En 1904, le grand savant allemand Paul Ehrlich (Prix Nobel de Médecine 1908) écrivait un article fameux dans lequel il imaginait qu'il serait un jour possible de concevoir des "microbilles magiques", capables de transporter un médicament de manière parfaitement ciblée vers l'organe malade. Plus d'un siècle après cette géniale prévision, les nanomédicaments sont devenus réalité et sont en train de révolutionner l'ensemble des champs médicaux. Initialement, le concept sur lequel reposent les nanomédicaments, parfois appelé bio vecteur ou encore nanovecteur, consiste à emprisonner un principe actif à effet thérapeutique à l'intérieur d'un "vecteur", dont la nature et les propriétés peuvent varier et qui va permettre la protection, le transport et l'acheminement de ce principe actif jusqu'à la cellule ou l'organe à traiter.
En 2008, Patrick Couvreur, l'un des pionniers mondiaux de la nanomédecine (Directeur du laboratoire de physico-chimie de la faculté de pharmacie de Chatenay-Malabry), expérimentait avec succès le premier nanomédicament anticancéreux associant gemcitabine et squalène. Depuis cette date, d'autres nanomédicaments ont été conçus et expérimentés contre le cancer. Patrick Couvreur a notamment poursuivi ses recherches et expérimenté avec succès la vectorisation de doxorubicine à l'aide de nanocapsules dans le traitement de certains cancers du foie devenus résistants à la chimiothérapie.
A présent, ces nanovecteurs sont devenus plus sophistiqués : ils sont non seulement capables d'être "furtifs", c'est-à-dire indétectables par le système immunitaire mais peuvent en outre, dans certains cas, être conçus "sur mesure" de manière à identifier spécifiquement une cellule malade.
Il y quelques semaines, des chercheurs de l'université du Texas ont mis au point une nouvelle technique de dispersion physique qui devrait accroître très sensiblement l'efficacité de la délivrance des principes actifs par ces nanomédicaments. Ces chercheurs, dirigés par le Professeur Keith P. Johnson, sont parvenus à produire et à contrôler une dispersion stable d'anticorps très concentrés, constituée de protéines nanométriques. Il s'agit d'une avancée majeure car ce nouveau type de nanovecteurs est utilisable de façon simple, rapide et sûre, par simple injection sous-cutanée.
Une fois dans le corps du patient, ces nanovecteurs vont rester parfaitement stables jusqu'à ce qu'ils arrivent exactement sur leurs cibles cellulaires pour y délivrer leurs molécules thérapeutiques. Ce résultat remarquable a pu être obtenu en maîtrisant parfaitement l'équilibre délicat qui existe entre la puissante force d'attraction à courte distance et la faible force de répulsion à longue distance entre les protéines. En contrôlant cet équilibre, il devient également possible de contrôler et de moduler exactement la taille de ces nanovecteurs. Cette nouvelle technique de vectorisation est d'autant plus remarquable qu'elle est en théorie utilisable dans une multitude d'applications médicales potentielles.
Autre percée à signaler dans ce domaine en pleine effervescence : une équipe italienne de l'Université de Florence vient de montrer l'efficacité des nano-médicaments dans la prise en charge des accidents vasculaires cérébraux (AVC), deuxième cause de mortalité dans le monde. Comme le souligne Tommaso Pizzorusso qui dirige ces recherches " Après un AVC, les neurones endommagés déclenchent une chaîne de réactions biochimiques qui provoquent la mort des cellules nerveuses". Au centre de cette chaîne, on trouve une protéine, baptisée Caspasi 3, qui commande ce "suicide" des neurones. Il est cependant possible de réduire au silence cette protéine en utilisant de petites molécules de RNA, appelées RNA silencieux (siRNA) mais on ne savait pas, jusqu'à présent, comment acheminer ces molécules en quantité suffisante dans le cerveau pour contrer les effets de la Caspasi 3.
La solution à ce défi est venue des nanomédicaments : les chercheurs ont réussi à lier des molécules de siRNA à des nanotubes de carbone et ont ensuite injecté ces nanocapsules dans les zones cérébrales à traiter. Ils ont alors pu démontrer l'efficacité de ces nanovecteurs qui ont libéré suffisamment de siRNA pour réduire de moitié la quantité de cellules cérébrales détruites à la suite de l'AVC.
En France, une équipe du CNRS, dirigée par Sébastien Lecommandoux (Laboratoire de chimie des polymères organiques de Bordeaux) est parvenue récemment à encapsuler des nano-vésicules dans une capsule un peu plus grande. L'idée est d'encapsuler des polymersomes les uns dans les autres, un peu à la manière des poupées russes. Ce concept vise à transporter et à délivrer de manière parfaitement contrôlée plusieurs principes actifs différents qui seront successivement délivrés dans les cellules à traiter. C'est la première fois que des chercheurs parviennent à maîtriser une telle encapsulation "multicouches".
Il est également très intéressant de souligner que ces nanovecteurs et nanomédicaments peuvent être utilisés en synergie avec des technologie d'excitation thermique ou lumineuse qui vont potentialiser leurs effets. Les chercheurs du Centre de recherche en automatique de Nancy (Cran) et du Centre de lutte contre le cancer Alexis-Vautrin, expérimentent ainsi des nanoparticules photosensibles qui peuvent détruire des tumeurs cérébrales après avoir été activées par un flux de lumière spécifique guidée par fibres optiques.
Il est également possible, comme l'expérimente l'équipe de Sébastien Lecommandoux à Bordeaux, décidemment à la pointe de ces recherches passionnantes, d'utiliser des nanovecteurs contenant des nanoparticules magnétiques d'oxyde de fer. Ainsi magnétisés, ces nanovecteurs peuvent être guidés par un aimant vers la tumeur. Ils sont alors excités par champ magnétique, ce qui a pour effet de libérer la molécule anticancéreuse exactement sur la cible à traiter.
Enfin, évoquons les recherches menées par l’armée américaine qui essaye, en utilisant des brins d'ARN interférant couplés à des nanovecteurs, d'empêcher l'expression des gènes permettant aux bactéries d'être actives. L'idée à terme est de parvenir à remplacer les antibiotiques de plus en plus défaillants à cause de la multiplication des bactéries résistantes provoquée par un usage excessif de ces antibiotiques.
On le voit, la nanomédecine, longtemps cantonnée dans les laboratoires et considérée par le grand public comme relevant de la science-fiction, est en train de révolutionner les perspectives thérapeutiques dans de multiples domaines médicaux. A plus long terme, ces nanovecteurs, toujours plus efficaces et ciblés, devraient permettre également d'agir directement sur le contrôle des gènes en les "éteignant" ou en les "allumant" de manière spécifique. La nanomédecine deviendra alors la voie royale pour faire progresser les thérapies cellulaires et les thérapies géniques. Il est frappant de constater que cette nouvelle médecine, porteuse d'immenses promesses, dépasse largement les frontières du vivant dans son développement et s'appuie sur une coopération étroite entre biologistes, physiciens et mathématiciens, décloisonnant des frontières disciplinaires et conceptuelles très anciennes mais à présent dépassées.
Souhaitons que la France, qui excelle dans ce champ de recherche stratégique, se donne les moyens de garder son avance scientifique et technologique dans ce domaine qui va bouleverser la santé et la médecine dans la décennie qui vient.
René TRÉGOUËT
Sénateur Honoraire
Fondateur du Groupe de Prospective du Sénat