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Edito : L’Homme de la Préhistoire et de l’Antiquité n’était pas moins intelligent que nous…

Lorsque nous nous retournons vers nos lointains ancêtres, ceux qui ont précédé Sapiens, pendant plus de deux millions années, nous imaginons souvent des êtres frustes, écrasés par la puissance de la nature et entièrement soumis aux rudesses du quotidien et à la nécessité de survie. Mais même si cette représentation comporte une part de vérité, elle est loin de rendre compte des capacités cognitives étonnantes de nos ancêtres et de la prodigieuse inventivité, conceptuelle et pratique dont ils ont su faire preuve, pour maîtriser leur environnement, le rendre plus vivable et tenter sans relâche d’améliorer leurs conditions de vie.

Pour s’en convaincre, il faut lire le très beau livre du paléoanthropologue belge Marcel Otte, qui s’intitule « Sommes-nous si différents des hommes préhistoriques ? » Pour ce scientifique mondialement connu, il ne fait pas de doute que le moteur principal de notre longue évolution réside principalement dans notre système de pensée, et dans la culture que nous produisons.

Nos très lointains ancêtres n’ont eu de cesse que de comprendre le monde dans lequel ils vivaient, de le rendre intelligible, de lui donner sens, non seulement pour toujours mieux en exploiter les ressources, mais pour le réinventer par le sacré, l’art et les productions symboliques. Ce grand scientifique a raison de dire que toute l’histoire de notre espèce est une « conquête activée par le goût de l’inconnu, de l’insaisissable. Aucune de nos actions ne peut être envisagée en dehors de ce mécanisme spirituel qui mène l'être humain de son statut de primate forestier à celui de bipède social et expansionniste ».

Dans son livre, Marcel Otte décrit magnifiquement le déroulement des manifestations de la pensée symbolique préhistorique qui ne cesse, au cours des millénaires, de s’enrichir et de se complexifier, ce qui se traduit par l’apparition des rituels d’inhumation, de gravures, de peintures, d’instruments de musique. En s’appuyant sur de nombreuses illustrations, Marcel Otte montre à quel point la puissance de l’imagination humaine s’incarne dans les innombrables réalisations et constructions réalisées par l’homme, depuis ses origines, il y a 2,4 millions d’années, avec l’apparition d’homo habilis, considéré comme le premier homme véritable, en raison notamment de la forme particulière de son crâne et sa capacité crânienne, de 600 cm3 en moyenne.

C’est peu de dire qu’au cours de ces dernières décennies, les progrès et les découvertes des paléontologues et de généticiens on totalement bouleversé les connaissances que nous avons sur nos lointains ancêtres d’avant Sapiens et, plus généralement, sur l’évolution de notre espèce. On sait par exemple, depuis 2015, grâce à une découverte, faite à proximité du lac Turkana au Kenya, que les premiers outils de pierre taillée ne datent pas de 2,5 millions d’années, comme cela était admis, mais de 3,3 millions d’années, ce qui signifie qu’ils ont été inventés avant l’apparition des premiers représentants du genre Homo, sans doute par des Australopithèques…

Une autre découverte incroyable a été réalisée en 2001 par une équipe associant des chercheurs américains canadiens et britanniques, sur le site de Chesowanja, au Kenya : il s’agit des foyers avec bûches consumées. Les silex taillés qui avaient servi à les allumer se trouvaient à proximité de marmites de terre cuite qui contenaient des reliefs de repas. Selon ces scientifiques, ces foyers dateraient de 1,4 million d’années, ce qui recule d’un million d’années l’invention du feu, qui serait, elle aussi, le fait de nos lointains ancêtres Australopithèques.

On sait également à présent que notre ancêtre Néandertal, qui est apparu il y a 400 000 ans et qui a disparu il y a 30 000 ans, avait déjà une vie sociale, culturelle et artistique complexe, et qu’il y avait entre lui et son cousin Sapiens plutôt une différence de degré que de nature. Il fabriquait des armes très sophistiquées, des parures et des bijoux, à l’aide de coquillages et d’ossements, et il enterrait ses morts, contrairement à ce qu’on a longtemps cru. « Les hommes de Néandertal possédaient la même capacité symbolique, imaginative et créative que l’Homme moderne », selon João Zilhão, de l’Université de Barcelone. La découverte de sépultures néandertaliennes renfermant des offrandes et présentant un véritable traitement des squelettes, évoquant la tenue de rituels funéraires, a également bouleversé notre vision de l’Homme de Néandertal. Selon Antoine Balzeau, « cette relation métaphysique avec la mort montre qu’ils possédaient une capacité de réflexion et d’abstraction poussée », précise ce scientifique.

Les premières représentations artistiques et les manifestations spirituelles sont également plus anciennes qu’on le pensait jusqu’à présent : il y a quelques semaines, une équipe australo-indonésienne a découvert en Indonésie, dans l’archipel des Célèbes, des peintures rupestres datant d’au moins 45 500 ans, ce qui en fait les plus anciennes traces d’art pariétal du monde (Voir Science Advances).

Une équipe de préhistoriens dirigée par Francesco d’Errico, du CNRS, vient également de confirmer l’origine humaine de croisillons dessinés à l’ocre sur un éclat de pierre taillée découvert en 2001 dans la grotte de Blombos, en Afrique du Sud. Ce fragment de 4 centimètres de long provient d’une strate datant de 73 000 ans, et ces croisillons, dessinés sur un éclat de pierre taillée à l’aide d’une pointe d’ocre, montrent que l'homme, bien avant les premières peintures rupestres, traçait  des signes et réalisait des motifs géométriques qui avaient sans doute pour lui une valeur symbolique forte...

Une autre équipe de l’Institut Max-Planck d’anthropologie évolutionniste à Leipzig, vient de montrer que des perles en coquillages, retrouvées en Espagne, dans la grotte de Los Aviones, près de Carthagène, sont vieilles de 115 000 ans. Elles ont donc 40 000 ans de plus que les plus vieux coquillages percés connus à ce jour, qui avaient été trouvés en Afrique du sud. Ces perles espagnoles n’ont donc pu être fabriquées que par des néandertaliens, qui seuls peuplaient l'Europe à l'époque.

En 2015, une autre découverte effectuée par des scientifiques de l’Université de Bordeaux en France, et de la Faculté d’archéologie de l’Université de Leyde aux Pays-Bas, a montré que le premier dessin connu de l’Humanité aurait été réalisé dans le calcaire d’un coquillage, il y a près de 500 000 ans, c’est-à-dire 400 000 ans plus tôt que les premiers motifs connus, faits par la main d’un homme (Voir Nature). Cette découverte est, elle aussi, considérable, car, comme le soulignent les chercheurs, « La production de gravures géométriques est généralement interprétée comme l’apparition d’un comportement et d’une cognition modernes ». Ce qui veut dire, là encore, que cette rupture cognitive fondamentale a eu lieu bien avant l’apparition des premiers Sapiens, il y a 300 000 ans…

Il semblerait aussi, selon une récente étude réalisée par le Docteur Miki Ben-Dor et le Professeur Ran Barkai du Département d'Archéologie de l'Université de Tel Aviv, qu’il existe un lien puissant entre l'évolution des capacités cognitives de notre espèce et l'extinction des animaux de grande taille. Selon ces travaux, il y a 2.6 millions d'années, à l'arrivée des premiers humains, le poids moyen des mammifères terrestres était proche des 500 kg. Mais entre le Pléistocène - époque géologique qui précède l'Holocène, période géologique actuelle - et l'arrivée de l'agriculture - il y a 11 000 ans, le poids moyen des animaux a chuté de 90 %.

Confronté à cette transition majeure, nos ancêtres ont dû s’adapter pour survivre : ils ont été contraints de chasser des proies beaucoup plus petites, mais plus mobiles et plus difficiles à atteindre. Pour parvenir à relever ce défi vital, les hommes de l’époque ont dû développer de nouveaux liens sociaux, élaborer de nouvelles stratégies de chasse, bien plus élaborées et concevoir de nouvelles armes, bien plus perfectionnées, ce qui aurait contribué de manière décisive à augmenter leurs capacités cognitives. S’agissant des nouvelles armes, on sait que l’invention de l’arc remonte à au moins 12 000 ans. Une autre arme redoutable, le propulseur, construit en bois de renne os ou ivoire, remonterait au minimum à 20 000 ans (époque solutréenne), et elle semble s’être rapidement diffusée et a été largement utilisée par les chasseurs du paléolithique.

Plus près de nous, après les ruptures majeures que constituent l’invention de l’agriculture, la sédentarisation, les premières citées urbaines et l’invention de l’écriture, la vision que nous avons des compétences techniques des hommes de l’Antiquité a également été complètement bouleversée depuis quelques années. De récentes recherches ont par exemple montré que des automates perfectionnés ont été conçus et réalisés pendant une période comprise entre le IIIe siècle avant J.-C. et le 1er siècle après J.-C. Il nous reste de cette époque des traités techniques écrits par Philon de Byzance (250 avant J.-C.) et Héron d’Alexandrie (1er siècle après J.-C.).

Grâce à ces précieux documents, nous savons qu’Héron d’Alexandrie avait réussi à fabriquer un extraordinaire automate anthropomorphe, ayant l'apparence d'une servante qui tient une cruche dans sa main droite. Lorsque le visiteur posait une coupe dans sa main gauche, cet automate versait automatiquement du vin, puis de l'eau, formant ainsi le breuvage constitué de vin, coupé d’eau, très apprécié pendant l’Antiquité. A l’intérieur de l'automate se trouvaient deux récipients hermétiques, l'un empli de vin, l'autre d'eau. Chaque récipient était muni de deux tubes, l'un pour fournir le liquide, le second pour amener de l'air. Le premier partait du fond du récipient pour aboutir au rebord de la cruche. L'autre partait de la partie supérieure du récipient, traversait le fond et aboutissait au niveau de l'estomac de l'automate.

A l’intérieur de cet automate, on trouvait un mécanisme tout à fait remarquable : le bras gauche était articulé à l'épaule et se prolongeait par une tige, munie d’un ressort, qui maintenait ce bras gauche en position haute. De cette clavicule, deux autres tiges partaient vers le bas. Ces tiges étaient terminées par des valves coulissantes, ajustées sur des tubes d'air. En fonction de leur position, ces valves laissaient entrer plus ou moins d'air dans ces tubes. L’utilisateur posait sa coupe dans la paume de l'automate, et celle-ci descendait alors, sous l'effet du poids, ce qui provoquait le relèvement des tiges fixées sur la clavicule. La première valve pouvait alors ouvrir l'entrée du tuyau d'air relié au réservoir à vin, ce qui permettait au vin de couler dans la coupe. Sous l’effet du poids de ce liquide, la main s'abaissait à nouveau et lorsque la coupe était à moitié pleine, la première valve fermait l'accès du tube d'air connecté sur le réservoir de vin, et la seconde ouvrait le tube d'air branché sur le réservoir d’eau : un flux d’eau se substituait alors au vin, ce qui constituait le breuvage final. Raffinement suprême de ce mécanisme, lorsque l’utilisateur retirait sa coupe, celle-ci se relevait en repoussant les tiges des valves, ce qui fermait les deux tubes d'air et bloquait l’écoulement des liquides. Cette servante-automate était donc capable de remplir la coupe de vin pur, ou plus ou moins dilué avec de l'eau, en fonction du goût de l’utilisateur ! Il fallut attendre le XVIème siècle, pour voir en Europe des automates d’un tel niveau de maîtrise technique.

On doit également à Héron d'Alexandrie l'éolipyle, inventé au 1er siècle et considéré comme le premier moteur à vapeur de l’histoire. A la base de ce mécanisme surprenant, on trouvait un feu destiné à chauffer une cuve remplie d'eau. La vapeur ainsi produite était conduite par deux tuyaux à une sphère, qu’elle entraînait dans un mouvement de rotation de plus en plus rapide. Cette invention fut notamment utilisée pour provoquer, sans intervention humaine, l’ouverture des portes des temples à Alexandrie.

Comment ne pas évoquer également, bien que trop brièvement, dans cet éditorial consacré aux étonnantes capacités intellectuelles - théoriques et pratiques - de nos ancêtres, le prodigieux savoir-faire développé par les Egyptiens en matière de construction monumentale, à commencer bien entendu par l’incroyable grande pyramide de Khéops qui, en dépit de recherches approfondies, est loin d’avoir livré tous ses secrets. De toutes les réalisations humaines, cet édifice est peut-être, avec la grande muraille de Chine, celui qui incarne de la manière la plus éclatante le génie humain. Comment, en effet, une civilisation, qui ne disposait que de moyens techniques relativement limités par rapport aux nôtres, a-t-elle réussi l’exploit de concevoir et de construire, sans doute en seulement une vingtaine d’années et avec au plus 8 000 ouvriers, d’après les dernières recherches, un monument aussi gigantesque et pratiquement parfait, du point de vue de sa précision d’assemblage et de sa solidité, puisqu’il a défié les siècles et est toujours debout aujourd’hui ?

Mais pour terminer ce rapide tour d’horizon des extraordinaires capacités intellectuelles et techniques de nos ancêtres, il faut à nouveau évoquer la prodigieuse machine d'Anticythère, dont j'ai déjà parlé à plusieurs reprises dans cette lettre. Cette machine, découverte par des plongeurs en 1901, est à présent considérée comme le premier ordinateur analogique au monde. Selon les dernières datations effectuées, elle aurait été fabriquée il y a près de 2 000 ans, au 1er ou 2ème siècle de notre ère. Il y a quelques semaines, des scientifiques de la prestigieuse London's Global University (UCL), en s’appuyant sur les travaux antérieurs déjà réalisés, ont franchi une nouvelle étape décisive dans la compréhension de ce mécanisme incroyable, loin d’avoir livré tous ses secrets. Ils ont commencé à construire une réplique de l'appareil avec les moyens modernes, avant de faire de même avec les techniques de l'Antiquité (Voir Nature).

Découvert au milieu d'un trésor récupéré sur un navire marchand qui a coulé au large de l'île grecque d'Anticythère (entre la Grèce et la Crête), cet appareil est composé de 82 fragments de laiton et de 30 roues dentées en bronze reliées à des cadrans et des pointeurs. Cependant, les deux tiers de la structure n'ont pas été retrouvés, et ce sont ces parties manquantes qui ont pu être extrapolées et reconstituées par ces nouvelles recherches. Heureusement, au début de ce siècle, Michael Wright, ancien conservateur au Science Museum de Londres, avait accompli un travail de titan et réussi à reconstituer patiemment une grande partie du mécanisme, et construit une réplique fonctionnelle mais incomplète de cette machine hors du commun. Il a ainsi pu montrer que ce mécanisme était un calculateur astronomique utilisé pour prédire des événements tels que les éclipses, les phases de la Lune, les olympiades, ou encore la position des cinq planètes connues à l'époque, Mercure, Vénus, Mars, Jupiter et Saturne.

Cette fois, les chercheurs de l'UCL ont repris les travaux de leurs prédécesseurs en combinant le déchiffrage d’inscriptions découvertes sur le mécanisme et une méthode mathématique connue et décrite par les Grecs anciens. Ces scientifiques ont découvert que tout le mécanisme de ce dispositif reposait sur l’utilisation de deux nombres : 462 et 442, qui décrivent les cycles des planètes Vénus et Saturne. En utilisant une méthode mathématique décrite par le philosophe grec Parménide, l'équipe a réussi non seulement à expliquer d'où provenaient ces nombres mais aussi à déduire les cycles de toutes les autres planètes.

Grâce à ces nouvelles découvertes, on comprend mieux comment les concepteurs de cette machine fascinante, dont la complexité n’a pu être retrouvée qu’au XVIIème siècle en Occident, ont été capables de concevoir et de construire un système mécanique aussi sophistiqué, qui peut afficher le mouvement du Soleil, de la Lune et des planètes connues à l'époque : Mercure, Vénus, Mars, Jupiter et Saturne. L’étude souligne que « Ces travaux confirment à quel point le mécanisme d'Anticythère relève d'une magnifique conception, traduisant une superbe ingénierie en un dispositif de génie qui combine les acquis de l’astronomie babylonienne et de la géométrie grecque, et défie toutes nos représentations sur les capacités technologiques, soi-disant limitées, des Grecs anciens ».

Reste que de nombreux mystères subsistent à propos de cette machine, qui peut à raison être considérée comme le premier calculateur mécanique de l’histoire : comment les Grecs ont-ils réussi à développer une métallurgie et des capacités d’usinage élaborées pour construire de tels mécanismes ? Pourquoi n’a-t-on pas retrouvé d’autres machines du même type ? Pourquoi les Grecs n’ont pas mis à profit leurs capacités pour étendre les champs potentiels d’application de ce type de machine, ce qui aurait pu accélérer de plusieurs siècles la révolution scientifique et industrielle que nous avons connue à partir de la Renaissance en Occident ?

Nous savons à présent, grâce à toutes ces études et découvertes récentes, que, depuis la nuit des temps, jusqu’à l’Antiquité, l’homme n’a cessé de manifester la singulière puissance de son esprit et de sa créativité, par des inventions, constructions, outils et productions artistiques et culturelles absolument remarquables, qui ne nécessitaient pas moins d’intelligence, d’ingéniosité et de capacité d’abstraction, replacées dans leur contexte historique, que n’en possèdent aujourd’hui  nos contemporains pour concevoir et produire les technologies actuelles, dont nous sommes si fiers, et qui nous font parfois croire, non sans un orgueil un peu naïf, que nous serions bien plus évolués et intelligents que nos ancêtres.

Les quelques découvertes que j’ai évoquées montrent qu’il  n’en est rien et il est bon de nous rappeler, alors que notre espèce tout entière est confrontée à un défi pandémique majeur qui mobilise toutes ses ressources intellectuelles, techniques et matérielles, que, depuis que nos lointains ancêtres, pas encore humains, eurent la géniale idée de tailler le premier silex et d’inventer les premiers outils, il y a plus de trois millions d’années, l’homme a toujours su faire face, grâce à son imagination créative, à sa curiosité sans égale, et à son intelligence collaborative et sociale, aux innombrables catastrophes, défis et menaces de toute nature qui auraient dû cent fois l’anéantir…

René TRÉGOUËT

Sénateur honoraire

Fondateur du Groupe de Prospective du Sénat

e-mail : tregouet@gmail.com

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