Le génial mathématicien Alan Turing (1912- 1954) est l'un des pères de l'informatique moderne et avait imaginé, dès 1936, sa fameuse "machine de Turing, concept mathématique utilisant le calcul binaire et les algorithmes qui a permis la naissance de l'ordinateur dans les années 40. En 1950, Turing imaginait un test portant son nom dans une publication célèbre "Computing machinery and intelligence" . Ce test consiste à faire converser simultanément un être humain avec un autre être humain et avec un ordinateur à l’aveugle. Si l’homme qui dialogue n’est pas capable de dire qui est l’ordinateur et qui est l’autre homme, on peut alors dire que la machine a passé le test avec succès.
Pour Turing, il ne faisait aucun doute que les ordinateurs seraient un jour capables de passer le test. Quand ? Selon Turing, en l’an 2000 des machines avec 128 Mo de mémoire seraient capables de tromper un tiers des juges humains durant un test de 5 minutes.
Turing aurait sans doute été étonné de constater que ses prévisions venaient de se réaliser avec "Watson", le superordinateur d'IBM. Celui-ci vient en effet de remporter aux Etats-Unis, après trois jours de compétition, une victoire nette et sans appel au "Jeopardy", un jeu télévisé très populaire outre Atlantique qui consiste à trouver une question à partir d'une réponse, constituée de mots clés et d'indices délivrés par le présentateur.
"Watson" a gagné haut la main la finale de ce jeu avec 77.147 dollars contre 24.000 et 21.600 dollars à ses redoutables adversaires humains, Ken Jennings et Brad Rutter, qui comptaient plus de 100 victoires consécutives à eux deux.
Il est vrai qu'IBM, dont la réputation était en jeu, n'avait pas lésiné sur la préparation minutieuse de cette finale hors norme, tant sur le plan matériel que logiciel. "Watson", qui repose sur un système d'exploitation GNU-Linux, fait partie des 100 machines les plus puissantes du monde. Il est composé de 10 racks contenant chacun 9 serveurs Power 750 montés en réseau. Chaque serveur, dont la valeur se chiffre à environ 300 000 dollars, possède 32 coeurs qui peuvent gérer un total de 128 tâches en parallèle. L'ordinateur dans son ensemble compte 2 880 coeurs, peut effectuer 11 520 tâches en parallèle, possède une mémoire vive de 15 000 gigaoctets (Go) et une puissance totale de 80 téraflops. À titre comparatif, Deep-Blue, qui a vaincu Kasparov aux échecs en 1996, avait une puissance totale de 1 téraflop (avec un téraflop de puissance, un ordinateur peut effectuer mille milliards d'opérations à la seconde).
Mais c'est incontestablement sur le plan de la programmation qu'IBM s'est surpassé. Ses chercheurs ont travaillé sur ce projet depuis quatre ans et ont développé une suite logicielle baptisée "IBM DeepQA" qui, comme le souligne son concepteur, « est capable d’analyser dans un contexte hautement ambigu le langage et les connaissances humaines". Ce qui a permis à "Watson" de gagner c'est sa capacité, après un "entraînement intensif" pour maîtriser toutes les finesses de ce jeu, d’association et de compréhension de mots et de concepts dans un contexte sémantique changeant et subtil.
Le jeu Jeopardy existe depuis 1964 à la télévision américaine et fait appel aux connaissances des joueurs dans de multiples domaines qui vont de la géographie à la politique en passant par l'art, la littérature et le sport. La spécificité de ce jeu est de proposer des réponses, pour lesquelles les joueurs doivent formuler la question correspondante.
Pour ne pas se noyer dans son immense base de données et être capable de trouver puis d'associer les informations nécessaires, "Watson" utilise ce qu'IBM appelle une "technologie de réponse aux questions", pour analyser les problèmes posés, rassembler des indices, les étudier, et ordonner les propositions qui ont le plus de chances d'être les bonnes. Le fait qu'une machine ait pu vaincre les meilleurs candidats humains à ce jeu, qui fait appel à des qualités et des compétences cognitives très variées, constitue une véritable rupture en matière d'intelligence artificielle qui aura rapidement des conséquences concrètes et considérables en matière d'utilisation et d'exploitation de l'immense base de données virtuelle que représente le Web.
En utilisant ces nouveaux outils logiciels, on imagine à peine le niveau d'analyse et de synthèse que pourront atteindre les superordinateurs de prochaine génération qui verront le jour avant la fin de cette décennie et disposeront d'une puissance de calcul qui défie l'entendement : 1000 milliards de milliards d'opérations par seconde ! (Voir mon éditorial "2020 : l’odyssée du superordinateur exaflopique"http://www.rtflash.fr/2020-l-odyssee-superordinateur-exaflopique/article).
De telles machines pourront comprendre et traiter en temps réel la plupart des demandes humaines les plus complexes et les plus ambiguës, ce qui changera radicalement les relations homme-machine et démultipliera nos capacités cognitives et heuristiques à l'infini, provoquant en retour une accélération sans précédent du progrès scientifique et technique.
Espérons que l'homme saura utiliser et maîtriser pour le bien de tous cette intelligence virtuelle et que celle-ci ne sera pas tentée d'échapper à son créateur comme "HAL" l'ordinateur trop humain imaginé par Arthur C. Clarke dans son célèbre roman "2001, Odyssée de l'Espace", porté magistralement au cinéma par Stanley Kubrick. Ce qui est certain, c’est que l’apparition et le développement de cette intelligence artificielle planétaire ne relève plus désormais de la science-fiction et va changer la nature même de notre civilisation.
René TRÉGOUËT
Sénateur Honoraire
Fondateur du Groupe de Prospective du Sénat