retinoid-Binding Protein). Ce gène code une protéine qui permet l'absorption d’un photon par les photorécepteurs (cônes et bâtonnets). Ces recherches confirment l’importance des transferts de gène horizontaux lors de l’évolution des animaux.

En octobre 2022, dans une étude qui a fait grand bruit, des scientifiques de l'Institut Pasteur, en coopération avec l’Université McMaster et de l’Université de Chicago, ont identifié des gènes protecteurs contre la pandémie dévastatrice de peste bubonique qui a déferlé sur l’Europe, l’Asie et l’Afrique au milieu du XIVe siècle. Ces scientifiques ont aussi découvert que ces gènes, qui ont conféré une protection contre cette terrible peste noire, sont aujourd’hui associés à une susceptibilité accrue aux maladies auto-immunes. C’est ce qu’on appelle la "dette évolutive" (Voir Nature).

Les chercheurs ont analysé des échantillons d’ADN anciens, issus des restes d’individus décédés à l’époque de la terrible peste noire à Londres. D’autres échantillons ont été prélevés sur des restes humains retrouvés au Danemark. En comparant l’ADN de victimes et de survivants de la pandémie de peste noire datant de plusieurs siècles, les scientifiques ont identifié des différences génétiques expliquant la survie ou le décès des malades ainsi que l’évolution prise par notre système immunitaire. Ces travaux ont notamment permis de montrer que les personnes porteuses d’une mutation particulière du gène ERAP2 avaient 50 % de chances de survie supplémentaires. Mais, comme le souligne l’étude, « Dans le processus de l’évolution, tout a un prix, même si la facture peut vous être présentée beaucoup plus tard. C’est ce qui explique que les mêmes mutations génétiques qui ont protégé certains individus contre cette épidémie de peste augmentent à présent les risques de maladies auto-immunes chez ceux qui les portent… ».

Une récente étude réalisée par les chercheurs de l’Altos Labs du Cambridge Institute of Science révèle que d’anciens virus, vieux de centaines de millions d’années, ont également joué un rôle crucial dans notre évolution. Selon cette étude (Voir Cell), les vertébrés ont autrefois été infectés par un ancien virus qui a ensuite joué un rôle important dans l’évolution du cerveau humain. Initialement, ces chercheurs voulaient comprendre les origines de la myéline, une couche isolante de tissu adipeux qui se forme autour des nerfs et facilite la transmission des signaux électriques, permettant ainsi aux nerfs de transmettre les informations plus rapidement. Ces recherches ont montré qu’une séquence génétique extraite de rétrovirus – un type spécifique de virus qui peut insérer son matériel génétique dans le génome de l’hôte – a joué un rôle-clé dans la production de myéline en transférant aux cellules infectées d’un grand nombre d’espèces vivant à l’ère du Dévonien, y a 360 millions d’années, un code baptisé "RetroMyelin" qui s’est ensuite progressivement répandu chez les poissons et les mammifères.

Evoquons enfin une étude publiée début de l’année 2022 dans la revue Nature et réalisée par des chercheurs de l’université de Californie et de l’institut Max Planck. Ces travaux sont venus remettre en cause le dogme selon lequel les mutations se produisent essentiellement de manière aléatoire dans le génome avant d’être sélectionnées pour leur avantage compétitif (Voir Nature). En effet, ces recherches dirigées par Detlef Weige ont étudié sur le génome de l'arabette des dames (Arabidopsis thaliana), une plante qui compte 25 000 gènes, les accumulations de mutations sur plusieurs générations et ont comparé leur fréquence. Résultat : les mutations observées touchent beaucoup moins les séquences codantes que les autres séquences du génome, et encore moins celles des gènes essentiels aux fonctions de base des cellules.

À la lumière de ces travaux, il semblerait donc qu’un mécanisme subtil de protection existe pour limiter le nombre de mutations sur les séquences codant pour les fonctions les plus importantes de cette plante. Ce mécanisme permettrait de limiter les mutations qui risquent d’avoir les conséquences les plus dommageables pour la survie de cette plante. Cette surprenante découverte vient donc remettre en cause le dogme selon lequel les mutations s’effectueraient de manière aléatoire. « Nos travaux montrent que nous pouvons prédire quels gènes sont plus susceptibles de muter que d'autres, ce qui doit nous conduire à voir la théorie de l'évolution de manière nouvelle et à considérer que ce que nous appelions hasard était en fait le résultat de notre ignorance de certains mécanismes subtils qui permettent sans doute à de nombreuses espèces d’orienter leurs mutations génétiques dans un sens particulier favorable à leur survie », souligne Detlef Weigel, directeur scientifique de l’institut Max Planck.

On peut imaginer que le grand Darwin aurait été fasciné s’il avait pu connaître l’existence de ces mécanismes extraordinaires, qui semblent à l’œuvre dans l’ensemble du vivant et permettent, en utilisant, de manière large et combinée, des cellules étrangères, des gènes baladeurs et des virus, de rendre l’évolution des espèces bien plus souple, adaptable, efficace et foisonnante qu’on ne l’imaginait il y a encore quelques années. On peut d’ailleurs faire l’hypothèse que la rapidité et la capacité surprenantes d’adaptation de certaines plantes ou animaux, face au changement climatique sans précédent que nous connaissons, est sans doute en partie liée à ces mécanismes sophistiqués qui élargissent considérablement la complexité et les potentialités d’évolution du vivant…

René TRÉGOUËT

Sénateur honoraire

Fondateur du Groupe de Prospective du Sénat

e-mail : tregouet@gmail.com

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