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Edito : La France prépare l’usine du futur

On l’oublie souvent, la désindustrialisation qui frappe nos économies développées est bien antérieure à l’apparition de l’Internet et de l’économie numérique, au début des années 1990. En France, la part de l'industrie dans la valeur ajoutée est ainsi passée de 30 %, au lendemain de la seconde guerre mondiale, à 24 % en 1980, pour descendre à 10 % aujourd'hui. Cette désindustrialisation a pour corollaire une croissance continue de la part des services marchands, qui passe de 35 % au début des années 1950 à 57 % aujourd'hui.

L’une des conséquences de cette évolution est que plus de 8,8 millions d'emplois ont été créés dans le tertiaire entre 1975 et 2010, tandis que l'industrie, l'agriculture et la construction en perdaient respectivement 2,5 millions, 1,4 million et 117.000.

Ce déclin industriel et cette tertiarisation croissante de notre économie ont été accélérés depuis une vingtaine d’années par la forte croissance de l’économie numérique qui représente aujourd’hui 5,5 % du PIB français (124 milliards d’euros) et 1,5 million d’emplois, ce qui équivaut à environ 25 % de la croissance nationale. 

C’est dans ce contexte économique, marqué par le reflux inexorable de l’industrie traditionnelle et la montée en puissance de l’économie numérique et cognitive, que l’Allemagne a lancé en 2013, le concept d'industrie 4.0, à présent repris dans le monde entier. A l’origine de ce nouveau concept, on trouve une réflexion économique implacable bien formulée par Eric Payan, responsable en France du programme industrie 4.0 de Bosch qui développe 150 projets d'usine connectée, « Pour conserver sa puissance industrielle, l’Europe ne doit pas se battre sur le prix bas, mais sur la qualité, la technologie et des services parfaitement adaptés aux consommateurs ». 

Pendant ce temps, la France continue d’accuser un retard persistant en matière de « densité robotique » (nombre de robots industriels pour 10 000 salariés). Elle ne compte toujours que 125 robots pour 10 000 salariés de l'industrie et n’arrive qu’au 11ème rang des pays de l’OCDE, loin derrière ses voisins allemands et italiens. En valeur absolue, le retard français en matière de robotique industrielle est encore plus grand : l’Allemagne compte cinq fois plus de robots industriels – plus de 167 000. Le Japon, avec 304 000 robots en utilisation, est dix fois plus robotisé que la France. La Chine, qui prend le tournant de la robotisation, a déjà quatre fois plus de robots industriels que nous. 

Heureusement, nos entreprises ont à présent bien pris conscience de l’importance majeure de cette mutation industrielle en cours. Elles intègrent à tous les niveaux de la production le concept de « Cobots », c’est-à-dire de robot-collaborateur, capable de seconder activement l’homme dans son travail. Un nouveau programme de recherche commun, lancé en février dernier par le groupe Airbus et le Laboratoire franco-japonais de robotique (JRL), vise à développer des robots humanoïdes dédiés aux lignes de montage aéronautiques. « Étant donné la spécificité des lignes d’assemblage aéronautiques et des tâches qu’elles requièrent, le groupe Airbus a des besoins bien définis », explique Abderrahmane Kheddar, directeur du JRL. Dans ce cas précis, les robots doivent savoir évoluer dans des espaces réduits tels qu’un fuselage, et accomplir des tâches complexes dans de nombreuses positions. Et c’est précisément ce que parviennent à faire ces « cobots » de nouvelle génération qui, en combinant l’expertise japonaise en électronique et en robotique à l’excellence française en mathématiques et en informatique, ont appris à travailler non seulement debout mais également à genoux et couchés, comme le font déjà leurs collègues humains…

Mais ces chercheurs veulent à présent aller plus loin et franchir une nouvelle étape en concevant des programmes qui permettront à ces cobots de savoir s’adapter très rapidement à certaines situations imprévues qui peuvent survenir tout au long du processus de production et d’aménagement des avions. Le défi n’est pas mince car pour acquérir une réelle autonomie et savoir prendre instantanément des initiatives adaptées à la situation ce nouveau type de robot doit être capable d’apprendre en permanence pour mieux comprendre son environnement.

Parallèlement à cette nouvelle forme de collaboration intelligente entre l’homme et le robot, le processus de production très complexe des milliers de pièces qui composent ce type d’avion est également en train d’être totalement révolutionné par l’intégration des technologies numériques et de la robotique. Dans le cadre de ce concept d’usine du futur, l’équipementier aéronautique Daher est en train de mettre en place trois lignes flexibles et automatisées de production de pièces aéronautiques de petites dimensions. Lorsque ces lignes seront totalement opérationnelles, en 2017, elles seront capables de produire à la demande des dizaines de milliers de pièces différentes, chacune parfaitement étalonnée et conforme au cahier des charges rigoureux défini par Airbus.

Dans le cadre du plan « Usine du Futur », lancé en 2012, Fives et Dassault Systèmes ont pour leur part identifié six thématiques : le numérique, la robotique de process, la fabrication additive et autres procédés, les composites, le contrôle non destructif et la place de l’homme dans l’usine. L’objectif avoué de ce plan est de lever les obstacles technologiques et de mettre en place un système de production et de contrôle global entièrement numérisé.

Cette révolution productique est rendue possible par l’arrivée sur le marché d’une nouvelle génération de robots industriels dont les performances n'ont plus rien à voir avec celles, encore très limitées, de leurs congénères de la fin du siècle dernier. ABB (leader mondial dans les technologies de l’énergie et de l’automation) a par exemple présenté l’année dernière son nouveau robot, le YuMi (« Toi et moi »). Il s’agit du premier véritable robot collaboratif au monde qui dispose de deux bras. Contrairement à la quasi-totalité des robots industriels existants, YuMi peut travailler avec l’homme sans cage autour de lui. Il a la capacité de voir et de ressentir, ce qui lui permet d’une part de travailler en collaboration avec l’homme et d’autre part de manipuler avec une très grande précision n’importe quel objet de petite taille, le tout avec un niveau de sécurité extrêmement élevé pour l’homme.

Autre exemple de la révolution industrielle en cours : le nouveau robot industriel intelligent qui est fabriqué par l’entreprise Japonaise Fanuc. Ce robot utilise les nouvelles techniques d’apprentissage profond (Deep Reinforcement Learning), ce qui va lui permettre de développer rapidement un chemin heuristique pertinent pour résoudre une tâche nouvelle. Après 8 heures d’entraînement en moyenne, ce robot obtient une précision supérieure à 90 % et devient alors pleinement opérationnel. Mais, selon les chercheurs de Fanuc, cette révolution de l’apprentissage profond appliqué aux robots ne fait que commencer car si l’on combine cette méthode avec les nouvelles technologies de partage des connaissances, via le cloud, on peut parvenir à créer une véritable « intelligence collective robotique ». Ken Goldberg, professeur de robotique à l’Université de Californie, est d’ailleurs persuadé que, d’ici quelques années l’ensemble des robots présents dans une unité de production sauront communiquer et collaborer entre eux et fonctionneront simultanément au niveau individuel et au niveau collectif, un peu à la manière d’une ruche ou d’une termitière…

Mais le concept d’usine du futur vise également à améliorer drastiquement l’efficacité énergétique et à réduire l’empreinte écologique des processus de production. La société Triballat Noyal (900 salariés, 242 millions d’euros de chiffre d’affaires en 2014), qui fabrique des produits alimentaires à base de lait et de soja, est déjà en pointe en matière d’utilisation d’énergies renouvelables (elle utilise une éolienne, des panneaux photovoltaïques et une chaudière à biomasse) mais elle a décidé d’aller plus loin et de réduire, d’ici trois ans, sa consommation énergétique globale de 20 %.

Pour atteindre cet objectif, cette entreprise va poursuivre ses investissements importants (20 millions d’euros par an, soit 8 % du chiffre d’affaires) dans l’amélioration de son efficacité énergétique à tous les niveaux, y compris en termes de réduction des pertes de matières. Elle est également parvenue à recycler entièrement ses flux de lait de brebis sur son site de fabrication de yaourts, en Lozère.

Autre exemple de cette mutation vers l’usine du futur : le projet développé par le motoriste Safran et visant à produire des pièces complexes de différentes tailles en métal, en recourant aux technologies habituellement utilisées dans la plasturgie. Grâce au savoir-faire de la société Alliance, fondée il y a 20 ans, qui a su développer une remarquable technologie du moulage par injection de métal (MIM), Safran est sur le point de gagner son pari qui vise à produire un plus grand nombre de pièces complexes rapidement et à moindre coût (jusqu’à 40 % d’économies). Le procédé consiste à injecter un granulé plastique chargé de poudres métalliques dans un moule avant de retirer le plastique, puis de fritter la pièce moulée. Après avoir maîtrisé la production de petites pièces, Safran cherche à présent à utiliser cette technologie très innovante pour fabriquer des pièces de plus grande taille, destinées notamment au secteur en plein essor de l’aéronautique.

D’autres domaines, comme celui de la chimie fine, sont également touchés par cette mutation industrielle sans précédent. Air Liquide a ainsi présenté il y a quelques semaines son projet "Connect", labellisé "vitrine technologique" par l'Alliance pour l'Industrie du futur, qui réunit les organisations professionnelles de l’Industrie et du Numérique pour gérer le déploiement du plan "Industrie du Futur" en France. 

Air Liquide va investir 20 millions d’euros d’ici 2017 pour rendre opérationnel en 2017, près de Lyon, un centre de pilotage unique dans l’industrie des gaz industriels. Ce centre, en pointe au niveau mondial, sera capable de piloter et d’optimiser la production, l’efficacité énergétique et la fiabilité d’une vingtaine de sites français alimentant par canalisation des clients industriels en oxygène, azote, argon et hydrogène. Mais cette unité sera également capable de déclencher des actions de maintenance prédictives. Ce projet collaboratif associe une centaine d’entreprises locales, dont une dizaine de start-up, et vise à tester et introduire les dernières technologies digitales (scan 3D, réalité augmentée, tablettes tactiles, tutoriels vidéo, etc.) dans le travail quotidien des équipes des sites. Il s’agit, selon Air liquide « d’adapter la production de chaque site aux besoins des clients en temps réel, grâce à l’analyse des données de masse ».

Parmi les nombreux outils technologiques du futur qui seront utilisés dans cette usine high-tech d’Air liquide, on trouvera notamment des lunettes de réalité augmentée semblables à celles mises au point récemment par Bosh. Cet équipementier a en effet conçu les lunettes intelligentes destinées à simplifier de manière drastique la gestion des contrôles qualité. Au lieu d’utiliser un classique formulaire papier ou une tablette, l'opérateur voit l'image virtuelle de la pièce à contrôler qu'il compare à la pièce réelle. Il lui suffit alors d’émettre ses instructions vocalement et les lunettes font le reste du travail : elles photographient les pièces défectueuses et transmettent ces images aux différents services impliqués dans le contrôle. Ces lunettes communicantes à réalité augmentée ouvrent également la voie vers la maintenance prédictive qui permet de détecter les pièces défectueuses et de les changer avant que la panne survienne, ce qui entraîne des gains évidemment considérables en matière d’entretien et permet une sécurité améliorée.

Mais ces technologies virtuelles ne permettent plus seulement de concevoir beaucoup plus rapidement des produits et systèmes physiques d’une grande complexité, elles savent également simuler le comportement d’un logiciel en situation réelle, ce qui permet la détection et la correction virtuelle de défauts de conception dommageables qui seraient apparus dans certaines conditions particulières, mais bien réelles celles-ci, d’utilisation de ces produits dans la "vraie" vie.

Reste que, dans cette usine du futur, le pouvoir ultime reviendra finalement aux agents humains qui auront la possibilité de reconfigurer à volonté et en temps réel les différents éléments physiques constituant le système de production. C’est en tout cas la perspective ouverte par une équipe de recherches du MIT qui a développé Reality Editor, une application disponible sur iOS, capable aujourd’hui de donner le pouvoir à l’utilisateur de connecter et de manipuler les fonctionnalités des objets physiques qui l’entourent.

Concrètement, par l’intermédiaire de l’application qui utilise la réalité augmentée, l’appareil dont les fonctionnalités apparaissent à l’écran dès lors qu’on le vise avec la caméra du smartphone, devient contrôlable. Il devient alors possible d’interconnecter de façon intuitive des objets en dessinant une ligne virtuelle entre deux éléments depuis l’écran du téléphone…

Cette industrie du futur qui est en train de naître sous nos yeux est d’autant plus fascinante qu’elle efface les frontières séculaires entre production de matière, d’énergie et d’information et qu’elle rend également caduque la vieille séparation conceptuelle qui distingue depuis plus de deux siècles, en matière économique, le secteur de la production de celui des services. Demain, les entreprises devront être capables de s’adapter en temps réel à une infinité de nouveaux besoins exprimés par les clients et consommateurs. Pour parvenir à relever ce défi, elles devront concevoir, produire et commercialiser des offres totalement personnalisées qui intégreront de manière totalement indiscernable ces dimensions physiques, énergétiques et informationnelles.

Dans cette mutation industrielle sans précédent depuis l’invention de la machine à vapeur par James Watt, il y a bientôt deux siècles et demi, la France et l’Europe, si elles agissent conjointement sur les leviers que sont la culture de l’innovation et l’excellence de la formation, possèdent toutes les compétences et tous les atouts économiques, technologiques et culturels pour prendre la tête des acteurs planétaires de cette nouvelle économie.

René TRÉGOUËT

Sénateur honoraire

Fondateur du Groupe de Prospective du Sénat

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  • Dave

    10/06/2016

    Sympa d'avoir supprimé mon commentaire qui nuançait votre article, je sais désormais que l'information ici n'est pas fiable.
    Merci d'avoir mis les choses au clair, je ne reviendrai plus sur ce site.

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