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Edito : Loi sur les droits d'auteur : un combat d'arrière-garde

A l'issue d'une longue navette parlementaire et d'un compromis laborieux obtenu en Commission Mixte Paritaire entre l'Assemblée nationale et le Sénat, le très controversé projet de loi sur le droit d'auteur qui vise notamment à empêcher tout téléchargement illégal ou copie sauvage sur l'Internet, a été définitivement adopté le vendredi 30 juin 2006.

Ce texte "relatif au droit d'auteur et aux droits voisins dans la société de l'information" transpose en droit français la directive européenne du 22 mai 2001 en l'élargissant à l'ensemble des droits d'auteur dans le numérique.

Mais ce texte recèle de nombreuses failles et suscite bien des interrogations. Il ne dit pas par exemple comment va s'effectuer la traque aux pirates. On ignore également si l'internaute sera sanctionné pour un seul morceau téléchargé en fraude ou à partir d'un certain nombre de fichiers téléchargés.

Autre question centrale que ce texte ne règle pas, celle de l'interopérabilité. Le droit de lire de la musique téléchargée sur le baladeur de son choix est certes inscrit dans le texte, mais est strictement encadré par une Autorité administrative indépendante qui ne sera saisissable que par les professionnels et pas par les utilisateurs.

Selon le Ministre de la Culture, grâce à cette loi, la possibilité de lire une oeuvre téléchargée légalement sur n'importe quel support numérique sera assurée. Mais les principales associations de consommateurs, ainsi que les associations qui défendent l'utilisation des logiciels libres en doutent et dénoncent plusieurs restrictions à ce droit qui vont bénéficier aux géants de l'informatique et du multimédia. Exemple, Apple dont la plate-forme iTunes Music Store n'est accessible qu'avec son baladeur iPod. Actuellement, un internaute qui télécharge par exemple en toute légalité le dernier album de Laurent Voulzy sur le site payant d'Apple, "iTunes Music Store", ne peut l'écouter que sur le baladeur numérique iPod d'Apple.

Par ailleurs, le texte autorise les artistes et leurs majors à mettre des verrous numériques sur leurs CD ou DVD pour éviter le piratage. Le droit qu'ont les particuliers de faire une copie des albums ou films qu'ils achètent pour leur usage personnel sera davantage encadré.

Il est intéressant de souligner à quel point, au cours des débats passionnés qui ont accompagné l'examen de ce projet de loi, se sont manifestées deux conceptions des technologies numériques qui ont largement transcendé les clivages politiques traditionnels. La première conception, même si elle s'en défend, apporte un soutien implicite aux géants de l'économie numérique, éditeurs de logiciels, comme Microsoft, ou producteurs de contenus numériques, comme Apple ou Vivendi. Cette conception défend avant tout la fameuse Gestion des Droits Numériques (DRM) et vise à verrouiller de manière stricte l'accès aux contenus numériques, qu'il s'agisse de logiciels ou de fichiers audio ou vidéo que les internautes s'échangent en grande quantité grâce au "Peer To Peer".

L'autre conception du monde numérique privilégie la liberté de choix de l'internaute et du consommateur et favorise la créativité et la liberté d'entreprendre notamment pour les petites entreprises et les acteurs qui oeuvrent pour la diffusion des logiciels libres.

Dans un souci louable de consensus et de synthèse, le gouvernement a tenté de concilier ces deux conceptions mais une telle entreprise s'apparentait un peu à la quadrature du cercle et à vouloir ne déplaire à personne on finit souvent par mécontenter tout le monde !

Sans entrer dans les détails très techniques de cette loi, on peut regretter au moins deux dispositions de ce texte qui devront probablement être corrigées dans l'avenir. La première concerne les DRM (Gestion des Droits Numériques) qui ne visent pas seulement à empêcher une reproduction illimitée des oeuvres, mais à limiter le nombre de lectures en instituant des péages permanents. Par ailleurs ces DRM limitent aussi l'accès aux oeuvres tombées dans le domaine public.

La seconde disposition contestable de ce texte concerne évidemment la question centrale de l'interopérabilité entre les systèmes. Dans sa version finale, la loi reconnaît certes le principe d'interopérabilité mais elle en rend de facto l'application très difficile : ainsi il ne sera plus possible de saisir le tribunal de grande instance en référé, et plus possible pour un consommateur d'exécuter des copies privées sur tout type de matériel lui appartenant.

Ces deux points révèlent toute la difficulté de concilier des exigences socio-culturelles et des intérêts économiques de plus en plus complexes et contradictoires et montrent à quel point les enjeux politiques, culturels, économiques et technologiques sont à présent inextricablement liés dans l'économie numérique mondiale portée par le fantastique développement de l'Internet.

Comme le dénoncent avec force les principales associations de défense et de promotion des logiciels libres, et notamment l'ALL, l'AFUL et l'ADDULACT, ce projet de loi sur le droit d'auteur et droits voisins dans la société de l'information généralise et légalise la mise en place de protections techniques nouvelle génération (DRM) sur les contenus numériques ainsi qu'une sanctuarisation juridique des protections techniques.

Ces associations soulignent également que, contrairement aux oeuvres sur papier que l'on peut reproduire par photocopie, le médium numérique est susceptible d'être verrouillé par des DRM, sous le prétexte apparemment louable de prévenir tout contournement des DRM au motif de l'exception pédagogique. » Concrètement, cela signifie qu'un texte qui a d'abord été publié sur support papier puis a été mis en ligne dans un second temps bénéficie de l'exception pédagogique, contrairement à un texte qui est directement publié en ligne. Sur ce point particulier, comme le souligne la lettre d'Homo Numericus " Le gouvernement semble avoir cherché à favoriser le passé (qui bénéficie d'un régime plus libéral) au détriment de l'avenir (sévèrement verrouillé). Les conséquences dans certains secteurs comme les revues scientifiques qui sont en train de basculer massivement vers un mode de diffusion exclusivement ou d'abord numérique, seront considérables."

Ces associations insistent sur le fait que la mise en place de ces protections techniques peut exclure, par leur définition, les logiciels libres de certaines activités comme par exemple les lecteurs de DVD de salon, les assistants personnels numériques, les téléphones portables. Cette sanctuarisation juridique met les utilisateurs, les diffuseurs et les auteurs des logiciels libres permettant d'accéder à la culture hors la loi. Mais les conséquences sociales, technologiques, économiques et géo-stratégiques dépassent la sphère du logiciel libre pour toucher tout citoyen utilisateur de données numériques.

Frédéric Couchet, président de la FSF (Free Software Foundation) France, souligne pour sa part avec pertinence qu'avec cette loi «La sécurité de développement du logiciel libre n'est absolument pas garantie. Alors que les ténors de l'informatique s'investissent de plus en plus dans le développement de projets logiciels libres, que les administrations poussent majoritairement à l'utilisation des technologies libres, je ne pense pas que ce soit le moment de mettre gravement en danger l'industrie européenne.»

Comme l'a très bien exprimé Jean Michel Billaut, dans un article drôle mais impitoyable intitulé " La révolte des pronétaires démarre", cette affaire de la loi DADVSI annonce bien un changement majeur de civilisation. Il souligne à juste titre que tout ce qui représente la culture humaine, au sens large, a été mis en oeuvre pour être exploité sur une plate-forme technologique donnée : une plate-forme "analogique" (broadcast hertzien pour télé et radio, éditeurs de presse, téléphonie traditionnelle, etc.) qui s'est construite avec la Révolution industrielle.

Or, avec la fantastique montée en puissance de l'internet à haut débit, cette plate-forme analogique est tout simplement devenue obsolète. Dans ce nouveau monde numérique, chacun peut devenir producteur et diffuseur d'informations grâce aux outils open source très puissants, à présent disponibles en ligne.

Bien entendu, cette démocratisation numérique qui remet radicalement en cause les normes, droits, systèmes propriétaires et rentes de situation en tout genre, ne fait pas du tout plaisir aux géants du multimédia, de l'informatique et du numérique qui cherchent par tous les moyens à conserver leurs avantages acquis et leurs positions dominantes. Mais, à la lumière très révélatrice du débat suscité par cette loi DADVSI, comment ne pas voir qu'il s'agit là d'un combat d'arrière-garde et que les consommateurs, qu'on le leur permette ou non, sont bien décidés à continuer d'exploiter toutes les immenses potentialités que leur ouvre la combinaison de l'internet à très haut débit et l'accès à une vaste panoplie d'outils logiciels gratuits et ouverts.

Commencée il y seulement 15 ans, la révolution techno-économique et culturelle du Web touche à présent un terrien sur 6 et représente sans doute la plus importante mutation de civilisation depuis l'imprimerie. Il est dommage, pour ne pas dire inquiétant, que certains de nos dirigeants économiques et politiques n'aient pas encore pris toute la mesure de ce phénomène unique par son ampleur, sa rapidité et ses conséquences globales sur nos sociétés et persistent à vouloir le contrôler en s'inspirant de conceptions et de méthodes issues d'une époque révolue. Dans ce domaine plus que dans tout autre, le conservatisme, le corporatisme et l'opacité d'un pouvoir pyramidal multiséculaire n'ont plus cours et sont devenus insupportables aux yeux de nos concitoyens. Il est temps que nos élites s'en aperçoivent !

René Trégouët

Sénateur honoraire

Fondateur du Groupe de Prospective du Sénat

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