RTFlash

Edito : Saviez-vous que la première révolution technologique remontait à l’Antiquité ?

Dans son beau livre, écrit il y a plus de 30 ans, « Les ingénieurs de la Renaissance », Bertrand Gilles décrit de manière remarquable comment l’extraordinaire effervescence mécanique et technologique qui se produit en Europe à partir du XIVème siècle n'a pas eu lieu "ex nihilo" mais s’est appuyée sur la redécouverte et l’exploitation des connaissances et savoirs des grandes civilisations de l’Antiquité, Egypte, Babylone, Grèce, Rome, via l’Empire byzantin et le monde arabe.

Cette conception de l’histoire des sciences et des techniques vient d’être éclairée et confirmée  par de récents et passionnants travaux portant sur l’état de la maîtrise technique sous l’Antiquité.

Tout commence à Pâques 1901, quand des plongeurs grecs trouvent par hasard, au large de l'île d'Anticythère, située en Méditerranée, entre le Péloponnèse et la Crète, une épave d'une galère romaine datant du 1er siècle avant notre ère. Parmi les objets remontés par ces pêcheurs, se trouve un curieux bloc métallique, rendu informe par un séjour de 2000 ans dans l’eau salée. L’affaire en reste là pendant près d’un siècle, faute d’outil technologique adéquat pour pouvoir explorer et visualiser la structure interne de cet objet, sans le démonter, ce qui aurait risqué de provoquer des dégâts irréparables.

Les choses sérieuses commencent en 2000, quand l’astronome Mike Edmunds de l’Université de Cardiff décide d’explorer l’objet à l’aide d’un  scanner. Comme aucun appareil disponible n’était adapté à cette mission, on construisit un scanner à rayons X spécial pesant plus de huit tonnes. Cet appareil permit enfin de réaliser en 2005 et 2006 des images tridimensionnelles haute résolution de cet objet insolite.

Les résultats obtenus stupéfièrent les spécialistes : à l’intérieur de ce boîtier de 21 cm et 9 cm de profondeur, se trouvaient 32 roues dentées actionnables par une manivelle externe. Les mouvements différentiels des engrenages permettaient de calculer la position du soleil et de la lune et peut-être d’autres planètes comme Vénus et Mercure, à l’aide d’aiguilles et de cadrans ! Une synthèse très complète des connaissances et recherches sur cette machine hors du commun a été publiée dans la revue Nature en juillet 2008 sous le titre « Le mécanisme d’Anticythère comprend un calendrier olympique et un système de prévision et de visualisation des éclipses » (Voir Nature).

Selon l’article de Nature, le mouvement des aiguilles reproduisait parfaitement la course du Soleil et de la Lune, grâce à deux disques superposés mais légèrement décalés, s’entraînant mutuellement. Cet instrument pouvait donc, entre autre, prévoir les éclipses, qui se répètent selon le cycle de Saros, qui dure environ 19 ans (223 lunaisons). Une roue dentée indique à l'utilisateur si ces éclipses sont solaires ou lunaires et à quelle heure elles doivent avoir lieu.

Ces recherches montrent également que la machine d’Anticythère est encore plus ancienne que les scientifiques le pensaient initialement et aurait été construite au cours de la 2ème moitié du 2ème siècle avant notre ère.

Autre découverte, les chercheurs ont identifié les douze mois utilisés dans cette machine et ceux-ci sont d’origine corinthienne, ce qui conforte la thèse d’un héritage scientifique qui remonterait à Archimède. On note également, dans le calendrier d’Anticythère, des jours supprimés pour ajuster la durée des mois à l'année solaire, alors que les Grecs n’étaient pas censés connaître ce type de calendrier ajusté.

Comme le souligne Tony Freeth, mathématicien de renom à Cambridge et spécialiste de cette machine déroutante, "Cette technologie est extraordinaire et chaque fois que nous l'explorons un peu plus, nous en découvrons un aspect encore plus sophistiqué. Elle semble être la première machine à calculer opérationnelle de l'histoire, capable de restituer des données transformées à partir d'autres informations entrées dans le système" (Voir antikythera-mechanism).

Il est à présent établi, grâce à ces recherches, que plus de 14 siècles avant l’invention de l’horloge mécanique en Europe, à la fin du XIIIème siècle et presque 18 siècles avant l’invention de la machine à calculer par Pascal, en 1642, les Grecs ont su construire des machines et mécanismes d’une complexité inouïe pour leur temps, même si ces systèmes ne se sont pas généralisés et n’ont pas été, pour une multitude de raisons économiques, culturelles et politiques, les moteurs d’une révolution industrielle.

Sans faire l’inventaire de toutes les innovations et inventions grecques, il faut également rappeler que Ctésibios d’Alexandrie (IIIe siècle avant J.-C.) avait, selon plusieurs sources concordantes, mis au point des canons à eau si efficaces qu'ils pouvaient propulser des projectiles sur une grande distance. Ce savant avait également conçu et réalisé le premier monte-charge hydraulique connu.

Un autre génial inventeur grec, Héron d’Alexandrie, conçut et réalisa à Alexandrie, au début du 2ème siècle de notre ère, sa « Boule d’Eole » l’Eolipyle, une chaudière fermée qui fait tourner une sphère et qui peut être considérée comme une petite «machine à vapeur».

Cette étonnante machine a été reconstruite selon les descriptions de l'époque par le chercheur anglais John Landels en 1978. Bien qu’imparfaite et souffrant de défauts d’étanchéité, dus à l’absence de joints et de soupapes, la machine a bien fonctionné et produit de la vapeur qui, après être passée dans un tube, peut faire tourner la sphère à une vitesse d'environ 1500 tours par minute.

Cette machine restait certes incomplète et médiocre sur le plan du rendement thermodynamique mais elle n’en demeure pas moins remarquable pour l’époque et il fallut attendre la machine de Denis Papin, en 1681, pour revenir à ce niveau technique…

Il faut enfin évoquer le grand moulin à eau de Barbegal, près d’Arles. Dans cette installation hors norme, l'eau était fournie par un aqueduc de 2 m de largeur, incliné à 30 degrés. Cette force hydraulique entraînait 16 roues à aube et chacune de ces roues entraînait à son tour une paire de meules.

Un système mécanique d'engrenage reliait les roues à aube et les meules afin de transférer le mouvement de la roue à aube vers la meule. Cette installation extraordinaire produisait 4,5 tonnes de farine par jour, ce qui permettait de transformer le blé produit autour de la cité et de nourrir la population de la ville d'Arles qui comptait à l'époque plus de 12 000 habitants.

Même si cette meunerie gallo-romaine de Barbegal, qui a fonctionné pendant plus de trois siècles (du début du 1er siècle à la fin du 3ème siècle de notre ère) reste unique en son genre, elle est aujourd’hui considérée comme un véritable bâtiment industriel antique et il faudra attendre le XIIème siècle et la multiplication en Europe des grands moulins à eau, pour retrouver ce niveau technique et cette ampleur de production…

Ces quelques exemples du génie des Grecs et des Romains en matière technique et mécanique ne sont pas exclusifs : on trouve également dans les civilisations indienne, arabe et chinoise, d’autres exemples tout aussi extraordinaires d’innovations technologiques qui auraient pu constituer les moteurs d’une révolution économique et industrielle mais l’Histoire, pour des raisons multiples, en a décidé autrement.

Mais pour se limiter au génie gréco-romain, la réalité et l’ampleur de ces avancées technologiques bouleversent notre vision d’une histoire et d’un progrès linéaires. Ces découvertes et inventions démontrent également que, contrairement aux idées reçues, Grecs et Romains savaient articuler science théorique, science expérimentale et innovations techniques et que le soi-disant mépris des Grecs pour la mécanique et la technique est un mythe.

Dans le cas de la machine d’Anticythère, il faut également souligner qu’un tel système n’aurait jamais pu être conçu et fabriqué si les Grecs n’avaient pas eu accès aux connaissances scientifiques et techniques des autres grandes civilisations de l’époque, qu’il s’agisse de Babylone, de l’Egypte ou de l’Inde.

L’existence d’une telle machine montre qu’il y avait, sous l’Antiquité, des échanges d’informations et de savoirs entre cultures et civilisations bien plus importants qu'on ne le pensait encore récemment. Une réalisation comme la machine d’Anticythère, dont l’ingéniosité et la complexité ne cessent de nous émerveiller, démontre de manière éclatante que le génie et l’inventivité des Grecs n’avaient rien à envier à ceux des grandes figures de la Renaissance, comme Léonard de Vinci, mais montre également que des avancées techniques majeures ne suffisent pas, à elles seules, à provoquer l’apparition d’une société industrielle.

Il n’en reste pas moins vrai que c’est bien sous l’Antiquité qu’a eu lieu une première révolution technique, plus de quinze siècles avant la Renaissance et que le temps est venu de reconnaître ce fait historique majeur et cet héritage scientifique et culturel immense, que nous ne faisons que commencer à découvrir et qui n’a sans doute pas fini de nous étonner !

René TRÉGOUËT

Sénateur Honoraire

Fondateur du Groupe de Prospective du Sénat

Noter cet article :

 

Vous serez certainement intéressé par ces articles :

Recommander cet article :

  • Kostas Politis

    17/02/2013

    On peut voir les vidéos de l'exposition "Anticythère" du Musée National Archéologique d'Athènes sur youtube: http://www.youtube.com/user/antikythera2012

  • Anticopédie

    16/03/2014

    Nous espérons pouvoir accueillir en France en 2015-2016 l'exposition du "musée des technologies des Grecs de l'antiquité" (www.kotsanas.com) pour une tournée dans plusieurs villes. Le projet est actuellement à l'étude (un comité d'organisation a été constitué fin 2013 dans ce but), et la liste des villes qui en recevront la visite devrait être fixée dans les quelques semaines à venir.

    J'espère donc pouvoir en dire davantage bientôt !

  • back-to-top