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Edito : Les modes de déplacement en ville vont profondément évoluer

 

Après trois ans d’expérimentations et d’améliorations, Waymo, la filiale d’Alphabet (Google), propose, depuis octobre dernier, son service de robot taxi dans la ville américaine de Phoenix, située dans l’État de l’Arizona. Dans un premier temps, ce service est restreint à quelques utilisateurs, avant d’être progressivement étendu aux 600 taxis que Waymo possède sur la mégapole de Phoenix. Avec son service de conduite autonome Waymo One, conçu pour une utilisation publique, la filiale de Google ambitionne d’atteindre rapidement les 10 % de trajets de ses véhicules sans conducteur et semble avoir pris une nette avance sur ses principaux concurrents, Tesla, Amazon, Microsoft et Uber.

Microsoft, conscient de l’énorme enjeu économique et commercial que représente ce marché des véhicules autonomes, n’a pas tardé à réagir, en annonçant, dernièrement, un investissement de deux milliards de dollars dans la société Cruise, une filiale de General Motors spécialisée dans les véhicules autonomes.

Reste que la voiture totalement autonome (de niveau 5), c’est-à-dire capable d’évoluer sans aucune assistance humaine dans n’importe quel environnement routier, s’avère bien plus complexe à mettre au point que prévu et ne se généralisera pas sur nos routes avant plusieurs années, tant les obstacles techniques, psychologiques mais aussi réglementaires et éthiques à surmonter restent importants. Uber a d’ailleurs renoncé l’an dernier à prévoir une date de mise en service de ses robotaxis.

Les opérateurs et constructeurs ont dû se rendre à l’évidence : faire évoluer une voiture robot dans un environnement connu et prévisible est une chose, mais la faire circuler dans les conditions réelles du trafic automobile relève encore de l’exploit. Il faut en effet bien comprendre que, même sur un trajet court et effectué quotidiennement, le nombre de scénarios possibles est immense et il est très difficile, pour ne pas dire impossible, de tous les imaginer et les prévoir, y compris en recourant aux meilleurs logiciels d’IA. Comme le souligne Denis Gingras, professeur à l'Université de Sherbrooke au Québec, « Faire circuler un véhicule autonome dans un environnement complètement ouvert représente encore un énorme défi ».

Et il semble qu’au-delà des défis technologiques à surmonter, de plus en plus d’acteurs, publics et privés, conviennent à présent que le véhicule autonome, pour le transport de personnes, doit être conçu et déployé en cohérence et en synergie avec les transports en commun, sous peine de graves déconvenues. « Les flottes de taxis autonomes ne sont ni réalistes ni souhaitables car elles augmenteraient la congestion. Le véhicule autonome doit au contraire faciliter l'accès aux transports en commun », explique à ce propos Michel Parent, un pionnier du secteur qui a dirigé le programme européen Cybercars. Markus Maurer, directeur du département électronique du véhicule à l'Université technique de Braunschweig partage cet avis et pense que, pour développer les usages de véhicules autonomes, « Il faut, dans un premier temps, réduire leur domaine opérationnel en limitant la vitesse, en excluant les autres véhicules, et en limitant les itinéraires possibles.

Cet expert reconnu est à l’origine des navettes qui transportent des passagers d'un terminal à l'autre dans l’aéroport de Dubaï. Ces véhicules évoluent de manière fiable, relativement rapide et sécurisé grâce à leur système de guidage reposant sur des pistes magnétiques noyées dans la chaussée. D’autres types de navettes, comme la Navya, n’ont besoin d'aucune infrastructure mais ne peuvent se déplacer à plus de 20 km/h pour transporter leurs passagers sur des distances qui ne dépassent jamais cinq kilomètres. Mais dès que l’on veut faire évoluer un véhicule entièrement autonome dans des conditions normales et « ouvertes » de circulation, les ennuis commencent, comme l’ont bien montré les essais réalisés avec des navettes EasyMile dans plusieurs villes des Etats-Unis, essais qui ont être suspendus, après un freinage d'urgence d'une navette qui a entraîné la chute d'un passager. « La cohabitation sur la route entre conducteurs humains et voiture autonome reste un problème complexe qui est loin d’être résolu », précise à ce sujet Arnaud de La Fortelle, professeur à Mines ParisTech.

Face à ces difficultés imprévues, le paysage de la mobilité qui se dessine pour le futur proche risque donc d’être plus divers et plus nuancé qu’on ne l’imaginait au début de ce siècle, avec une cohabitation sans doute pendant une période assez longue, de plusieurs types de véhicules et plusieurs modes de transports, offrant une large palette de niveaux d’autonomie, ces niveaux pouvant eux-mêmes varier en fonction de l’utilisateur ou du contexte de circulation.

En Chine, les bus autonome 5G sont une réalité depuis juin 2019 dans la ville de Zhengzhou, dans la province chinoise du Henan (centre). Ces bus autonomes fonctionnent grâce à la technologie 5G, qui compte déjà 100 millions d’utilisateurs, et à l'intelligence artificielle (IA). Quelque 34 stations numériques ont été installées sur la ligne longue de 17,4 km où circulent ces bus autonomes. Plus de 20000 passagers sont transportés chaque jour sur cette première « ligne de bus intelligente » de Chine.

En France, la RATP a mené, pendant toute l’année 2020, une expérimentation pilote concluante de bus autonomes à haut niveau de services, sur la ligne 393 qui relie sur 12 km Thiais à Sucy-Bonneuil (Val-de-Marne) et transporte plus de 20.000 voyageurs par jour. Cette ligne a été choisie car elle présente l’avantage d’être en site propre, tout en comportant des carrefours et des feux rouges. Par sécurité, un chauffeur restait présent dans chaque bus pour reprendre le volant si besoin, mais ces essais ont montré qu’il était envisageable de passer à un bus autonome sans conducteur dans un avenir relativement proche, sur ce type de ligne relativement facile à contrôler et sous réserve de prévoir des modes redondants de transmission des informations entre le véhicule et son poste de commande.

Depuis un an, les navettes Milla, construites par la société IFSM, transportent jusqu'à six personnes et fournissent un service de mobilité à la demande aux habitants de Vélizy. Une application sur smartphone leur permet de commander la navette. Celle-ci peut alors passer prendre chaque utilisateur (120 par jours en moyenne) pour le conduire à la station de tramway.

La jeune société Suburvan s’apprête à lancer prochainement un service équivalent avec les zones périurbaines de deux villes de la grande banlieue de Nîmes. Cette navette pourra effectuer des rotations sur une dizaine de kilomètres comprenant la gare et permettant de rejoindre le centre. « Notre navette sera capable de circuler sur un parcours prédéfini, dans un environnement assez simple, comme celui d'une zone périurbaine, et à la vitesse du trafic », assure Michel Parent, conseiller scientifique du projet. Pour l’instant la présence d'un opérateur humain à bord est exigée, pour des raisons de sécurité, mais en 2022, le nouveau cadre réglementaire permettra la circulation de transports publics ou partagés automatisés, sans opérateur à bord. Il deviendra alors possible de contrôler et de piloter ces navettes depuis un centre de commande, via des opérateurs spécialisés. Le groupe Transdev prépare déjà plusieurs projets de navettes autonomes pilotées à distance, notamment à Rouen et à Saclay, qui seront complémentaires des lignes de bus existantes.

Chez nos voisins suisses, un service de transport public à la demande assuré par des navettes complètement autonomes sera mis en service dans quelques jours à Genève. Ce projet présenté comme une première mondiale est sur le point d’être déployé sur les 38 hectares du Centre hospitalier de Belle-Idée. Les utilisateurs pourront voir sur l'application, conçue par la jeune pousse genevoise MobileThinking, où se situent les véhicules. Il leur suffira d’envoyer alors une demande de trajet, et le système leur indiquera quel véhicule est disponible et dans quel délai. Les navettes déposeront leurs passagers à l’un des 53 « arrêts virtuels » sélectionnés, chacun d’entre eux correspondant à l’entrée d’un bâtiment de ce centre. Ces navettes seront accessibles aux visiteurs, aux patients mais également aux 3000 agents qui travaillent à Belle-Idée. Ce nouveau service à la demande a été développé dans le cadre du projet AVENUE (pour Automous Vehicles to Evolve to a New Urban Experience), un consortium européen soutenu par la Commission européenne.

Toujours en Suisse, une navette autonome collective et à la demande est testée depuis peu sur le parc d'activités économiques d'ArchParc à Archamps, à proximité de Genève. Ce véhicule exploité par RATP Dev, d'une capacité de 14 personnes, dessert sept arrêts sur le site. Là aussi, les usagers doivent simplement télécharger une application avant de monter dans la navette. Ils peuvent alors choisir leur point de départ et d'arrivée. A terme, le véhicule pourra adapter son itinéraire pour tenir compte des nouvelles demandes des voyageurs. Quant aux chauffeurs, ils ont bénéficié d’une formation pour pouvoir devenir des opérateurs de navettes autonomes. A terme, le Grand Genève compte développer ce type de navette à la demande, en site propre ou protégé, pour améliorer les déplacements sur courte distance.

A Nice, une première navette autonome 100 % électrique sera opérationnelle dans la zone industrielle Carros – Le Broc à partir de 2022. Ce système de déplacement sera financé à hauteur de 750.000 euros par la Métropole de Nice (sur un total de plus de 4,5 millions d’euros). Il a été pensé pour compléter une offre de mobilité qui existe déjà au sein de la métropole niçoise, et pour répondre aux besoins des usagers. Cette navette autonome, qui ne coûtera pas plus cher qu’un billet de bus, doit venir enrichir l’offre de mobilité déjà existante dans la métropole. Il s’agit également de dissuader les utilisateurs de prendre leur voiture pour effectuer deux kilomètres pour se rendre au premier tram par exemple. Actuellement, plus de 11.000 personnes viennent chaque jour dans la zone industrielle de Carros – Le Broc et 85 % d’entre eux utilisent leur voiture personnelle.

Mais le plus intéressant dans cette expérimentation est qu’elle vise d’abord à un rééquilibrage entre territoires. Il s’agit notamment de mieux connecter les villages ruraux aux zones d’activités. A terme, le service devrait fonctionner sept jours sur sept et 24 heures sur 24. En outre, ces navettes sont adaptées à la topographie des lieux et peuvent monter de fortes pentes à 50 km/h.

Depuis deux ans, la région Île-de-France a également fait le pari du transport à la demande : elle a annoncé en février 2019 la mise en place d'une centrale de réservation au niveau, avec un déploiement progressif sur 4 ans d’une quarantaine de zones de desserte. L’idée est de permettre aux habitants de grande banlieue et aux « Rurbains » de pouvoir rejoindre facilement les gares et pôles multimodaux, sans utiliser leur voiture.

Le TAD n’est pas nouveau et existe déjà dans de nombreuses régions rurales qui comptent peu d’usagers. Mais pendant longtemps, ce mode de transport manquait de souplesse et les voyageurs devaient réserver la veille. A présent, l’arrivée de nouveaux outils numériques permet de réserver au dernier moment, depuis son smartphone, et la plate-forme de gestion recalcule en temps réel le trajet de la navette qui dessert la zone concernée.

Mais si le concept de TAD peut être articulé, avec une efficacité nouvelle, aux moyens de transports existants, il ne donnera sa pleine mesure qu’en synergie avec de nouveaux concepts de transport modulaire, propre et dépassant le clivage séculaire entre public et privé. Parmi ces concepts novateurs, on trouve celui de « Loop », qui consiste en un système de navettes électriques modulaires, évoluant sur des vois dédiées, soit souterraines, soit à l’air libre.

En France, plusieurs régions et métropoles travaillent sur ce concept. C’est par exemple le cas de l’Université de Lorraine qui, après 3 ans de recherche, envisage de lancer une expérimentation à grande échelle l’année prochaine, pour un éventuel déploiement en 2024.UrbanLoop doit permettre d’aller n’importe où, sans arrêts intermédiaires ni correspondances. Par rapport au métro, au bus ou au tramway, cette approche présente plusieurs autres avantages : une occupation moindre de l’espace, une plus grande souplesse et un coût réduit.

Dans sa version nancéenne, les capsules électriques du Loop circulent sur un système de rail configuré en boucles, pour éviter les correspondances. Les arrêts sont judicieusement implantés sur le côté des voies, pour ne pas interrompre le flux principal et permettre une vitesse moyenne de 60 km/h. Autre avantage, UrbanLoop occupe peu d’espace urbain et sa réalisation est bien moins onéreuse que les trois principales options de transports urbains, métro, bus et tram. Selon qu’il évolue en en surface ou qu’il est enfoui, le Loop coûterait entre 0,5 et 4 millions d’euros par kilomètre, un coût bien inférieur à celui du métro, qui peut atteindre les 100 millions par kilomètre, ou même d’un tramway qui coûte au moins 15 millions par km.

La capacité de transport du Loop (en, termes de passagers par km et par heure) tient également à des innovations logicielles : Grâce à l’IA, complétée par l’arrivée de la 5G, chaque capsule sera en mesure d’échanger en temps réel des informations avec les autres navettes, ce qui permettra d’optimiser en permanence les trajets et la vitesse et d’accélérer sensiblement les déplacements et croisements par rapport aux lignes automatiques actuelles.

Dans la métropole d’Aix-Marseille-Provence, le Loop se décline de manière plus amitieuse avec un projet futuriste, porté par une jeune société aixoise « Loop Aix-Marseille ». Celle-ci a imaginé un Loop évoluant au sein d’un réseau maillé de tunnels souterrains de faible diamètre, entre 4 et 5 mètres, sans infrastructure au sol, et constitué de navettes électriques autonomes, prévues pour transporter une vingtaine de passagers, avec le moins d’arrêts intermédiaires possible.

Ce « Loop provençal » est prévu pour fonctionner sans horaires. Les navettes sont en effet reprogrammées en permanence, en fonction des arrêts souhaités. Cette configuration technique permet un départ toutes les 15 secondes, pour un débit qui peut atteindre 6 000 passagers par trajet et par heure et un temps de parcours de moins de 15 minutes entre Marseille et Aix-en-Provence.

Ce Loop, comme son homologue de Nancy, vise à assurer une meilleure complémentarité de l’offre de transports en commun existante. Dans sa version actuelle, il relierait les réseaux urbains entre eux à travers, et serait fortement connecté au métro marseillais, via le déploiement d’une quinzaine de stations autour de Marseille. Le grand intérêt de ce système est qu’il évite les ruptures de charge, tout en autorisant les arrêts ponctuels programmables. Exemple : une navette effectuant le trajet Aix-Prado peut s’arrêter, si besoin, pour récupérer un passager qui fait le trajet hôpital-Saint-Charles.

Ce Loop, dans sa version entièrement souterraine, coûterait environ 6 milliards d’euros, soit en moyenne 25 millions du km, un coût là aussi bien inférieur à celui du métro ou du tram, pour un niveau de service et une souplesse bien plus grande. Autre nouveauté, la tarification sur ce Loop serait entièrement personnalisée et évolutive : elle serait calculée en intégrant différents paramètres, tels que la vitesse, l’heure, et le bouquet de services choisi.

Mais le grand avantage du transport intelligent à la demande est qu’il n’y pas besoin d’attendre l’arrivée de nouveau vecteurs de transports futuristes pour en proposer les nombreux bénéfices à tous les usagers potentiels. En intégrant, via les réseaux sans fil à très haut débit, au sein d’une plate-forme de gestion numérique, les unités actuelles de transports (bus, tram ou navettes) et même les véhicules particuliers dans la cadre du covoiturage urbain, il serait possible de permettre rapidement à l’ensemble de la population un accès permanent au TAD, ce qui serait un très grand progrès, à la fois en termes de meilleure exploitation (économique et environnementale) des réseaux de transports en place, d’amélioration globale de l’offre de transport et de confort pour l’utilisateur.

En permettant à chacun d’utiliser les transports publics et privés de manière élargie dans le temps et l’espace, la généralisation de ce concept de TAD améliorerait enfin de façon décisive les possibilités de mobilité pour les seniors les plus âgés, dont beaucoup (surtout les 6 millions de personnes de plus de 80 ans) hésitent ou renoncent à emprunter les transports collectifs, qui restent insuffisamment adaptés à leur fragilité particulière et à leur autonomie, parfois réduite.

Il faut souhaiter que l’Etat, en collaboration avec les collectivités locales et les opérateurs concernés, sache réorienter sa politique d’urbanisme et d’aménagement du territoire, en rompant avec les visions du siècle dernier et en se tournant résolument vers ce concept de transports intelligents à la carte, conçu comme un puissant facteur de développement local, de respect du climat, de l’environnement et de progrès social.

René TRÉGOUËT

Sénateur honoraire

Fondateur du Groupe de Prospective du Sénat

e-mail : tregouet@gmail.com

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