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Edito : De la bioéthique à la neuroéthique

Dans l'éditorial de ma lettre 263 du 1-11-2003 "commander une machine par la pensée" http://www.tregouet.org/lettres/ rtflashtxt.asp?theLettre=294 je relatais deux expériences fascinantes, l'une chez le singe (voir article dans la rubrique médecine de notre lettre 261 du 17 octobre 2003) et l'autre chez l'homme (voir article dans la rubrique neurosciences de la lettre 262 du 25 octobre 2003) qui montraient que non seulement il était possible, dans une certaine mesure, de "lire" dans les pensées mais qu'il était également possible, à l'aide d'un entraînement mental approprié, de commander un dispositif physique par la pensée. Dans la première expérience, réalisée par des chercheurs de l'université de Duke (Caroline du Nord), des singes, dotés d'implants cérébraux, sont parvenus à faire bouger un bras robotisé uniquement par la pensée. Les primates ont appris, à la stupéfaction des chercheurs, à utiliser directement leur cerveau pour contrôler le bras robotisé. Les singes sont non seulement parvenus à corriger leurs erreurs mais ont également été capables de commander le bras articulé du robot avec une très grande précision, à partir de leur seule activité cérébrale, pour reproduire les mouvements de localisation et de préhension de la main. Dans la seconde expérience, des médecins autrichiens de l'Université technique de Graz ont permis à un jeune homme de saisir des objets de sa main gauche paralysée, grâce à un ordinateur capable de lire ses pensées. Dans cette expérience, des électrodes placées sur la tête du jeune homme captaient les impulsions électriques du cerveau et les transmettaient à un ordinateur qui analysait le mouvement souhaité puis transmettait des impulsions électriques aux muscles pour les activer. Mais cette interaction homme-machine peut aussi fonctionner dans l'autres sens : une récente expérience menée par l'Université de l'Etat de New York a en effet montré qu'il était possible de télécommander les mouvements d'un rat, à l'aide d'une stimulation électrique appropriée grâce à des électrodes implantées dans le cerveau de l'animal. Mais cette fois les progrès des neurosciences ont franchi une nouvelle étape qui va déboucher, au cours de ces prochaines années, sur de nouveaux et puissants moyens d'investigations au service de la police et de la justice mais va également soulever de graves questions éthiques. Le neurologue américain Lawrence Farwell vient en effet de faire une communication très remarquée au congrès annuel de l'Association américaine pour l'Avancement des Sciences à Seattle. Selon lui, les pensées d'un criminel peuvent trahir à coup sûr ses actes. La méthode présentée par Farwell utilise la mémoire de ce suspect et les réactions de son cerveau face à des éléments de ce crime. Bien que les autorités utilisent depuis longtemps les polygraphes pour détecter si une personne suspectée d'avoir commis un crime est bel et bien coupable, la fiabilité de ces appareils reste incertaine. Le neurobiologiste Lawrence Farwell a mis au point, au cours de ces 5 dernières années, une technologie qu'il assure bien plus fiable que le «détecteur de mensonges» : la prise d'«empreintes cérébrales». (voir

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http://www.abcnews.go.com/sections/GMA/SciTech/brain_fingerprinting_040309-1.html).

(http://www.brainwavescience.com/HomePage.php). Dans le cas d'un meurtre par exemple, on présente au suspect des «cibles», c'est-à-dire des éléments du crime qu'il connaît. On présente ensuite des informations «non pertinentes», c'est-à-dire qui n'ont rien à voir avec le crime (par exemple, une arme qui n'a pas été utilisée dans cette affaire). Enfin, le suspect se voit présenter des informations que seul le meurtrier peut connaître. «À ce moment, le cerveau d'un suspect innocent n'aura aucune réaction, alors que celui du coupable ne pourra pas s'empêcher de révéler son émotion», a expliqué Lawrence Farwell lors du congrès annuel de l'Association Américaine pour l'Avancement des Sciences de Seattle. Cette réaction est involontaire mais inévitable, selon le neurologue. Elle est détectée à l'aide d'électrodes placées sur la tête du sujet, puis amplifiée, et apparaît sur un écran comme une dépolarisation positive (un pic). Si l'élément n'est pas reconnu, cette dépolarisation n'a pas lieu. La méthode s'est avérée efficace lors de plusieurs tests et elle est prise très au sérieux par les autorités et la justice américaine. L'un de ces tests, par exemple, consistait à reconnaître, parmi un groupe de personnes, lesquelles étaient employées par le FBI et, par conséquent, connaissaient certaines informations reliées à ce travail. Les résultats ont été corrects à 100 %. Dans un autre cas, les empreintes cérébrales ont déjà aidé à condamner un homme pour meurtre 15 ans après les faits. Devant les résultats qui lui étaient présentés, le suspect a choisi de plaider coupable. Enfin, un autre homme a été libéré dans l'Iowa, après 26 ans passés en prison pour un meurtre qu'il avait toujours nié. Au moment du crime, l'homme avait toujours affirmé qu'il assistait à un concert Pop, à 30 Km du lieu du crime. Dans ce cas, la méthode de Farwell a fourni aux avocats de la défense une preuve tangible que leur client n'était pas au courant de certains détails que seul le meurtrier aurait pu connaître. La technique comporte toutefois une lacune de taille : il est impossible de distinguer, parmi les témoins d'un crime qui en connaissent tous les détails, celui d'entre eux qui l'a bel et bien commis. En outre, le recours, de plus en plus important, en matière de police et de justice, aux nouvelles et extraordinaires possibilités des neurosciences ne va pas sans poser de graves problèmes éthiques, comme le souligne notamment un autre neurobiologiste de renom, le Professeur Quirion. "La véritable question est de savoir qui va décider quelles sont les pensées, ou faits mémorisés qui sont "normaux" et où commencent les pensées "illégales" ou "pathologiques" souligne le Docteur Quirion. Prenant l'exemple du terrorisme, le Docteur Quirion poursuit "On peut comprendre qu'il soit tentant de vouloir utiliser cette nouvelle puissance des neurosciences pour traquer et identifier les auteurs d'attentats terroristes. Mais cela justifie-t-il pour autant que l'on puisse explorer les pensées les plus intimes de chaque citoyen, y compris dans des les domaines les plus personnels ?" Le Docteur Quirion termine sa réflexion en précisant que "Les nouveaux outils et méthodes d'investigations issus des neurosciences nous donnent dès à présent un pouvoir de connaissance des pensées d'autrui qui relevait encore de la science-fiction il y a seulement quelques années. Sans exagérer ce problème, il faut donc en être conscient et commencer à réfléchir aux conséquences morales et sociales d'une utilisation généralisée de ces nouvelles méthodes." Enfin, si les neurosciences parviennent, dans un futur proche, à identifier précisément, puis à "lire" des faits mémorisés dans notre cerveau et à faire le tri, d'une manière quasi-infaillible, entre mensonges et faits réellement vécus, pourquoi ne pas aller plus loin en imaginant que ces nouveaux outils scientifiques pourront aussi, dans un futur moins éloigné qu'on ne le pense, permettre de lire dans les pensées. Ces nouveaux outils sont déjà expérimentés, notamment par la NASA, qui vient de mettre au point un logiciel qui permet d'interpréter les signaux nerveux qui contrôlent la parole (voir article "Lire dans les pensées" dans la rubrique neurosciences de notre lettre 283). Lorsque ces nouveaux moyens technologiques seront, dans un futur plus proche qu'on ne le pense, à la disposition de la police et de la justice, faudra-t-il alors, comme dans le célèbre roman de Philip K Dick, adapté au cinéma par Spielberg "Minority Report", arrêter quelqu'un simplement parce qu'il pense à commettre un acte illégal ou criminel ? Chacun sait bien qu'on peut, dans certaines circonstances particulières, souhaiter brièvement la mort de quelqu'un mais, dans l'immense majorité des cas, cela ne se traduit pas, heureusement, par un passage à l'acte criminel car notre comportement ne se résume pas à des pulsions, des envies ou des instincts et obéit à une multitude de règles et de contraintes sociales, éducatives et morales, même si nous n'en avons pas toujours conscience. On voit donc à quel point, après les récents progrès de la biologie et de la génétique, les extraordinaires progrès des neurosciences vont soulever dans les années à venir de véritables et complexes questions éthiques liées au champ d'utilisation de ces nouvelles techniques dans les domaines judiciaires, économiques et sociaux et au respect de l'intimité et de la vie privée. C'est pourquoi, après une décennie caractérisée par un débat politique, législatif, social et moral sur les conséquences des progrès de la biologie et de la génétique, nous devons commencer à réfléchir à l'élaboration d'une neuroéthique qui viendra prolonger et compléter le débat social et démocratique permanent qui s'est déjà instauré dans le domaine de la bioéthique. Il est en effet essentiel que ces extraordinaires progrès des neurosciences ne puissent jamais être utilisés pour porter atteinte à la liberté individuelle, à l'intimité et au libre-arbitre et respecte la dignité et la singularité de chaque être humain.

René TRÉGOUËT

Sénateur du Rhône

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