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Edito : Quels seront les nouveaux besoins en compétences d'ici à 2030 ?

Il y a trois ans, en juin 2015, on se souvient que le cabinet de conseil Roland Berger avait publié une étude largement médiatisée qui prévoyait que 3 millions d’emplois - principalement ceux à faible niveau de qualification - pourraient être détruits en France d’ici 2025 par la numérisation de l’économie.

Il y a un an et demi, fin 2016, le réputé cabinet Forrester publiait une étude selon laquelle il prévoyait que l’intelligence artificielle et les nouveaux outils numériques risquaient de supprimer 6 % des emplois aux États-Unis d’ici 2021. Les premiers emplois menacés seraient les métiers du transport, de l’industrie et certains services à faibles niveaux de compétences. Pour étayer ses thèses, Forrester rappelait que 45 % des adultes interrogés aux Etats-Unis ou au Canada déclaraient déjà avoir recours à des assistants virtuels comme Alexa (Amazon), Cortana (Microsoft), Siri (Apple) ou Google Now (Google) ainsi que des chatbots.

Mais en janvier 2017, le Conseil d’orientation pour l’emploi publiait à son tour un long rapport qui prenait le contrepied de ces prévisions alarmistes et prévoyait que seuls 10 % des emplois en France, soit 1,5 million d’emplois, seraient menacés par l’automatisation. Cette étude prévoyait toutefois que la moitié des emplois existants étaient susceptibles d'évoluer, dans leur contenu, de façon significative à très importante.

Le 24 mai dernier, le cabinet McKinsey a publié à son tour une étude baptisée "The Future of Workplace". Ce travail très riche d’enseignements met en lumière les changements à venir en matière de besoins en compétences. Le cabinet de conseil a passé au crible 800 activités et 2000 tâches pour se focaliser sur 25 compétences et tenter de mieux cerner le volume d’heures de travail qu’elles représentent (Voir Mc Kinsey).

Le grand enseignement de ce remarquable travail, on ne s’en étonnera guère, est que l’automatisation et l’intelligence artificielle vont sensiblement accélérer la transformation des besoins en compétences. Ces derniers devraient en effet, selon cette étude, augmenter de 75 %. Plus précisément, les besoins en compétences avancées en informatique et en programmation devraient par exemple augmenter de 90 % entre 2016 et 2030. A l’inverse, les besoins en compétences à faible intensité cognitive - compétences physiques et manuelles principalement - vont connaître un net déclin.

Employant les grands moyens, cette étude a commencé à diviser le marché du travail, à savoir le nombre total d'heures travaillées aux Etats-Unis et dans 14 pays européens, en 25 compétences, regroupées en cinq grandes familles. Dans un second temps, l’étude a tenté de relier ces tâches aux compétences correspondantes pour estimer leur évolution.

Selon les prévisions de McKinsey, et contre toute attente, le nombre total d'heures travaillées en 2030 dans les pays étudiés ne serait pas inférieur à celui de 2016, progressant même de 5 % (683 milliards d'heures en 2030 contre 650 milliards aujourd'hui). Mais les compétences demandées sur le marché du travail vont, en revanche, considérablement évoluer.

Dans l’ensemble des secteurs étudiés, les compétences physiques et manuelles, ainsi que les compétences intellectuelles de base, vont reculer de respectivement 14 % et 15 %, à cause de la montée en puissance rapide de la robotique polyvalente, d'une part, et de l'intelligence artificielle, d'autre part. Or ces compétences « de base » représentent aujourd'hui près de la moitié des heures de travail (318 milliards d'heures sur 650).

D'ici à 2030, elles vont fortement décliner au profit de trois secteurs : en premier lieu, les compétences intellectuelles élevées - créativité, gestion de projets financiers, scientifiques ou juridiques -. En deuxième lieu, les compétences technologiques, directement liées à la révolution numérique et la gestion des données massives, qui vont augmenter de 55 %. Enfin, troisième secteur en pleine croissance, celui des compétences sociales et émotionnelles (+ 24 %), notamment dans les domaines de l’éducation, de la formation, de l’action sociale et de l’aide à la personne.

Ainsi, l’étude de Mc Kinsey prévoit la fin, au cours de ces dix prochaines années, de la séparation multiséculaire des métiers entre « cols bleus » et « cols blancs ». Le numérique, l’IA et les robots collaboratifs (Cobots) vont faire émerger les « cols neufs », une nouvelle catégorie de travailleurs capables d’accomplir simultanément plusieurs tâches dévolues jusqu’à présent exclusivement aux professions intellectuelles.

La deuxième partie de l'étude, qui repose sur une enquête auprès de cadres dirigeants, montre que toutes les entreprises ne sont pas égales, c’est le moins qu’on puisse dire, face à cette rupture historique majeure dans le monde du travail.

Il y a d’un côté les « GAFA » (Google, Amazon, Facebook et Apple) ainsi que les géants de l’informatique, de l’électronique ou de la banque (Microsoft, Intel, Samsung), qui sont déjà complètement engagés dans cette voie et misent à fond sur les compétences à très forte valeur ajoutée. Mais il y a également tout un secteur plus traditionnel, essentiellement composé de petites et moyennes entreprises de production de biens et de services, qui peinent à utiliser toutes les potentialités du numérique, faute d'une organisation adéquate, mais aussi parce qu’elles manquent de collaborateurs ayant un niveau de polyvalence et de flexibilité cognitive suffisant…

La montée en puissance de ces « cols neufs » et du besoin de partage des compétences en réseaux va également, selon cette étude, bouleverser toute l'organisation du travail et remettre complètement en question le modèle hiérarchique et pyramidal qui prévaut depuis plus de deux siècles, mais ne permet plus de répondre efficacement à des demandes de compétences de plus en plus variées et complexes.

Une des plus fortes illustrations de ce que je pressentais dans mon rapport sénatorial de 1995, intitulé « Des pyramides du pouvoir aux réseaux de savoir », est évoquée par McKinsey avec le nouveau modèle économique de Zappos, un système américain de vente de chaussures en ligne apparu il y a 5 ans et autogéré par ses agents, selon le modèle de « l’holacracy », dans lequel les 1.500 employés sont organisés en cercles, animés par des managers de projet temporaires.

Cette profonde et rapide mutation du marché du travail va avoir pour conséquences de faire exploser la demande pour les personnes les mieux formées, polyvalentes et flexibles. A contrario, tous ceux qui ne sauront pas évoluer dans leurs fonctions risquent fort de se voir remplacer par des robots, chabots et autres logiciels d’IA.

Selon Mc Kinsey, les entreprises, pour faire face à cette mutation sans précédent, vont devoir opérer en trois étapes : d’abord, quantifier les besoins au sein de l’entreprise ; ensuite, planifier la formation ou la requalification des équipes et des compétences sur les 15 prochaines années. Enfin, mettre en œuvre de manière intelligente, individualisée et concertée, ces changements. C’est ce que fait par exemple At&T qui a décidé de former 140 000 personnes au cours des cinq prochaines années, ou encore Google qui forme 18 000 ingénieurs tous les deux ans, soit le tiers de sa population d’ingénieurs.

Il est intéressant de rapprocher cette étude de Mc Kinsey avec une autre étude présentée il y a quelques semaines à Davos par le cabinet Accenture. Selon ce rapport, qui s'appuie sur une étude menée auprès de 14 000 salariés de tous les secteurs, dans onze pays différents, l'intelligence artificielle pourrait augmenter de 10 %, en moyenne, d’ici 2030 les effectifs des entreprises ayant investi dans cette technologie (Voir Accenture). L'étude évalue le gain moyen de l'utilisation de l'IA à 38 % sur le chiffre d'affaires et 10 % sur les effectifs. En tête de ce « gain numérique », on trouve le secteur des télécoms, avec une hausse de 46 % de chiffre d'affaires et de 21 % des effectifs.

Il est intéressant de noter que ces deux études, celle de Mc Kinsey et celle d’Accenture, sont finalement complémentaires et se rejoignent pour estimer que, si les nouveaux outils numériques et robotiques vont, dans un premier temps, inévitablement détruire des emplois, ils peuvent également, dans une seconde phase, susciter des créations de nouveaux emplois plus importantes que les destructions initiales, selon le principe de « destruction créatrice », magistralement théorisé par le grand économiste Schumpeter, et à condition toutefois que les entreprises et les pouvoirs publics consentent un effort économique et financier et social sans précédent en faveur de la formation tout au long de la vie.

A cet égard, l’opinion des dirigeants est éclairante, puisque 63 % pensent que l’IA permettra une création nette d’emplois dans leur entreprise d’ici 3 ans. Les employés sont pour leur part presque aussi nombreux, 62 %, à penser que l’IA aura un impact positif sur leur travail.

Comme le souligne de manière pertinente Fabrice Asvazadourian, directeur exécutif d’Accenture pour la France, « Il ne faut pas se tromper d’objectif : ce sont les employés qu’il faut protéger, pas les emplois. De tous temps, des emplois ont disparu et de nouveaux ont vu le jour, avec in fine un nombre total d’employés toujours plus important, et il en sera de même avec la révolution numérique en cours si nous nous en donnons les moyens et investissons massivement dans la formation permanente individuelle ».

En fin de compte, ce que nous disent ces deux études, c’est que la compétitivité et la croissance de demain reposeront de plus en plus sur un tryptique constitué par l’innovation technologique, l’innovation économique et enfin l’innovation cognitive et sociale, sans laquelle il ne sera pas possible d’exploiter toutes les potentialités liées aux ruptures technologiques et économiques.

Il faut bien comprendre qu’à mesure que la révolution numérique et robotique va s’étendre et se diffuser dans l’ensemble de l’économie, des plus petites entreprises artisanales aux grands groupes mondiaux, les disparités d’ordre purement technologique vont s’estomper. Ce qui fera alors la différence, jusqu’à devenir un facteur absolument décisif de choix pour les clients et les consommateurs, c’est la capacité à organiser et à articuler de la manière la plus intelligente possible les compétences humaines et les outils techniques et à intégrer la dimension affective et relationnelle au cœur des fonctions économiques, qu’il s’agisse de la conception, de la production ou de la distribution de nouveaux biens et services.

Ce défi technologique, économique et politique, est d’autant plus immense qu’il s’inscrit dans la perspective inéluctable du vieillissement considérable de nos sociétés, une évolution fondamentale qui va changer radicalement les besoins des individus, leurs aspirations et leurs modes de consommation.

Espérons que notre pays saura préparer et accompagner cette extraordinaire mutation de société en repensant le concept même d’activité et en créant les conditions individuelles et collectives favorables qui permettront à chacun de s’épanouir dans un travail qui évoluera en permanence et mobilisera tout au long de la vie l’ensemble de nos compétences humaines, intellectuelles et sociales.

René TRÉGOUËT

Sénateur honoraire

Fondateur du Groupe de Prospective du Sénat

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