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Edito : La Révolution du Télétravail, depuis si longtemps annoncée, arrive enfin...

Depuis le début de ce siècle, tel un serpent de mer, la révolution du télétravail est régulièrement annoncée comme imminente. Pourtant, il faut bien constater qu’alors que la puissance des ordinateurs portables et le débit de nos réseaux numériques ont été multipliés par 100 en 20 ans, le télétravail ne s’est jamais généralisé dans notre pays. D’après une étude récente de la DARES, environ 7 % des salariés, principalement des cadres, ont utilisé le télétravail au moins un jour par semaine en 2017 en France, contre 17 % en moyenne, dans l’Union Européenne…

Mais dans ce domaine, comme dans bien d’autres, la pandémie mondiale de Covid-19 a tout changé. Le confinement très strict, et sans précédent, qui a été instauré en France du 17 mars au 11 mai, a fait exploser, sous la contrainte de la nécessité, le recours au télétravail, puisqu’on estime qu’environ un tiers des 16 millions de travailleurs que compte notre secteur tertiaire a travaillé à distance pendant le confinement.

Reste à savoir si ce télétravail forcé a été, à l’issue du confinement, perçu de manière positive par les salariés et les entreprises. Et il semble bien que cela soit le cas, si l’on en croit une intéressante étude de WorkAnywhere qui vient d’être publiée. Ce cabinet a interrogé 6 523 collaborateurs issus de 150 entreprises et 14 secteurs d'activité, et les résultats sont sans appel : les deux tiers des sondés (65,5 %) se déclarent satisfaits de leur expérience de travail à distance.

Cette enquête révèle également que 75 % des personnes interrogées déclarent avoir travaillé dans un climat de confiance avec leur hiérarchie, et que 68 % estiment que le télétravail n’a pas nui au travail en équipe. Enfin, les trois-quarts des personnes interrogées pensent que leur entreprise aurait tout intérêt à développer le télétravail. Il est vrai que, contrairement à une idée reçue tenace, les salariés qui pratiquent régulièrement le télétravail ont une productivité moyenne supérieure de 10 à 20 % à celle qu’ils ont au bureau. Reste que cette explosion du télétravail a révélé la réalité de la fracture numérique territoriale qui existe dans notre pays : alors que 41 % des actifs ont travaillé à distance en Île-de-France, ils étaient seulement 11 % en Normandie, selon le sondage Odoxa-Adviso.

Les grandes entreprises ont également tiré les enseignements de ce développement aussi brusque qu’inattendu du télétravail. Le 12 mai dernier, Jack Dorsey, le patron de Twitter, a par exemple annoncé à ses salariés qu’ils pourront continuer à travailler depuis chez eux indéfiniment, et que la société contribuerait, sous forme de primes, à l’achat des équipements domestiques nécessaires. Quelques jours plus tard, c’est le patron de Facebook, Mark Zuckerberg, qui annonçait que la moitié des 45 000 employés de son groupe pourra travailler en télétravail d’ici 5 ans.

C’est dans ce contexte que le Groupe d’études géopolitiques (GEG), issu de l’école Normale, a publié début mai une étude prospective sur les conséquences de la généralisation du télétravail. Selon ce travail, il est probable que l’on assiste à un essor bien plus rapide que prévu du télétravail, y compris dans des branches et domaines considérés jusqu’à présent comme non accessibles à cette pratique. A partir du moment où sont réunis à la fois une forte demande de compétences, une offre de savoir gigantesque disponible dans des pays à faible coût de rétribution, et des infrastructures et outils technologiques suffisamment performants pour relier ces deux facteurs, on peut s’attendre à ce qu’au moins la moitié de l’ensemble des postes de travail dans le secteur des services devienne potentiellement accessible à la fois à la délocalisation et au télétravail d’ici 2030… (Voir GEG).

Cependant, le télétravail ne se développera pas mécaniquement au même rythme dans tous les domaines. En effet, pour des raisons à la fois culturelles et organisationnelles, les tâches qui requièrent à la fois une forte supervision et une forte coordination seront beaucoup plus difficiles à dématérialiser. C’est pourquoi cette étude souligne que l’Europe doit absolument favoriser une économie cognitive fortement collaborative et innovatrice, si elle veut éviter de voir une grande partie de sa valeur ajoutée lui échapper, pour être produite à des coûts plus faibles ailleurs. Selon l’économiste Richard Baldwin, il est certain que les travailleurs qualifiés devront faire face à une compétition mondiale de plus en plus rude avec des “télémigrants”, de plus en plus nombreux et de mieux en mieux formés, qui peuvent à présent proposer directement leurs services aux entreprises et administrations du monde entier, via les réseaux numériques. Baldwin souligne toutefois que ce phénomène peut s’avérer finalement positif, car les économies européennes et américaines vieillissantes n’ont pas assez de  travailleurs qualifiés dans de nombreux domaines.

Vu sous cet angle, les télémigrants peuvent donc permettre à de nombreuses entreprises d’avoir accès à un coût compétitif à de nouvelles compétences et services qui leur font défaut pour assurer et accélérer leur développement. En fait, tout dépendra de la recomposition spatiale de la chaîne de valeur et, comme le dit Baldwin, cette dématérialisation de l’économie au niveau planétaire peut être profitable à tous, à condition toutefois que « Les télémigrants augmentent plus vite la taille du gâteau qu’ils n’en divisent les parts », ce qui pose la question des politiques d’adaptation qui seront mises en œuvre en Europe et en France, notamment dans les domaines cruciaux de la formation, de l’innovation, mas aussi de l’environnement et de l’urbanisme.

Il faut en effet bien comprendre que le télétravail, en découplant le lieu de vie et le lieu de travail pour une large partie de la population, va entraîner une révolution urbaine et une recomposition des territoires dont nous n’avons pas encore pris la mesure. Imaginons qu’en 2030, plus de la moitié des travailleurs en France travaillent plus de la moitié du temps chez eux, ou dans un endroit distant de leur entreprise. Dans un tel scenario, qui devient maintenant probable, toute l’organisation de nos villes et le développement urbain seront à repenser, qu’il s’agisse des bâtiments, des transports, publics et particuliers, des zones d’activités économiques, ou même des sites de production industrielle. Il deviendra notamment possible d’optimiser de manière extrême la production, la distribution, le stockage et la consommation d’énergie et de réduire enfin de manière considérable, en dépit de l’accroissement attendu de la population mondiale, le double effet désastreux et insoutenable à terme de nos émissions de gaz à effet de serre sur le climat et de la pollution sur notre santé (au moins huit millions de morts par an selon les dernières études).

S’agissant de notre pays, nous avons la chance de posséder à la fois la richesse humaine, les compétences économiques et technologiques et le potentiel territorial et environnemental nécessaire pour réussir cette inévitable transition vers le travail et les activités à distance. Mais les grandes disparités d’utilisation du télétravail entre nos territoires, qui ont pu être observées pendant le confinement, doivent nous alerter. Si nous voulons favoriser un essor harmonieux et équitable du télétravail sur l’ensemble de notre territoire, nous devons absolument mieux articuler le déploiement des réseaux optiques à très haut débit et de la 5G, qui doivent être développés en cohérence. Mais nous devons également, pour pouvoir exploiter toutes les potentialités de ces réseaux à très haut débit, rendre accessibles et utilisables par tous les travailleurs, qu’ils soient dans le domaine des services, de l’industrie ou de l’agriculture, les bureaux virtuels portables de nouvelle génération qui vont bientôt sortir des laboratoires.

Ces bureaux virtuels associeront une puissance de calcul phénoménale, une capacité de stockage gigantesque, l’accès en ligne à des ressources d’intelligence artificielle capable de nous seconder en permanence dans l’exercice de nos tâches et un environnement portable de réalité augmentée qui démultipliera nos capacités d’actions, de décisions et d’innovations.

Facebook a récemment présenté un concept de bureau en réalité augmentée qui préfigure notre environnement numérique de travail d’ici quelques années. Le géant des réseaux sociaux imagine un système intégrant un casque de réalité virtuelle, bardé de capteurs et de caméras et pouvant générer à la demande plusieurs écrans virtuels pour afficher et traiter les multiples informations disponibles, images, sons, vidéos, textes, graphiques, etc.…

Ce bureau portable ressemblera, sous certains aspects, à ce qu’on peut voir dans le film, « Minority Report", de Spielberg. L’utilisateur pourra notamment exécuter des commandes et faire apparaître des  fenêtres, ou images, en les pinçant entre deux doigts et en les déplaçant avec ses mains. Il pourra bien entendu combiner ce mode de commande avec la commande vocale et oculaire. La prise de note pourra se faire simultanément, en combinant l’écriture manuelle et le clavier (virtuel). En outre, ce « bureau » intégrera plusieurs collaborateurs numériques virtuels, qui travailleront de manière intelligente et invisible pour traiter, hiérarchiser et présenter les informations dont nous avons besoin, quand nous en avons besoin. Tous ces outils ne relèvent pas de la science-fiction ; ils existent déjà mais de manière éparse, sans synergie logicielle collective pour les associer et les rendre totalement compatibles et interopérables.

Les géants du numérique, qu’il s’agisse de Facebook, de Microsoft, de Google ou d’Apple, ont bien compris qu’une fois que les infrastructures numériques à très haut débit (incluant les flottes de mini-satellites pour un accès à Internet partout et à faible coût, comme dans le projet Starlink de SpaceX, qui a commencé à être déployé et qui prévoit la mise sur orbite basse de 12 000 satellites d’ici 10 ans), l’enjeu majeur sur les plans économique, politique, social et culturel, sera celui du contrôle des univers virtuels personnels portables, que nous utiliserons tous en permanence, pour travailler, mais aussi pour nous former et nous distraire.

A ce propos, il faut souligner que l’arrivée de ces outils, couplés à la robotique collaborative (cobots), à l’intelligence artificielle, à la production additive en 3D, et sans doute à la possibilité d’accéder en ligne à la puissance de calcul quantique en réseaux, permettra également le télétravail dans l’industrie et la production matérielle, ce qui sera une révolution au moins aussi importante que le télétravail dans les services et le commerce.

Si nous ne voulons pas que cette nouvelle ère du travail ubiquitaire et virtuel qui s’annonce soit entièrement placée sous le contrôle technologique, économique et politique des géants américains et chinois du numérique, nous devons absolument favoriser, au niveau européen, l’émergence de nouveaux acteurs numériques puissants qui soient en mesure de concevoir et de produire ces « bureaux virtuels personnels » qui seront demain notre seconde peau et dont l’usage deviendra aussi naturel que celui de l'Internet et de notre smartphone aujourd’hui.

René TRÉGOUËT

Sénateur honoraire

Fondateur du Groupe de Prospective du Sénat

e-mail : tregouet@gmail.com

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