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Edito : Après l'incendie de Lubrizol, les règles doivent changer...

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EDITORIAL :

L’incendie de l’usine Lubrizol, le 26 septembre à Rouen, a rappelé de manière dramatique, dix-huit ans après la terrible catastrophe d’AZF (31 morts, le 21 septembre 2001, à Toulouse), que les Français n’étaient pas à l’abri d’un accident industriel majeur et que notre pays restait parsemé d’établissements à risque. Rappelons les chiffres : en France, on trouve environ 500 000 installations « classées pour la protection de l’environnement » (ICPE). Parmi celles-ci, on compte 1 379 ICPE présentant des « risques d’accidents majeurs impliquant des substances dangereuses », qui sont rangées dans la catégorie Seveso. Parmi ces sites Seveso, 744, dont l’usine Lubrizol, sont classés « seuil haut », en raison de la quantité très importante de matières dangereuses qu’ils exploitent.

La catastrophe de l’usine Lubrizol de Rouen a eu au moins un effet salutaire : elle a provoqué une véritable prise de conscience nationale, tant au niveau des populations que des élus et industriels, des risques et dangers qu’entraînait la présence de ce type d’installations, surtout lorsqu’elles sont situées en milieu urbain.

Cette catastrophe a notamment conduit de nombreux élus, responsables économiques et associatifs, ou simples citoyens, à s’interroger sur les conséquences concrètes de la longue série de mesures de simplifications de la réglementation sur les ICPE, prises depuis une dizaine d’années par les gouvernements successifs. Dernier exemple en date de cette évolution législative et réglementaire, la loi du 10 août 2018, dite « Loi ESSOC ». Elle permet au préfet d’autoriser un exploitant à modifier son établissement sans passer par une autorité environnementale indépendante et une étude d’impact systématique. Ainsi, la préfecture de Seine-Maritime a donné son feu vert à Lubrizol, en janvier puis en juin, pour deux demandes d’extension de ses capacités de stockage de produits dangereux, sans les soumettre au préalable à une évaluation des risques.

La première demande portait sur une augmentation de 1 598 tonnes de produits stockés sur le site, dont 1 436 tonnes de « substances inflammables » et 36 tonnes à la « toxicité aiguë ». Celle de juin concernait 240 conteneurs (des récipients de stockage destinés à être manutentionnés) d’une capacité de 4 800 m3, dont 600 tonnes de substances inflammables et dangereuses pour l’environnement.

Cette dégradation incontestable du droit de l’environnement a été dénoncée, malheureusement sans résultats, par des élus de tous bords politiques, ainsi que par les principales associations de protection de la nature et de l’environnement qui soulignent qu’auparavant, ce type d’information essentielle aurait été soumis à la consultation du Coderst, Conseil Départemental de l’Environnement et des Risques Sanitaires et Technologiques, qui aurait alors pu jouer son rôle de lanceur d’alerte.

Pour ces associations, la première régression en la matière remonte à la création, il y a dix ans, du régime de l’enregistrement, intermédiaire entre la « déclaration » (pour les installations les moins dangereuses) et l’« autorisation » (catégorie des sites Seveso). A la différence de l’autorisation, dans le cadre de l’enregistrement, une usine n’est pas systématiquement soumise à une étude d’impact environnemental pour pouvoir fonctionner. A la suite de ce premier assouplissement, on a constaté d’ailleurs, sans surprise, que le nombre d’ICPE soumises au régime de l’autorisation avait chuté (de 32 200 en 2014 à 25 000 en 2018), tandis que celui des installations relevant du régime moins contraignant de l’enregistrement a grimpé (de 11 900 en 2014 à 16 000 en 2018).

Autre assouplissement qui pose question : depuis l’ordonnance 2017-80 du 26 janvier 2017, même les installations soumises à autorisation ne sont plus systématiquement astreintes à étude d’impact – seulement au cas par cas. Soulignons également que le 16 septembre dernier, Matignon annonçait l’élargissement du régime de l’enregistrement aux entrepôts allant jusqu’à 900 000 m3. Un projet de décret prévoit par ailleurs de transférer l’examen au cas par cas des projets au préfet de région, alors que, jusqu’à présent, cette compétence relevait des missions régionales d’autorité environnementale, des structures indépendantes. Pourtant, dans un avis rendu en juillet 2018, l’Autorité environnementale (AE) pointait « le risque de divergences d’interprétation au regard de l’indépendance nécessaire à l’exercice de la mission d’autorité environnementale » qui pourrait être confiée au préfet.

Il est vrai que cette succession d’allégements et de simplifications de la réglementation partait incontestablement d’une intention louable : il s’agissait de raccourcir les délais d’instruction des dossiers pour renforcer sur le terrain les contrôles des installations classées. Mais en réalité, on constate que les réformes engagées depuis dix ans n’ont pas produit les résultats escomptés, notamment faute de moyens de contrôles suffisamment nombreux et indépendants. A à cet égard, il suffit de rappeler que le nombre des inspections a diminué de 40 %, passant de 30 000 en 2006 à 18 196 en 2018 alors que le nombre d’ICPE a progressé pour sa part de plus de 10 %, passant de 450 000 à 500 000.

Ces installations et sites « classés » regroupent les usines les plus dangereuses, allant des établissements industriels classés Seveso – du nom du village italien où une usine chimique a rejeté accidentellement un nuage de dioxine en 1976 avec les conséquences sanitaires dramatiques que l’on connaît – aux incinérateurs, en passant par de nombreuses installations de production chimique de différente nature.

Dans une récente tribune publiée par un grand quotidien du soir, un collectif de scientifiques aux compétences reconnues a rappelé avec force la réalité du risque, largement sous-estimé que constituaient les émissions quotidiennes de ces industries : particules ultrafines recouvertes d’hydrocarbures aromatiques polycycliques et de métaux lourds, perturbateurs endocriniens, qui, année après année, augmenteront le risque de cancers, de maladies cardiovasculaires et respiratoires chez les riverains, avec un risque encore plus important lorsque ces industries sont en zone urbaine.

Ce collectif a par ailleurs dénoncé le régime d’autodéclaration qui autorise les industriels à déclarer eux-mêmes leurs émissions de polluants, sans qu’aucune agence indépendante, aucune agence agréée de surveillance de la qualité de l’air n’ait le droit d’effectuer des mesures de polluants autour ou dans l’enceinte de ces industries. Il en résulte évidemment une opacité quant à la nature et à la quantité des émissions réelles de ces industries, et cette opacité peut susciter de légitimes inquiétudes chez certains de nos concitoyens résidant à proximité d’installations de productions chimiques.

Certes, les contrôles existent mais ils sont notoirement insuffisants, faute de moyens : à peine un tiers des 44 000 établissements les plus dangereux sont contrôlés tous les ans, et le nombre des visites d’inspection a diminué de 36 % en dix ans. De plus, les établissements sont prévenus à l’avance de la survenue d’un contrôle. En outre, seul le volume global de certains polluants est pris en compte, sans prendre en considération les concentrations respectives des différents polluants dans l’air ; en outre, seuls quelques dizaines de polluants sont suivis sur les centaines de substances émises. C’est ainsi que les particules ultrafines, qui sont les plus dangereuses pour la santé, en raison de leur minuscule taille et de leur surface recouverte d’hydrocarbures aromatiques, les dioxines bromées, ainsi que de nombreuses substances cancérigènes et perturbateurs endocriniens, ne font l’objet d’aucune réglementation, ni surveillance, lors de leur rejet dans l’atmosphère par ces industries.

Rappelons qu’une vaste étude épidémiologique, très rigoureuse, dirigée par le professeur Thomas Münzel, scientifique de réputation mondiale qui travaille à l'Université de Mayence (Allemagne), et publiée le 12 mars 2019 dans le « Journal Européen de Cardiologie », a estimé à 659 000 le nombre de décès prématurés dans l’Union européenne, dus à la pollution atmosphérique. Pour la France, cette étude estime à 105 pour 100 000 ce nombre de décès prématurés provoqués par la pollution, soit environ 70 000 morts par an, un chiffre bien supérieur aux précédentes estimations et presque équivalent à celui des morts provoqués en France par l’usage du tabac… (Voir European Heart Journal).

Ce triste bilan montre à quel point, même si ce sont les transports et le chauffage qui sont essentiellement à l’origine de ces émissions nocives, il est urgent de prendre des mesures plus radicales pour mieux prévenir et lutter contre les différentes formes de pollution de l’air et les principaux polluants avérés, au premier rang desquels on trouve les particules fines, les oxydes d'azote (NOx), le dioxyde de soufre (SO2), le monoxyde de carbone (CO), les composés organiques volatils (COV), les hydrocarbures aromatiques polycycliques (HAP) et les métaux.

Il me semblerait souhaitable, alors que la protection de l’environnement et la lutte contre toutes les formes de pollution sont devenues des préoccupations majeures pour nos concitoyens, que le Gouvernement engage immédiatement, en concertation avec tous les acteurs concernés, élus locaux, scientifiques, associations, une refonte complète du système de contrôle des sites et installations classées, prévoyant notamment le renforcement des contrôles administratifs et la mise en place d’un régime de contrôle des émissions des polluants les plus nocifs (dont les particules fines) par des organismes indépendants.

On pourrait également prévoir, comme cela est le cas dans d’autres pays européens, pour les riverains demeurant à moins de 10km d’une installation industrielle classée « Seveso », une procédure d’alerte spécifique multicanaux et multimédia, permettant, si nécessaire, de déclencher en moins de 30 minutes (alors qu’il a fallu 5 heures dans le cas de l’usine Lubrizol) une alerte ciblée vers les populations concernées.

Il faut enfin, pour les installations les plus sensibles, rendre obligatoire au plus vite le recours aux nouveaux et puissants moyens de détection et de surveillance que sont les microcapteurs ultrasensibles communicants, les microdrones, les robots de surveillance et les caméras intelligentes

Qu’on m’entende bien : il ne s’agit pas de jeter l’opprobre et de pratiquer la suspicion généralisée sur toute notre industrie chimique, dont l’excellence et la capacité d’innovation sont reconnues au niveau mondial, et qui produit de manière efficace – et le plus souvent dans des conditions de sûreté satisfaisante – un grand nombre de substances complexes indispensables au fonctionnement de notre économie. Ces nombreuses molécules nous sont nécessaires et facilitent chaque jour notre vie quotidienne, en permettant la production des matériaux, des vêtements, des produits de nettoyage ou des médicaments dont nous avons besoin. Mais nous devons entendre les inquiétudes et les exigences nouvelles de nos concitoyens, qui souhaitent à présent être mieux informés sur ces productions chimiques et avoir la certitude, sachant que le risque zéro n’existe pas, que toutes les précautions, actives et passives sont prises, aussi bien par les industriels que les pouvoirs publics et les collectivités, pour prévenir une catastrophe de grande ampleur, de type Seveso, et s’assurer que le fonctionnement de ces installations respecte en toutes circonstances la réglementation nationale et européenne.

Une meilleure prévention globale du risque chimique, qu’il soit catastrophique ou diffus (émanations continues), passe également par la mobilisation des industriels de ce secteur, qui sont bien conscients de leur responsabilité et accélèrent leurs efforts, depuis quelques années, pour s’engager dans la voie très prometteuse, bien que peu médiatique, de la « chimie verte ». Cette nouvelle chimie, en plein essor, se veut à la fois moins énergivore, plus respectueuse de l’environnement et plus soucieuse de la santé humaine. Elle repose sur quatre axes d’actions complémentaires : réduire le coût des matières premières, coût énergétique et quantité de déchets produits, réduire au maximum l’utilisation et la production de produits toxiques, privilégier des procédés plus sûrs pour minimiser les risques d’accidents et de rejets, et enfin privilégier l’utilisation de matières premières renouvelables, en particulier d’origine végétale.

Le « Plant Based Summit », congrès européen de la chimie verte, qui s’est tenu en mai dernier à Lyon, et regroupe  200 usines et centres de recherche, a confirmé cette tendance. Désormais, à chaque fois que cela est possible, l’industrie chimique tente de privilégier l’utilisation de la biomasse renouvelable, et non des hydrocarbures, non renouvelables, pour trouver le carbone dont elle a besoin pour synthétiser de nouvelles molécules aux fonctions spécifiques, qu’il s’agisse de monomères, de polymères, d’acides ou de tensioactifs, substances indispensables à la production des plastiques, peintures, matériaux composites, mais également textiles, cosmétiques ou encore détergents.

Selon la Commission européenne, le marché mondial de ce qu’on appelle la chimie « biosourcée » (c’est-à-dire utilisant exclusivement une matière première d’origine végétale : plantes, bois, produits végétaux, algues) représente déjà 57 milliards d’euros et pourrait atteindre les 300 milliards d’euros en 2030. Cette chimie verte ne se contente plus de remplacer des molécules intermédiaires pétrochimiques par des molécules biosourcées ayant des fonctionnalités similaires, elle conçoit et développe un nombre croissant de nouvelles molécules dotées de propriétés spécifiques, mais respectueuses de l’environnement et de la santé humaine. Grâce à l’énorme puissance de calcul à présent disponible, associée à l’intelligence artificielle, il est à présent possible de modéliser informatiquement des réactions et molécules de plus en plus complexes et demain la chimie saura, j’en suis persuadé, s’affranchir des matières et énergies fossiles ; elle n’a d’ailleurs pas le choix, face à leur raréfaction et leur renchérissement inexorables…

Il est parfaitement possible, en favorisant une information sincère, complète et transparente sur les productions chimiques, en recourant aux nouveaux outils numériques et robotiques de surveillance et d’alerte et en encourageant la transition en cours de l’industrie chimique vers le chimie « verte », de parvenir à organiser dans un proche avenir une production chimique nationale performante sur le plan économique, respectueuse de l’environnement et soucieuse de mieux prévenir « à la source » les risques majeurs d’incidents graves ou de catastrophes.

C’est pourquoi il faut souhaiter que tous les acteurs concernés, industriels, élus, associations, Etat et populations concernées, travaillent ensemble dans un esprit constructif, pour bâtir un nouveau cadre administratif, réglementaire et industriel, et plus largement pour mettre en place dans notre pays une véritable « culture préventive » du risque, digne d’un grand pays moderne comme la France, afin que des catastrophes comme celle de Feyzin, en 1966, d’AZF à Toulouse, en 2001, ou de Lubrizol, à Rouen, en septembre dernier, ne puissent plus advenir ou, si elles devaient survenir en dépit de toutes les précautions prises, être circonscrites beaucoup plus rapidement, afin d’éviter des conséquences humaines, économiques et écologiques désastreuses.

René TRÉGOUËT

Sénateur honoraire

Fondateur du Groupe de Prospective du Sénat

e-mail : tregouet@gmail.com

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