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Edito : La chronobiologie devient enfin une dimension essentielle de la médecine
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Il y a presque trois siècles, le grand savant Jean-Jacques d’Ortous de Mairan (1678-1771), esprit universel et éclectique, dans la pure tradition des Lumières, fut le premier à observer et à découvrir de manière rigoureuse, en étudiant une variété de mimosa, l’existence d’un rythme biologique correspondant à un cycle de 24h. Il émit alors l’hypothèse que cette régulation était le produit d’une horloge interne qui permettait aux organismes vivants de se caler sur l’alternance des jours et des nuits. Il faudra pourtant attendre 1985, et les travaux de Jeffrey Hall et Michael Rosbash (Brandeis University de Boston), et de Michael Young (Rockefeller University de New York), sur la mouche drosophile, pour élucider les mécanismes biologiques complexes régissant l’horloge biologique, calée sur ce rythme nycthéméral, dans la cellule vivante. Ces chercheurs découvrirent qu’un gène, appelé "period", contrôlait la production d’une protéine, appelée PER, qui s’accumulait pendant la nuit, et était dégradée pendant la journée et donc que sa concentration oscillait dans l’organisme avec un rythme de 24h. Depuis cette découverte fondamentale, qui a valu le Nobel de Médecine à ses auteurs, l’horloge biologique n’a cessé de révéler son influence majeure sur le bon fonctionnement de tous les organismes vivants, et sur le métabolisme et la santé des êtres humains.
Chez l’humain, l’horloge biologique a été localisée dans l’hypothalamus. Elle regroupe environ 10 000 neurones, dont l’activité électrique oscille sur environ 24 heures. Cette activité électrique est contrôlée par l’expression cyclique d’une quinzaine de gènes "horloge". Cette horloge interne possède son propre rythme : plusieurs expériences menées sur des volontaires plongés dans l’obscurité pendant plusieurs jours, sans repère de temps, ont permis de montrer que le cycle imposé par l’horloge interne oscille spontanément entre 23 h 30 et 24 h 30, selon les individus. L’horloge interne est donc resynchronisée en permanence sur un cycle de 24 heures par des facteurs extérieurs, dont le plus influent est la lumière.
Notre horloge biologique commande, entre autre, la production cyclique de nombreuses hormones indispensables au bon fonctionnement de notre organisme et de notre métabolisme. La plus connue d’entre elles est la mélatonine, ou "hormone du sommeil". La sécrétion de la mélatonine est calée sur le cycle jour-nuit : elle commence en début de soirée, lorsque la lumière diminue en intensité, et atteint son pic de sécrétion au milieu de la nuit, entre 3 et 4 h du matin ; elle décroît ensuite jusqu’à l’aube. Lorsque la lumière réapparaît, le matin, la production de la mélatonine s’arrête et une autre hormone, le cortisol, prend le relais. Cette "hormone du stress" prépare le corps à l’augmentation de la demande énergétique, nécessaire à son "démarrage". La production du cortisol n’est possible qu’à condition que celle de la mélatonine ait cessé, afin d’assurer une bonne synchronisation de la production de cortisol avec la lumière du jour.
L’horloge biologique commande également la production d’autres hormones moins connues, mais importantes, comme la ghréline, qui stimule l’appétit (Vers 8 h, 13 h et 18 h), la leptine, antagoniste de la ghréline (Vers 16 h et 19 h), qui favorise l’arrêt de prise de nourriture, l’adiponectine, qui permet la régulation du métabolisme des glucides et l’insuline, qui favorise le stockage des aliments énergétiques, et dont la production augmente durant l’après-midi, alors que l’adiponectine commence à redescendre. Pour mieux tenir compte de notre horloge biologique, il semble préférable de commencer la journée par un petit-déjeuner vers 8 h du matin, après le pic de cortisol, lorsque notre phase d’activité commence. Il semble en effet plus cohérent de manger le matin jusqu’à la fin d’après-midi, au moment où nous produisons des hormones impliquées dans la consommation des aliments les plus énergétiques, plutôt qu’après 19 h où nous sommes plus susceptibles de les stocker sous forme de réserves. En matière de prises alimentaires, on sait à présent qu’il est préférable de manger tôt le soir, pour préserver la sensibilité à l’insuline et réduire ainsi les risques d’une obésité, de diabète de type 2 et des maladies cardiovasculaires.
Une étude publiée en 2017 a montré que, pour la première fois, la durée moyenne de sommeil des Français était descendue en dessous de 7 h, pour atteindre exactement 6h42, une valeur inférieure aux 7 heures minimales quotidiennes recommandées par la communauté scientifique pour une bonne récupération (Voir Santé Publique France). Sur cette question, des chercheurs de l'Université de Cambridge (Angleterre) et de l'Université de Fudan de Shanghai (Chine) ont récemment réalisé une vaste étude sur 500.000 adultes âgés de 38 à 73 ans, qui ont été suivis et questionnés sur leurs habitudes de sommeil, leur santé mentale, leur bien-être, et ont été soumis à des tests cognitifs. Les chercheurs ont ainsi pu déterminer la durée idéale de sommeil : 7 heures par nuit. Leur étude a révélé qu’une durée du sommeil qui s’écarte trop de cette norme, qu’elle soit insuffisante ou excessive, était significativement associée à un déclin cognitif. Dormir trop longtemps ou trop peu semble également augmenter les risques de développer des troubles psychiatriques en vieillissant.
Les chercheurs insistent donc sur la nécessité d’un sommeil optimal. « Il est important d'avoir une bonne nuit de sommeil à tous les stades de la vie, mais particulièrement lorsque nous vieillissons. Trouver des moyens d'améliorer le sommeil des personnes âgées pourrait être crucial pour les aider à maintenir une bonne santé mentale et un bon bien-être et éviter le déclin cognitif » (Voir Science Daily).
Tobias Ecke, professeur réputé d’anesthésiologie à l’Université du Colorado, a publié il y a quelques mois un véritable plaidoyer visant à intégrer pleinement la variable de chronobiologie en pharmacologie. Cet éminent scientifique souligne que les fonctions physiologiques dépendent toutes, à des degrés divers, du rythme circadien (Voir The Conversation). Il rappelle que les protéines spécifiquement visées par un médicament réagissent différemment aux différents stades du cycle circadien. Tobias Ecke étudie depuis des décennies l’impact thérapeutique de différentes substances en fonction des moments de la journée où elles sont administrées. Il pointe notamment la simvastatine, un puissant inhibiteur d’une enzyme impliquée dans la synthèse du cholestérol, qui permet d’en abaisser la concentration dans le sang. Or, une équipe de chercheurs a remarqué que cette molécule était nettement plus efficace lorsqu’elle était prise à la fin de la journée, parce que l’enzyme ciblée est nettement plus active pendant la nuit.
Plus récemment, plusieurs études convergentes ont montré que les oscillations circadiennes du fonctionnement de l’organisme et de chaque organe rendent l’organisme plus ou moins sensible à certains médicaments, et notamment à des molécules anti-cancéreuses, au cours du cycle de 24 heures. Ce concept est à présent utilisé en cancérologie à l’hôpital Paul Brousse (AP-HP, Villejuif), par le Docteur Francis Lévi. Cet établissement réputé a été l’un des premiers à se doter d’une unité de chronothérapie. Cette approche a permis de confirmer, par exemple, que le médicament anticancéreux fluorouracile, s’avère plus efficace et bien moins toxique lorsqu’il est perfusé la nuit autour de 4 h du matin, plutôt qu’à 4 h de l’après-midi. Encore expérimentale, cette approche ne cesse de se répandre dans le milieu hospitalier, pour le grand bénéfice des malades. Elle a été confortée par une étude, publiée en 2018, qui a montré que l’expression de deux tiers des gènes est fortement rythmée au cours de 24 heures et que 82 % de ces gènes codent des protéines ciblées par des médicaments ou sont des cibles thérapeutiques pour de futurs traitements (Voir NIH).
Des scientifiques de l’UNIGE et de l’Université de Munich ont montré que l’activité antitumorale du système immunitaire — et l’efficacité des immunothérapies contre le cancer varie selon l’heure de la journée (Voir Nature).
Ces travaux ont également montré que la capacité de propagation des tumeurs dépend de l’efficacité du système immunitaire à les combattre. Dans de précédentes études, ces chercheurs avaient montré que l’activation du système immunitaire variait sensiblement au cours de la journée, atteignant un pic d’efficacité tôt le matin chez les êtres humains. Ces récentes recherches, qui mettent bien en lumière la rythmicité du système immunitaire – en particulier celle des cellules dendritiques – vont enfin pouvoir être mises à profit pour renforcer l’efficacité des immunothérapies.
« En étudiant la migration des cellules dendritiques dans le système lymphatique, nous avions mis en évidence le fait que l’activation immunitaire oscille tout au long de la journée, avec un pic à la fin de la phase de repos habituelle, juste avant la reprise de l’activité », souligne Christoph Scheiermann, professeur à la Faculté de médecine de l’UNIGE, qui a dirigé ces travaux. Pour parvenir à cette conclusion, ces scientifiques ont injecté des cellules de mélanomes à des groupes de souris à six moments différents de la journée ; ils ont alors suivi l’évolution tumorale pendant les semaines qui ont suivi. Ils ont eu la surprise de constater qu’en modifiant simplement l’heure de l’injection, les tumeurs implantées l’après-midi se développaient peu, alors que celles implantées durant la nuit grandissaient beaucoup plus rapidement, suivant le rythme d’activation du système immunitaire des souris.
Ces chercheurs ont ensuite reproduit l’expérience avec des souris dépourvues de système immunitaire. Ils ont alors constaté qu’il n’y avait plus aucune différence d’activité du système immunitaire liée à l’heure de la journée, ce qui montre bien que la croissance des tumeurs est influencée par la réponse immunitaire, elle-même liée à nos rythmes circadiens. Poursuivant leurs expériences, les chercheurs ont administré, à différents moments de la journée, un vaccin thérapeutique à des souris dont l’implantation tumorale avait eu lieu en même temps. Ce vaccin, qui était basé sur un antigène spécifique à la tumeur, s’est montré plus efficace l’après-midi chez les souris. En analysant les données de patients traités par des vaccins thérapeutiques contre un mélanome, ces chercheurs ont enfin constaté que leurs lymphocytes T spécifiques contre le mélanome répondaient mieux aux traitements pris en tout début de matinée, ce qui correspond au cycle circadien des êtres humain qui est inversé par rapport aux souris, animaux nocturnes.
Une autre étude irlandaise convergente, réalisée par des chercheurs du RCSI (Royal College of Surgeons in Ireland), a montré de quelle manière notre horloge biologique peut influencer nos réponses aux vaccins classiques, c’est-à-dire préventifs (à ne pas confondre avec les vaccins thérapeutiques contre le cancer qui combattent la maladie sans la prévenir). Ces immunologues ont, cette fois, analysé les modifications qui se produisent dans les mitochondries d'un type de cellules immunitaires clés impliquées dans la réponse vaccinale. Ces découvertes devraient permettre d’améliorer la conception des futurs vaccins et d’optimiser le moment de leur administration, de manière à renforcer leur efficacité (Voir Nature Communications). De manière très intéressante, cette étude révèle que notre horloge circadienne modifie la forme des mitochondries dans les cellules dendritiques. Ce serait ces variations de la structure des mitochondries qui conditionnerait le bon fonctionnement des cellules dendritiques, composantes-clés du système immunitaire, tout au long de la journée. Selon le Dr Annie Curtis, professeur à la RCSI University, « Ces travaux mettent en lumière un aspect crucial de la réponse de notre corps à la vaccination et souligne l'importance des rythmes circadiens dans l'immunité. Cette nouvelle compréhension a des implications pour le développement de nouveaux vaccins et plus généralement pour l’optimisation de la vaccination ».
Autre découverte de taille, une équipe de neuroscientifiques de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) à l’Université de Lyon, a montré récemment que l’intensité de la douleur semble régulée par l’horloge circadienne interne. Pour cette étude, les chercheurs ont recruté douze jeunes volontaires, en bonne santé et sans antécédents de troubles du sommeil. Ils les ont suivis au cours d’un "protocole de routine constant", une méthode éprouvée pour étudier les cycles circadiens (Voir Oxford Academic).
Ces participants ont été maintenu éveillés durant 34 heures, et privés de tout repère temporel. Ils n’avaient ni lumière naturelle, ni repas à heure fixe. Pendant cette expérience, ils ont été soumis à des tests de tolérance à la douleur, en exposant leur bras à une source de chaleur toutes les deux heures. Ils devaient, lors de chacun de ces tests, évaluer l’intensité de douleur sur une échelle de 1 à 10. Les résultats de cette étude unique en son genre montrent clairement que l’horloge circadienne joue un rôle majeur sur la tolérance à la douleur, qui oscille tout au long de la journée et de la nuit. L’étude confirme pleinement ce que patients et médecins constatent empiriquement : nous sommes plus sensibles à la douleur en pleine nuit, entre 3 et 4 heures du matin, et moins sensibles en plein après-midi, entre 15 et 16h. Commentant ces résultats, le Docteur Claude Gronfier souligne « On ne sait pas pourquoi la sensibilité est maximale au milieu de la nuit, mais on peut faire l’hypothèse que l’évolution a sélectionné ce mécanisme afin que nous puissions nous réveiller rapidement en cas de contact douloureux et éviter une menace vitale ».
Notons qu’une autre équipe Inserm, conduite par Christophe Bernard, a montré fin 2020, dans une belle étude (Voir Science Advances), que l’expression dans l’hippocampe de 1200 gènes impliqués dans l’épilepsie était fortement corrélée aux rythmes circadiens, ce qui expliquerait pourquoi les crises d’épilepsie ne se manifestent pas de manière aléatoire, mais sont aussi fortement influencées par notre horloge biologique. Et selon Christophe Bernard, il est très probable que d’autres pathologies neurologiques graves, comme Alzheimer ou la Sclérose en plaques, soient également liées, par des mécanismes qui restent à élucider, aux rythmes circadiens…Une autre étude très vaste, menée sur plus de 800 000 personnes, par l'Université du Colorado, a montré que les personnes qui se couchent tôt le soir et se réveillent tôt le matin ont jusqu'à 23 % moins de risques de développer une dépression (Voir Jama).
Enfin, signalons que des chercheurs de l'Université de Lübeck en Allemagne ont montré, dans une étude publiée en 2020, que manger un petit-déjeuner copieux plutôt qu'un dîner consistant contribue à prévenir l'obésité et l'hypoglycémie (une baisse anormale du glucose dans le sang). Selon ces travaux, ce mode d’alimentation permet une utilisation plus efficiente des calories, en fonction du moment de la journée (Voir Oxford Academic).Les chercheurs expliquent que notre organisme dépense de l'énergie pour l'absorption, la digestion, le transport et le stockage des nutriments. Ce processus s’appelle la thermogenèse induite par l'alimentation (DIT). Il mesure l’efficacité de notre métabolisme et varie selon l'heure des repas. Restait à savoir si cette efficacité énergétique varie au cours de la journée, même en cas de repas identiques, ou se maintient, même après des repas faiblement caloriques, par rapport aux repas plus riches en calories.
Pour trancher cette question très débattue, les chercheurs ont analysé pendant trois jours les variations de métabolismes de 16 hommes qui ont consommé en alternance un petit-déjeuner et un dîner hypocaloriques et hypercaloriques. Le résultat est sans appel : un repas consommé le matin, quelle que soit la quantité de calories qu'il contient, produit une thermogenèse deux fois et demie plus élevée qu'un même repas consommé au dîner. En outre, l'augmentation de la glycémie induite par les aliments est moins marquée après le petit déjeuner que le dîner.
Toutes ces découvertes et travaux récents ouvrent un champ de recherche immense, concernant l’influence et le rôle de la chronobiologie sur toutes les dimensions de notre santé, y compris les troubles du comportement, les capacités cognitives et les maladies psychiatriques. Ces récentes avancées scientifiques et médicales nous rappellent enfin à quel point nous sommes connectés de manière puissante et subtile à la Nature et au Cosmos d’où nous venons et auxquels nous appartenons…
René TRÉGOUËT
Sénateur honoraire
Fondateur du Groupe de Prospective du Sénat
e-mail : tregouet@gmail.com
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- Publié dans : Médecine
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