RTFlash

Matière

Edito : Un siècle après son élaboration, la physique quantique provoque une seconde révolution scientifique

Il y a presque un siècle, après plusieurs décennies de réflexions théoriques et d’expérimentations, la physique quantique, construite par une dizaine de physiciens de génie, dont Einstein, était formalisée par Werner Heisenberg, avec son principe d’incertitude, et Erwin Schrödinger, découvreur de la fonction d’onde. Il fallut cependant attendre les expériences décisives d’Alain Aspect, à l’Institut d’optique d’Orsay, en 1982, puis d’Antoine Suarez, à l’Université de Genève, en 2001, pour que soit définitivement établie la nature irréductiblement quantique de l’infiniment petit, caractérisée par une corrélation fondamentale des particules, non seulement spatiale, mais aussi temporelle, ce qui signifie concrètement que, lorsque deux photons sont intriqués, toute action sur l’un agit instantanément sur l’autre et qu’il devient en outre impossible de déterminer la succession des événements concernant ces photons, comme si le temps cessait d’exister pour ces particules….

Un siècle avant la naissance de la mécanique quantique, avec Max Planck, le grand scientifique anglais Thomas Young, dans une expérience demeurée célèbre, avait eu l’idée, en 1801, de faire passer un faisceau de lumière à travers deux fentes parallèles, et de le projeter sur un écran. Il observa alors que la lumière, en se diffractant au passage des fentes, produisait sur l'écran des franges d'interférence, c'est-à-dire une alternance de bandes éclairées et non-éclairées. C’est ainsi que Young pu émettre l’hypothèse de la nature ondulatoire de la lumière.

Au début du XXème siècle, l’expérience de Young fut raffinée et répétée avec de nombreuses familles de particules (électron, photon, neutron), ce qui permit de confirmer la nature fondamentalement duale de ces particules, qui se comportent bien comme des ondes, tant qu’on ne les mesure pas, mais redeviennent immanquablement des particules ponctuelles, dès lors qu’on essaye de les mesurer. Mais, jusqu’à présent, les physiciens avaient dû se contenter de calculs statistiques, sur un grand nombre de particules, pour vérifier cette dualité, en observant la probabilité de voir ces particules passer par une fente, plutôt que par l’autre. Cette limitation a sauté il y a quelques semaines, avec une expérience que l’on croyait impossible à réaliser, mais qu’ont pourtant réussie des physiciens de l’Université de Vienne (Voir APS).

« Nous ne pouvions plus nous satisfaire d’expliquer le comportement des particules individuelles, uniquement sur la base de résultats qui ne deviennent visibles que grâce à l’étude statistique de nombreuses particules. Nous avons donc réfléchi à la manière dont le phénomène d’interférence bidirectionnelle peut être prouvé sur la base de la détection d’une seule particule » souligne Holger Hofmann, l’un des chercheurs qui a imaginé cette superbe expérience. Celle-ci a utilisé des neutrons de la source de neutrons de l’Institut Laue-Langevin à Grenoble : Les neutrons sont projetés sur un cristal qui divise l’onde quantique du neutron en deux ondes partielles, selon le même principe que  l’expérience classique de la double fente. Ces deux ondes partielles de neutrons vont alors se déplacent le long de deux chemins différents, avant de se recombiner à nouveau et d’être mesurées.

Mais l’idée de génie de cette équipe, c’est d‘avoir su exploiter une autre propriété du neutron, son spin, qui correspond au moment cinétique de la particule (sa rotation sur elle-même). Or, ce spin peut être modifié par un champ magnétique, qui peut le faire pointer dans un sens, ou dans l’autre. Si le spin du neutron est mis en rotation sur une seule des deux voies possibles, on peut déterminer ensuite quelle voie il a choisie. Dans ce cadre expérimental, les chercheurs savaient exactement quelles valeurs de spin le neutron pouvait prendre, en fonction du trajet choisi. C’est ainsi qu’ils ont pu observer, pour la première fois, que chaque neutron était présent pour un tiers dans un trajet et pour deux tiers dans l’autre. Comme le souligne l’étude, « Ces résultats de mesure confirment sans ambiguïté la théorie quantique classique, et sans qu’il soit besoin de recourir à des arguments statistiques insatisfaisants : lors de la mesure d’une seule particule, notre expérience montre qu’elle a dû emprunter deux chemins en même temps ».

Une autre étude très remarquée a été publiée il y a quelques jours par des physiciens japonais de l’Institut Riken. Ceux-ci ont montré que le phénomène d’intrication quantique à longue distance peut persister, même à des températures très supérieures au zéro absolu, si les conditions correctes sont remplies (Voir Sciencesprings). Ces recherches montrent notamment qu’il faut au moins trois sous-systèmes de communication pour maintenir sur de longues distances une bonne intrication quantique. Comme le souligne le Professeur Keijo Saito, co-auteur de l’étude, « Ce résultat a ouvert la porte à une meilleure compréhension des relations entre température et intrication quantique sur de grandes distance. Nos recherches vont faciliter le développement de futurs dispositifs quantiques qui fonctionnent à température ambiante, ce qui lèvera un verrou majeur à l’essor des technologies quantiques ».

Des scientifiques de l’Institut QuTech de l’Université de Delft aux Pays-Bas, ont publié une autre étude, également remarquable, il y a quelques jours, montrant qu’il était possible de téléporter de manière fiable, contrôlée, et totalement inviolable, des informations, en établissant une intrication quantique instantanée entre des nœuds de communication non physiquement reliés (Voir Nature). Une autre percée notable vient d’être annoncée par l’Université de Bristol, qui a développé un nouveau type de capteurs photoniques quantiques, utilisant des résonateurs en anneaux, dont la sensibilité est cent fois plus grande que les meilleurs capteurs du marché (Voir University of Bristol). L’utilisation de cette technologie pour détecter les changements d’absorption ou d’indice de réfraction peut être utilisée pour identifier et caractériser une large gamme de matériaux et de substrats biologiques, ce qui ouvre la voie vers d’innombrables applications, allant de la surveillance des gaz à effet de serre à la détection du cancer.

Des chercheurs de l’Université anglaise de Lancaster viennent, pour leur part, de réaliser un exploit en réussissant à coupler, pour la première fois, deux cristaux temporels (Voir Nature Communications). Découverts en 2016, les cristaux temporels sont des objets physiques tout à fait fascinants. Ils sont organisés en structure composée d’un ensemble de particules ordonnées selon un motif répété, comme un cristal classique, mais qui évoluent et retournent sans cesse à leur état d’origine de façon périodique, sans avoir besoin d’un apport extérieur d’énergie. La différence majeure avec les cristaux ordinaires, dont la structure se répète uniquement dans l’espace, est que celle des cristaux temporels se répète également dans le temps. Ces recherches ont montré que ces deux cristaux temporels pouvaient former un seul objet quantique macroscopique, en théorie capable d’effectuer des calculs à température ambiante, ce qui ouvre une toute nouvelle voie de recherche vers un ordinateur quantique qui serait capable de fonctionner dans des conditions physiques ordinaires. Des chercheurs français du CNRS de Grenoble ont pour leur part réussi pour la première fois au début de l’année, en refroidissent un tambour d’aluminium de 15 µm de diamètre, à placer un objet macroscopique complet dans un état de mouvement quantique fondamental.

On aurait tort de penser que cette nouvelle révolution quantique se limite aux domaines de la physique, de l’électronique et de l’informatique, car de récentes recherches montrent que, contre toute attente, les étranges lois qui régissent la physique quantique semblent également jouer un rôle fondamental dans l’organisation et le fonctionnement du vivant. Des chercheurs de l’Université anglaise du Surrey viennent ainsi de montrer que certains effets quantiques seraient à l’origine des mutations spontanées de l’ADN (Voir University of Surrey) Dans la constitution de l’extraordinaire architecture de l’ADN, Il suffit que la nature des liaisons hydrogène entre les paires de bases se modifie très légèrement pour qu’un défaut d’appariement se produise, ce qui peut alors entraîner une mutation spontanée de l’ADN. En utilisant un puissant outil de modélisation informatique, ces chercheurs ont pu montrer, pour la première fois, l’implication de la mécanique quantique dans la réplication de l’ADN, un phénomène déjà prédit dans les années 50 par les généticiens James Watson et Francis Crick, qui ont découvert la structure de l’ADN en 1953.

Cette étude explique que l'effet tunnel qui agit sur les protons permet la disparition spontanée d'un proton à un endroit et la réapparition du même proton à proximité. Or, les atomes d'hydrogène, très légers, ont des liaisons qui assurent la cohésion des deux brins de la double hélice de l'ADN et peuvent, dans certaines conditions, se comporter comme des ondes pouvant exister à plusieurs endroits à la fois. Ce serait justement ce phénomène quantique de dualité qui ferait que ces atomes se retrouvent parfois sur le mauvais brin d'ADN, entraînant des mutations.

Commentant ces recherches, le Docteur Marco Sacchi, chef de projet à l'Université de Surrey, souligne que « Beaucoup soupçonnent depuis longtemps que le monde quantique – qui est étrange, contre-intuitif et merveilleux – joue un rôle dans la vie telle que nous la connaissons. Bien que l'idée que quelque chose puisse être présent à deux endroits en même temps puisse être absurde pour beaucoup d'entre nous, cela se produit tout le temps dans le monde quantique, et notre étude confirme que l'effet tunnel quantique se produit également dans l'ADN à température ambiante ». Et ces défauts d’appariement entre les brins d’ADN se produiraient nettement plus souvent que l’on ne le pensait jusqu’ici, selon ces chercheurs. « Les protons de l’ADN peuvent créer un tunnel le long des liaisons hydrogène de l’ADN et modifier les bases qui codent l’information génétique », indique Louie Slocombe, auteur principal de l’étude.

Evoquons enfin une dernière et passionnante étude, réalisée par des chercheurs de l’Université de Jena et de l’Institut d’Astronomie Max Planck, qui montre de manière convaincante que ce fameux "effet tunnel" quantique aurait également pu jouer un rôle-clé dans l’apparition de la vie sur Terre (Voir Nature Astronomy). Notre planète se caractérise par un extraordinaire foisonnement du vivant. Selon de récentes estimations, il pourrait y avoir plus de 100 millions d’espèces différentes sur Terre (sans compter les bactéries) et, à ce jour, à peine deux millions d’entre elles ont été répertoriées. Quant à l’origine de la vie, apparue il y environ quatre milliards d’années, elle reste un grand mystère et fait l’objet de deux hypothèses principales, qui ne sont d’ailleurs pas incompatibles. Selon la première, les précurseurs des molécules biologiques se seraient constitués par synthèse dans l’espace, puis auraient été apportées sur Terre via les météorites et comètes. Cette première hypothèse est connue sous l'appellation de “panspermie”. La seconde hypothèse est celle de la biogénèse, qui postule que les éléments essentiels à la vie ont pu être forgés sur Terre, et émerger autour des sources hydrothermales, dans les conditions physico-chimiques très particulières qui régnaient au début de l'histoire de la planète.

Une récente étude de l’Institut Max Planck, publiée en février et dirigée par Serge Krasnokutski a montré que, contre toute attente, des molécules aussi complexes que des peptides et protéines peuvent se former dans des conditions cosmiques extrêmes, à très basse température, sans eau ni irradiation, et sans avoir recours à l’étape énergivore de formation d’acides aminés et d’élimination de l’eau, grâce à l’effet tunnel de la mécanique quantique (Voir Max Planck Institute for Astronomy).

Cette découverte est considérable car, jusqu’à, présent, il était admis que les peptides avaient besoin d’eau pour donner naissance à des formes de vie complexes. La glycine par exemple, peut être obtenue à partir d’un précurseur chimique nommé aminocétène, en se liant avec une molécule d’eau. Ensuite, pour qu’il y ait liaison avec l’acide aminé suivant, il faut que la molécule d’eau soit à nouveau retirée. « Nos calculs de chimie quantique nous ont permis de montrer que l’acide aminé glycine peut être formé par un précurseur chimique – appelé aminocétène – se combinant avec une molécule d’eau. En termes simples : dans ce cas, de l’eau doit être ajoutée pour la première étape de réaction, et de l’eau doit être retirée pour la seconde », explique Serge Krasnokutski, qui a dirigé ces travaux à l’Institut d’astronomie Max Planck. Ces chercheurs ont réussi à sauter l’étape nécessitant de l’eau, pour passer directement des aminocétènes à la polyglycine peptidique. Ils ont également simulé la composition globale de nuages moléculaires, en ajoutant notamment du carbone, de l’ammoniac et du monoxyde de carbone.

Cette "soupe primitive" a été placée dans une chambre ultravide à environ un quadrillionième de la pression atmosphérique terrestre et à une température de -263°C. Les chercheurs ont alors constaté avec surprise que la glycine parvenait à se polymériser dans ces conditions extrêmes. Mais pour qu’une telle réaction puisse avoir lieu à des températures aussi basses, il fallait comprendre pourquoi les molécules d’aminocétène étaient si réactives et comment des peptides complexes pouvaient se former dans les conditions aussi extrêmes et hostiles que celles du vide cosmique.

Selon les lois de la physique, pour que les liaisons se produisent, les atomes d’hydrogène doivent se déplacer. Et c’est là qu’intervient de manière décisive la physique quantique : grâce au fameux "effet tunnel", qui autorise un objet quantique à franchir une barrière de potentiel même si son énergie est inférieure à l'énergie minimale requise pour franchir cette barrière, ces atomes d’hydrogène seraient capables de franchir, dans le vide spatial, une barrière énergétique normalement insurmontable, ce qui permettrait la formation de liaisons stables nécessaires à l’apparition des molécules complexes nécessaires à la vie…

Cette seconde révolution quantique en cours est absolument passionnante, et porteuse d’immenses avancées, tant sur le plan théorique, en jetant de nouveaux ponts conceptuels entre thermodynamique, énergie, information et matière, qu’en en matière de recherche appliquée, en ouvrant la voie à de multiples innovations de rupture, dans les domaines de l’énergie, de l’informatique, de la biologie et des matériaux. Mais l’aspect sans doute le plus fascinant de cette révolution quantique réside dans le fait, à présent indéniable, que les étranges lois de la physique quantique sont bien à l’œuvre -jusqu'à quel point ? - dans les processus fondamentaux qui régissent la vie, tant dans son émergence que dans son fonctionnement et son évolution. Cette biologie quantique pourrait bien nous permettre de dévoiler, au cours de ce siècle, une réalité et une Nature plus polymorphe, plus profonde et plus surprenante encore que celles que nous croyons connaître…

René TRÉGOUËT

Sénateur honoraire

Fondateur du Groupe de Prospective du Sénat

e-mail : tregouet@gmail.com

Noter cet article :

 

Vous serez certainement intéressé par ces articles :

Recommander cet article :

back-to-top