RTFlash

Edito : Le Web 2.0 va-t-il transformer notre société ?

En août 2004, DaleDougherty de la société O'Reilly Media, invente, au cours d'une réunion de réflexion, le terme de "Web 2.0" pour qualifier le saut qualitatif qu'est en train d'effectuer le Web, passant d'une simple agrégation de sites Web et de services en ligne à un nouveau concept de plate-forme intelligente et intégrée d'applications et de services numériques.

Sur le plan technique, le Web 2.0 repose davantage sur une succession d'évolutions astucieuses que sur une révolution technologique et vérifie l'adage qui veut que, souvent, « De petites causes produisent de grands effets ». La combinaison d'espaces virtuels de stockage et de travail, de type « Gmail », d'architectures plus flexibles grâce aux langages de dernières générations, de protocoles de communication plus ouverts (permettant les web services) et d'une interopérabilité plus poussée (avec la syndication et les fils RSS) a en effet profondément changé la face du Net. Ces progrès n'ont pas eu seulement pour effet d'améliorer et de faciliter l'utilisation du Net, et d'en accroître l'efficacité en le rendant beaucoup plus heuristique, ils ont aussi provoqué un changement de nature du Web lui-même et entraîné ce qu'Edgar Morin appelle l'émergence d'un nouveau niveau d'organisation.

Ce Web 2.0 est difficile à cerner et à définir car il s'articule à la fois autour de la désintermédiation, de la personnalisation de l'information et de l'auto-organisation de nouvelles solidarités sociales et culturelles. C'est ainsi qu'en seulement deux ans, les blogs sont devenus un véritable phénomène de société en France. Notre pays compterait aujourd'hui plus de 6 millions de blogs, soit le quart du total des blogs dans le Monde ! Le Net est donc devenu, de manière inattendue, un puissant moyen d'expression et de reconnaissance individuel. Mais en même temps, le Net devient un nouvel espace de solidarité sociale, culturelle et cognitive, comme le montre le succès de Wikipédia, l'encyclopédie collaborative, Y! Answer", le nouveau service de Yahoo! où ce sont des internautes qui répondent directement aux internautes ou encore le nouveau service de la SNCF, qui propose une mise en relation personnalisée par SMS pour les passagers du TGV.

Autre exemple, révélateur de cette nouvelle orientation du Net, le site lTelos, qui se veut la première « agence intellectuelle », traduction de l'expression anglaise think tank. Ce site d'un genre nouveau en France met en ligne chaque jour deux articles d'universitaires ou d'experts sur des thèmes d'actualité. La désintermédiation touche également les échanges économiques qui se réorganisent autour de nouveaux modèles, de type « E Bay » et s'orientent vers de nouveaux services, comme celui que Google teste depuis janvier 2006, avec la mise en relation de l'internaute et du vendeur par communication téléphonique interposée.

Enfin une nouvelle étape, et peut-être la plus décisive, dans cette mutation historique du Web, est celle qu'a pressentie une fois de plus avant tout le monde Google qui propose, depuis peu, deux nouveaux outils qui sont appelés à se généraliser rapidement et connaissent déjà un grand succès. Le premier de ces outils est la plate-forme en ligne Writely qui est bien plus qu'un site ordinaire. Writely propose en effet un logiciel de traitement de texte complet, en ligne, collaboratif. On peut y rédiger et y mettre un texte en forme, y travailler à plusieurs, étudier et revoir les différentes versions d'un document, les corrections qui y ont été apportées par chacune des personnes travaillant dessus. On peut s'abonner à un fil RSS notifiant chaque nouvelle modification. On peut exporter le document sur son disque dur, en version compatible Word ou en pdf, l'imprimer ou encore le publier sur son weblog. Writely, efficace, simple, ouvrant de nouvelles perspectives aux applications bureautiques, est emblématique de ce que l'on appelle le Web2.0.0

L'autre outil proposé par Google se nomme Google page creator. Il s'agit d'un service gratuit de création de pages web, qui a surpris tout le monde puisque la société n'avait pas fait d'annonce avant son lancement. Pour l'utiliser, il suffit d'avoir un compte Google et une adresse Gmail, le service de webmail de Google. L'utilisation de ce service est très simple : "pas de connaissances techniques requises. Désormais, n'importe qui peut, très facilement et pour presque rien, créer son site Web et devenir producteur ou vendeur de contenus numériques et cette étape ultime de la désintermédiation est en train de transformer radicalement la finalité du Web.

Dans Technology Review, le journal du MIT, (Voir article) Rob Enderle, analyste chez Enderle Group, pense que la stratégie de Google est pertinente et qu'elle a toutes les chances de réussir en offrant une véritable alternative au modèle de Microsoft. "Pourquoi les gens continueraient-ils à payer de 150 à 500 dollars les logiciels bureautiques de Microsoft s'ils peuvent disposer d'un bureau virtuel en ligne, avec un espace de stockage suffisant et tous les logiciels de bureau dont ils ont réellement besoin ? se demande Enderle. Selon lui, la vraie question est : "Est-ce que Google parviendra à remplacer chez le consommateur l'utilisation d'Office par son modèle économique avant qu'Office lui-même n'accomplisse sa mutation vers une plate-forme de services bureautiques en ligne et à la carte ?"

"Avec Writely, Google a compris avant tout le monde que très peu de personnes ont besoin chez elles de toutes les fonctionnalités de bureau," souligne pour sa part T.J. Kang, patron de ThinkFree, une société qui propose des services bureautiques en ligne. Celui-ci ajoute "Je crois que les jours d'Office sont comptés et les initiatives de Google ne font qu'accélérer la fin du modèle Microsoft".

Enfin, le dernier exemple à plus long terme de ce que sera le Web 2.0 a été dévoilé récemment. Une alliance de groupes allemands regroupant le géant de l'électronique Siemens, DaimlerChrysler et l'institut berlinois Fraunhofer est en effet en train de développer un service d'information sur internet et ondes radio réagissant à la voix. Ce système permettra aux automobilistes de demander "où est la station service la moins chère des environs" ou bien "où puis-je trouver un restaurant grec" et d'obtenir une réponse via la radio. "Cela prendra probablement encore 10 ans avant qu'il soit lancé sur le marché mais ce sera un service que les conducteurs trouveront très séduisant" a déclaré Hans Ulrich Block, responsable de la division langage de Siemens. Dans ce cas précis il s'agit d'une application destinée aux automobilistes ou aux touristes qui cherchent un lieu précis ou une information mais un tel système est évidemment utilisable dans une multitude de domaines d'activités et l'on imagine les services qu'il pourrait rendre dans l'assistance aux personnes âgées ou handicapées et dans les domaines médicaux et sociaux.

Ce changement de nature du Net, son évolution vers la convivialité, les services personnalisés et l'humanisation, viennent de trouver une éclairante illustration dans la dernière étude réalisée par Pew Internet & American Life Project. Cette étude montre en effet que 40 millions d'américains surfent quotidiennement sur Internet "sans aucune raison précise", par pur divertissement. La baisse d'intérêt pour la lecture des livres et de la presse se voit donc compensée par l'attrait croissant pour la toile, aux dépens même de la télévision. Ce nombre considérable de "flâneurs" du web a été multiplié par deux en un an. La consultation des e-mails arrive en seconde place (52 % des internautes sondés) puis l'utilisation des moteurs de recherche (38 %) et enfin la lecture de l'actualité, avec 31 % des internautes.

Ce que confirme de manière saisissante cette étude, c'est la place centrale prise à présent par les blogs, forums de discussion et « chat » qui font du Web un véritable catalyseur social. Le Web n'est plus seulement considéré et utilisé comme un outil, répondant à des besoins précis, il est devenu une culture, une façon de vivre et une fin en soi, qui s'autoalimente. Dans une société atomisée, dominée par des valeurs d'individualisme et d'égoïsme, il est remarquable de constater que les internautes, qui se désintéressaient de plus en plus des questions et débats civiques, politiques, éthiques, sociaux, reprennent la parole sur le Web, redeviennent acteurs de la vie civique et collective et s'expriment avec une frénésie et une passion qui fait du Web le nouvel espace de construction démocratique et la nouvelle instance de régulation sociale et politique. Avec l'avènement du Web 2.0, on assiste peut-être à la naissance d'une nouvelle société qui pourrait fonctionner à partir d'un nouveau système de valeurs proche de celui qu'avait magistralement pressenti Ivan Illich, il y a plus de 30 ans dans son essai "La convivialité".

Pour ce grand penseur, L'outil technique doit juste répondre à trois exigences : il est générateur d'efficience sans dégrader l'autonomie personnelle, il ne suscite ni esclaves ni maîtres, il élargit le rayon d'action personnel. L'homme a besoin d'un outil avec lequel travailler, non d'un outillage qui travaille à sa place. Il a besoin d'une technologie qui tire le meilleur parti de l'énergie et de l'imagination personnelles, non d'une technologie qui l'asservisse et le programme. Le Web 2.0, qui naît sous nos yeux est peut-être en train d'accomplir l'utopie prévue par Illich en replaçant les dimensions personnelles, sociales et communautaires au centre des nouveaux modèles économiques et technologiques qui émergent.

Cette formation de nouvelles et puissantes communautés et solidarités sociales, culturelles et cognitives va-t-elle déboucher sur l'émergence d'un nouveau modèle de gouvernance démocratique ? Sans être naïf, et sans attribuer à la technologie des vertus démiurgiques, je crois que oui. Mais l'avenir n'en reste pas moins ouvert car personne ne peut dire aujourd'hui quel sera dans 20 ans l'impact réel de ce Web 2.0 naissant sur la nature et le fonctionnement de notre démocratie. Ce qui est certain en revanche, c'est que la généralisation rapide de ce Web 2.0 à échelle planétaire va profondément et irréversiblement modifier la nature et les formes d'exercice du pouvoir, qu'il soit économique, politique, social ou culturel.

René Trégouët

Sénateur honoraire

Fondateur du Groupe de Prospective du Sénat

Noter cet article :

 

Recommander cet article :

back-to-top