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Edito : Vers un cadre théorique unifié pour l'énergie sombre et la matière noire ?

Dans un travail théorique remarquable, le physicien Martin Bojowald, a bâti un modèle mathématique qui lui permet de franchir l'horizon du Big Bang et de postuler l'existence, avant le Big Bang, d'un autre Univers physiquement semblable au nôtre, mais à l'évolution inversée. (Voir article dans notre rubrique « Cosmologie).

Mais si la science cherche à comprendre la genèse de notre Univers, de nombreux chercheurs essayent également de connaître sa nature intime et de prévoir son évolution. Les physiciens ont montré, au cours de ces dernières années, que la matière ordinaire, constituée de protons et de neutrons, constitue seulement 4 % du contenu total en énergie de l'Univers. Le reste, 96 %, est composé de la fameuse matière noire (26 %) et de la tout aussi énigmatique énergie sombre (70 %).

Pourquoi cette question de la nature énergétique de l'Univers est-elle si importante ? Parce que nous devons savoir exactement de quoi est composé l'Univers et en quelles proportions pour comprendre et prévoir son avenir. Il faut en effet concevoir l'Univers comme un cadre dans lequel l'espace-temps est inséparable et consubstantiel de la matière-énergie. C'est dans ce cadre conceptuel qu'il faut replacer la découverte récente et fondamentale de la matière noire et de l'énergie sombre.

La matière noire est nécessaire pour expliquer la formation et les propriétés des galaxies. Sept fois plus massive dans l'Univers que la matière ordinaire, cette matière noire, dont nous ignorons la nature exacte, serait "non bayonnique", c'est à dire qu'elle ne serait pas constituée de particules lourdes, protons et neutrons. Elle n'interagit pratiquement pas avec la matière ordinaire et n'émet ni n'absorbe de lumière, ce qui ne facilite pas sa détection.

Il est donc très probable que la matière noire ne soit pas composée de matière «classique», mais plutôt de particules neutres et massives. Déterminer la nature de cette matière noire est très important car c'est elle qui explique le mécanisme de formation des structures cosmiques. Si la matière noire est chaude, faite de particules légères et rapides, c'est l'hypothèse d'une construction des petites structures vers les plus grandes (des galaxies vers les amas) qui l'emporte. Au contraire, si la matière noire est froide et lente, c'est l'hypothèse inverse qui est retenue.

Début 2007, une équipe internationale d'astrophysiciens a obtenu, pour la première fois, une image précise en trois dimensions de la distribution de la matière noire et de la matière visible dans une région de l'Univers. Cette cartographie détaillée, fournie par le télescope spatial Hubble (HST), a permis aux chercheurs de confirmer la théorie de la formation des grandes structures de l'Univers. Ces résultats confirment le modèle cosmologique qui prédit que la formation des structures de l'Univers est dominée par la dynamique de la matière noire.

Quant à l'énergie sombre, sa réalité s'est imposée pour expliquer que, contre toute attente, l'expansion cosmique, qui aurait dû ralentir sous l'effet de la gravitation, s'accélérait au contraire depuis 7 milliards d'années. Début 2007, une équipe de chercheurs travaillant au Dark Cosmology Centre du Niels Bohr Institute (Danemark) a rendu ses conclusions sur les études qu'elle a menées afin de comprendre la nature de l'énergie noire. Dans leur article, ces chercheurs soulignent que leurs observations sur les supernovae montrent une parfaite compatibilité entre l'énergie sombre et la constante cosmologique imaginée par Einstein en 1917.

L'hypothèse dominante chez les physiciens consiste d'ailleurs à assimiler cette énergie sombre à la constante cosmologique d'Einstein. Mais dans ce cas, il faut admettre que cette "énergie du vide" est constante partout et toujours et présente aujourd'hui une valeur très particulière qui la rende observable.

Face à cette situation insatisfaisante, les chercheurs du Laboratoire Univers et Théories propose l'hypothèse de pesanteur anormale ("Abnormally Weighting Energy" ou AWE). Cette hypothèse suppose une remise en cause du principe d'équivalence qui postule que toutes les formes d'énergie produisent et subissent la gravitation de la même manière. Selon cette théorie, ce principe (rigoureusement vérifié en laboratoire) varie selon l'échelle spatiale à laquelle on se place.

Il reste valide au niveau local parce que la matière noire et l'énergie sombre sont presque absentes mais il ne fonctionne plus aux échelles cosmologiques où matière noire et énergie sombre dominent. Selon ces chercheurs, la matière noire ne "répond" pas à la gravitation de la même manière que la matière ordinaire et, à l'échelle cosmologique, la matière ordinaire ressent alors une expansion cosmique de plus en plus importante, au fur et à mesure que sa constante de gravitation s'adapte à la domination de la matière noire. L'expansion cosmique résultante est donc accélérée jusqu'à ce qu'un équilibre soit atteint où la constante de gravitation aux échelles cosmologiques est différente de sa valeur dans le système solaire.

Cette hypothèse est intéressante car elle confère à l'énergie sombre des propriétés qui sont pleinement en accord avec les observations. Elle permet notamment d'expliquer naturellement la coïncidence cosmique grâce au mécanisme de stabilisation de la constante de gravitation durant l'ère cosmique dominée par la matière. Elle rend compte des données observationnelles sur les supernovae lointaines en prédisant indépendamment la proportion de matière ordinaire et de matière noire. Mais l'avancée théorique majeure de cette hypothèse est qu'elle fait de l'énergie sombre une nouvelle propriété de la gravitation et non une cinquième force fondamentale dans l'Univers.

Il faut en effet savoir que pour expliquer l'énergie sombre deux grandes théories s'affrontent : l'énergie quantique du vide, statique, qui ne serait autre que la fameuse constante cosmologique d'Einstein, et la quintessence, dynamique, qui suppose un "cinquième élément" qui, avec la terre, l'air, l'eau et le feu, composait l'Univers selon les Grecs.

D'après le concepteur de cette théorie, Paul Steinhardt de l'université de Princeton (New Jersey), la quintessence serait une cinquième sorte de matière, après les baryons (qui constituent les noyaux atomiques), les leptons (qui transportent les charges électriques, comme l'électron), les photons (qui constituent la lumière) et la matière sombre froide (faite de particules exotiques). Il s'agirait d'un "champ scalaire", qui serait présent dans tout l'Univers et pourrait prendre une valeur différente en chaque point de l'espace.

Contrairement à l'énergie quantique du vide, la quintessence serait dynamique (elle pourrait varier au cours du temps) et ne serait pas née d'un phénomène quantique, mais répondrait aux lois de la physique classique. Steinhardt pense que notre Univers a toujours existé, que le temps et l'espace sont éternels et que notre « Big Bang » correspond simplement au début d'un cycle de notre Univers parmi une infinité d'autres.

Face aux défenseurs de la constante cosmologique d'Einstein, et à des hypothèses comme celle de la pesanteur anormale, ces tenants de la quintessence sont loin de rendre les armes et proposent eux aussi des modèles et théories visant à unifier matière noire et énergie sombre. Le physicien Robert J. Scherrer, de l'Université Vanderbilt, a ainsi proposé un nouveau modèle théorique simple et élégant qui fait de la matière noire et de l'énergie sombre deux manifestations d'une même force fondamentale.

La théorie unificatrice de Scherrer, présentée dans la Revue de physique repose sur une forme exotique d'énergie possédant les propriétés bien définies mais complexes, appelée « champ scalaire ». Scherrer est le premier à présenter une théorie qui veut unifier matière noire et énergie sombre en les intégrant dans un modèle de quintessence complétée. Jusqu'à présent, les scientifiques distinguaient nettement la question de la matière noire et celle de l'énergie sombre parce que ces deux étranges composantes de notre univers semblaient se comporter différemment. La matière noire semble avoir une masse gigantesque et les cosmologistes pensent que l'attraction gravitationnelle de ces masses « noires » a joué un rôle clé dans la formation des galaxies.

En revanche, l'énergie sombre serait diffuse et uniformément présente dans l'espace où elle exercerait une force répulsive qui accélère l'expansion de notre univers. Mais, selon Steinhardt, les champs de quintessence peuvent changer progressivement leur comportement. En examinant un type très simple de champ de quintessence - celui dans lequel l'énergie potentielle est une constante - Scherrer a découvert que ce champ évolue et passe par une phase où il se manifeste de manière ponctuelle (ce qui pourrait correspondre à la présence de matière noire), puis une autre phase pendant laquelle il se répand uniformément à travers l'espace et prend alors les caractéristiques de l'énergie sombre.

Scherrer est persuadé que son modèle de quintessence peut permettre une unification théorique de la matière noire et de l'énergie sombre. Mais ce physicien souligne que de nombreuses confirmations expérimentales seront nécessaires pour confirmer sa théorie.

Enfin, et c'est là son point faible, la théorie de Scherrer repose sur cette fameuse " coïncidence cosmique" qui gène beaucoup de scientifiques, particulièrement les défenseurs de la constante cosmologique d'Einstein qui posent la question suivante : pourquoi serions-nous, comme par hasard, à une époque où les densités prévues pour la matière noire et l'énergie sombre sont à peu près égales ?

Quoi qu'il en soit, il apparaît de plus en plus nettement que l'élucidation de la nature intime de la matière noire et de l'énergie sombre ainsi que leur intégration dans un nouveau cadre théorique unifié, peut-être celui multidimensionnel des supercordes, seront les enjeux fondamentaux de la physique et de la cosmologie de ce siècle et nous permettront de mieux comprendre la structure intime de notre univers et, peut-être, d'en prévoir l'évolution.

René Trégouët

Sénateur honoraire

Fondateur du Groupe de Prospective du Sénat

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