Comment naît la conscience dans notre cerveau et par quels mécanismes ? C'est à cette question fascinante qui passionne depuis des siècles scientifiques et philosophes que Stanislas Dehaene, Professeur au Collège de France et Jean-Pierre Changeux, Professeur émérite à l’Institut Pasteur, tentent d'apporter des éléments de réponse en publiant, dans la prestigieuse revue Neuron, une synthèse regroupant les avancées de plus de 10 ans de recherche sur structures biologiques qui permettent l'émergence de la conscience humaine (Experimental and Theoretical Approaches to Conscious Processing, Neuron, 28 avril 2011).
Au fil de leurs recherches, Stanislas Dehaene et Jean-Pierre Changeux ont construit un cadre théorique et expérimental qui permet de mieux comprendre les processus biologiques impliqués dans le phénomène de la conscience chez l’homme. Pour mesurer l’activité neuronale lors de la prise de conscience, ces deux scientifiques ont mis au point un modèle expérimental qui repose sur la comparaison de l’activité cérébrale dans des conditions mimant le traitement conscient ou non conscient de l’information. Des mots écrits sont ainsi présentés brièvement à un sujet parmi une succession d’images.
En modifiant les conditions de présentation de ces images, le sujet parvient ou non à rapporter le mot écrit. Si la personne est capable de restituer le mot, il y a eu traitement conscient. Si elle en est incapable, le mot n’a pas été perçu de manière consciente mais a néanmoins été traité par le cerveau de manière dite subliminale, ou non consciente. Dans chaque expérience, l’activité neuronale est mesurée dans plusieurs régions du cerveau du sujet par diverses techniques d’imagerie cérébrale. Il est ainsi possible de comparer de manière objective les activités neuronales engagées dans le traitement conscient et dans le traitement non conscient d’un même stimulus.
Ces recherches ont également utilisé de nouvelles techniques d’enregistrement de l’activité électrique cérébrale, qui permettent d’établir la succession des événements se déroulant dans le cerveau lors de la prise de conscience. Ces expériences ont pu montrer de manière formelle que dans tous les cas de figure - traitement conscient ou non-conscient de l'information - les premières aires cérébrales à s’activer sont celles du cortex visuel et particulièrement celles engagées dans la reconnaissance des mots écrits. Au cours du traitement conscient, dans un laps de temps de 200 à 400 millisecondes après la présentation du mot, un vaste réseau cérébral comprenant le cortex préfrontal est traversé par une onde électrique de grande amplitude. Il semble qu'ensuite, ce réseau se synchronise au cours de la prise de conscience grâce à des neurones richement interconnectés par le biais d’axones longs.
C’est cette dernière étape qui, selon Stanislas Dehaene et Jean-Pierre Changeux, marque l’accès à la conscience. Ils émettent l'hypothèse selon laquelle cet embrasement du réseau préfrontal et la synchronisation de l’activité des neurones dans les aires cérébrales concernées ne se déclenchent qu’une fois un seuil minimal d’activité atteint lors des étapes précédentes. L'émergence de la conscience exprimerait alors la mise à disposition d’une information au sein d’un « espace de travail neuronal », qui permettrait au signal de gagner la mémoire à long terme.
Ce cadre théorique qui s'appuie sur de nombreuses et solides vérifications expérimentales est très novateur et permet d’interpréter diverses situations cliniques où l’accès à la conscience est altéré ou empêché, par exemple dans le cas de l’anesthésie générale, du coma ou de maladies psychiatriques comme la schizophrénie. Mais les auteurs demeurent modestes et soulignent que leur cadre théorique et leurs hypothèses sont loin d'épuiser le phénomène de la conscience, dont la connaissance objective et scientifique constitue l'un des défis majeurs de ce siècle des neuro-sciences et des sciences cognitives.
Avec le projet CESAME » (CErveau et SAnté MEntale) présenté à Lyon en janvier et l'ouverture du Centre du Cerveau et de la moelle à Paris, notre pays vient de se doter de deux outils de recherche de premier plan au niveau européen et mondial, pour rester à la pointe dans ce domaine capital de la connaissance de notre cerveau et des processus cognitifs, mais aussi dans une meilleure compréhension des nombreuses pathologies mentales et maladies neuro-dégénératives qui peuvent, malheureusement, venir perturber et détruire ce merveilleux organe aux extraordinaires capacités.
Grâce à ces nouvelles structures interdisciplinaires qui fédèrent acteurs privés et publics et utilisent pleinement tous les nouveaux outils technologiques permettant de "voir" la pensée en train de naître et se développer, nous allons vivre au cours de ces prochaines décennies une révolution scientifique sans précédent dans la connaissance de cette conscience, consciente d'elle-même, qui constitue sans doute le trait le plus singulier de l'espèce humaine.
René TRÉGOUËT
Sénateur Honoraire
Fondateur du Groupe de Prospective du Sénat