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Numérisation du patrimoine culturel mondial : Google n'est pas au-dessus des lois

ANALYSE

Dans mon éditorial du 29 janvier 2010 "Accès à la culture numérique : vers un nouveau partenariat public-privé" et du 23 octobre 2009 "Livre électronique : qui va contrôler l'accès au savoir ?" je faisais part de mes réserves quant aux conséquences à terme du quasi monopole de fait de Google en matière de numérisation des oeuvres littéraires et culturelles et je soulignais l’absence, à mon sens dommageable, de véritable stratégie globale, fédérant acteurs publics et privés, face à l’hégémonie écrasante du géant numérique américain qui venait d’annoncer le lancement en 2010 de Google Editions, son service de commercialisation de livres électroniques.

Mais depuis un an, Google a subi une série de défaites juridiques, tant au niveau national qu'international, qui remettent sérieusement en cause son projet de conduire un quasi-monopole mondial en matière d’accès aux contenus numériques (Google a déjà numérisé plus de 15 millions de livres). Déjà en décembre 2009, le TGI de Paris avait condamné le moteur de recherche à 300 000 euros de dommages et intérêts, à la demande de l'éditeur français La Martinière, pour avoir diffusé des extraits d'ouvrages sans l'accord des ayants droits.

Google a également été contraint de soumettre le 13 novembre 2009, à la justice américaine, une version remaniée de l’accord conclu l’an dernier pour "Google Books". Selon cet accord, Google s'engage à verser 125 millions de dollars pour rémunérer les auteurs dont les œuvres auraient été numérisées sans autorisation et à établir un "fonds de droits du livre" assurant un revenu aux auteurs acceptant que leurs livres soient numérisés.

Enfin, le 22 mars 2011, le juge fédéral américain Dennis Chin, dans une décision courageuse qui n'a pas fini d'être commentée (Voir l'arrêt de la Cour Fédérale de New York), a clairement rejeté le projet d'accord entre Google et les éditeurs de livres US, considérant qu'il n'était ni "équitable", ni "adéquat", ni "raisonnable". Cet accord en discussion depuis 2009 devait permettre à Google de régler un contentieux sur le versement de droits d'auteur dans le cadre du projet de bibliothèque numérique de Google. L'accord concernait par défaut l'ensemble des propriétaires de catalogues littéraires, qui devaient eux-mêmes choisir de s'y soustraire s'ils ne souhaitaient pas que leurs œuvres soient numérisées par Google. Selon le juge Dennis Chin, ce mode de fonctionnement revenait à légitimer le recours à des pratiques illégales de la part de Google qui commence par numériser sans autorisation les oeuvres puis négocie ensuite.

Approuver un tel accord aurait par ailleurs conféré à Google un avantage certain sur ses concurrents, parmi lesquels figurent Amazon et Microsoft. Le juge fédéral estime donc nécessaire de revoir cet accord en le basant sur le principe de l'opt-in (accord préalable) des éditeurs plutôt que sur l'opt-out (refus a posteriori).

Le ministre de la Culture, Frédéric Mitterrand, a exprimé sa satisfaction du rejet par la justice américaine de l'accord entre Google et les auteurs et éditeurs de ce pays, qui signe le gel du projet de bibliothèque universelle du géant de l'internet. Le ministre "constate que cette décision va dans le sens des observations adressées par le gouvernement français au juge américain concernant l'atteinte portée au droit d'auteur par le programme Google Livres" (Google Books).

"Cette décision de justice valide la stratégie mise en oeuvre en France par le ministère et les professionnels français du livre pour favoriser la diffusion des oeuvres dans l'univers numérique tout en respectant le droit d'auteur", ajoute le communiqué, citant "le partenariat négocié avec les auteurs et éditeurs pour numériser 500.000 livres indisponibles du XXe siècle".

Le Syndicat national de l'édition (SNE) "se réjouit" également du rejet par le juge américain du règlement Google, "fondé sur des principes qui vont à l'encontre du droit d'auteur". Déjà en décembre 2009, le TGI de Paris avait condamné, je l’ai dit ci-dessus, le moteur de recherche à 300 000 euros de dommages et intérêts, à la demande de l'éditeur français La Martinière, pour avoir diffusé des extraits d'ouvrages sans l'accord des ayants droits.

Mais ces victoires juridiques ne changent rien au rapport de force numérique : Google a scanné plus de 15 millions de livres depuis 10 ans alors que Gallica donne accès à 900 000 documents dont 145 000 livres numérisés. Quant à la bibliothèque numérique Europeana, elle n’est aujourd’hui qu’un "portail de consultation".

A présent, en s'appuyant sur ce nouveau cadre juridique, il faut aller plus loin et mettre en oeuvre la principale mesure du rapport Tessier, publié en janvier 2010, sur la numérisation du patrimoine écrit : rechercher une autre forme de partenariat, fondé sur l’échange équilibré de fichiers numérisés, sans clause d’exclusivité. Le but est de parvenir à un accord global équitable visant, non pas à faire prendre en charge l’effort de numérisation mais à le partager, en échangeant des fichiers de qualité équivalente et de formats compatibles.

Dans ce nouveau cadre, chaque partenaire resterait libre de disposer des fichiers obtenus par l’échange. Ainsi, les livres français seraient référencés dans Google Livres, mais la plate-forme nationale serait enrichie par les ouvrages numérisés par Google.

Tous les acteurs publics et privés de la culture, de l'édition et de l'industrie numérique doivent à présent poursuivre ce dialogue constructif mais exigeant avec Google, acteur incontournable de l’économie virtuelle planétaire dont la capacité d'innovation est indéniable, afin que puisse être trouvé le cadre d'un partenariat équitable en matière de numérisation, d’exploitation et de diffusion de notre patrimoine culturel national et plus largement des richesses culturelles mondiales qui appartiennent à l'humanité toute entière et doivent, quelle que soit l'évolution des technologies numériques, rester accessibles à tous.

Dans cette perspective, le remarquable arrêt du Juge Chin dépasse largement le cadre du droit et s’appuie sur des principes éthiques dont il était bon de rappeler, dans une décision de justice solennelle, la portée universelle.

René Trégouët

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