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La théorie des cordes fait vibrer un univers à 10 dimensions

Les lignes qui suivent sont à déconseiller aux esprits fragiles et aux âmes mal trempées. Il y est question d'un monde insaisissable et vertigineux, d'un univers aux dimensions multiples : 10 au bas mot, à moins que ce ne soit 11, ou même... 26 ! Inconcevable pour un cerveau normalement constitué. Pour le commun des mortels, il n'existe que quatre dimensions, trois spatiales et une temporelle. Encore percevons-nous volontiers le temps comme le faisait Newton, c'est-à-dire comme un paramètre absolu, un axe immuable. Nous savons bien sûr, depuis Einstein et la relativité générale, qu'espace et temps sont en réalité indissociables, que le temps est élastique et les longueurs contractables. Il n'empêche que le continuum espace-temps demeure, pour l'entendement ordinaire, un concept relativement flou...

Et voilà que les physiciens inventent de nouvelles dimensions, à en donner le tournis. Pour comprendre ce qui les amène à cette construction improbable, il faut rappeler que la physique moderne avance sur deux jambes. D'un côté, la relativité générale d'Einstein. Décrivant le comportement des corps soumis à la gravitation, ou gravité, elle s'applique à la structure à grande échelle de notre univers. A l'autre extrémité, la mécanique quantique rend compte du comportement des particules élémentaires à une échelle infinitésimale.

La mécanique quantique a donné naissance, dans les années 1970, à un superbe modèle, le "modèle standard". Il postule, vérifications expérimentales à l'appui, que l'univers est formé, en tout et pour tout, de 12 particules de matière, 6 quarks et 6 leptons, et de 4 particules porteuses de forces. Mais ce modèle n'intègre que trois de ces forces, celles qui interviennent à l'échelle atomique ou subatomique : la force électromagnétique liant les électrons aux noyaux et deux forces à l'oeuvre à l'intérieur des noyaux, la force faible et la force forte. Le modèle laisse de côté la quatrième force, la gravité, aux effets négligeables à l'échelle des particules élémentaires mais qui, aux échelles plus importantes, domine pourtant.

Jusqu'à présent, les physiciens n'ont pas réussi à faire marcher ces deux jambes du même pas. Si bien que leur représentation de l'Univers claudique. C'est ici qu'intervient la théorie des cordes, qui se propose de réconcilier relativité générale et mécanique quantique. De réaliser la "grande unification". Bref, de livrer la clé ultime de l'univers.

La porte a été entrouverte par l'Italien Gabriele Veneziano. C'était en 1968. Il travaillait alors sur les interactions nucléaires fortes. "Nous avons mis en évidence une propriété un peu bizarre, une dualité comparable à la double nature ondes et particules de certains constituants de la matière, relate-t-il. Et nous nous sommes aperçus que cette propriété supposait l'existence de particules dont le spectre d'excitation ressemblait au spectre de fréquences d'une corde musicale." La théorie des cordes était née. Elle allait connaître plusieurs rebondissements. A partir du milieu des années 1970, le succès du modèle standard l'éclipse. Seule une poignée de physiciens dans le monde continuent à s'y intéresser.

Par un renversement conceptuel dont la science est friande, la théorie des cordes effectuera un retour, non plus à partir de l'étude des interactions fortes, mais de la gravitation. Plus exactement, comme "théorie quantique de la gravitation". Elle suppose en effet l'existence de plusieurs particules de masse nulle, dont le graviton, lequel porterait la force de gravité jusqu'alors exclue du modèle standard. La jonction entre mécanique quantique et relativité était faite. "Le rêve poursuivi toute sa vie par Einstein, commente Gabriele Veneziano , - était - enfin réalisé."

La théorie des cordes suscite, à partir du milieu des années 1980, un engouement qui ne se démentira plus. Elle s'enrichira d'une théorie des supercordes. Et se déclinera en cinq versions, dont subsiste aujourd'hui une principale, dite théorie M, comme "mystère". Que dit cette théorie ? Que les constituants ultimes de la matière, les quarks ou, s'il en existe, des particules encore plus petites, ne ressemblent pas à des points, mais à des cordes vibrantes, c'est-à-dire à des objets unidimensionnels étendus dans l'espace, pouvant être ouverts ou fermés en boucle.

Inutile de chercher à voir ces vibrionnants choristes : la taille d'une corde serait de l'ordre de 10 puissance moins 34 mètre. Elles ne peuvent s'exprimer, disent les équations, que dans un univers comptant, au minimum, 6 dimensions spatiales supplémentaires par rapport aux 3 que nous connaissons. Ce qui porte à 10 le nombre de dimensions du monde des cordes. Certains physiciens en ajoutent une, ce qui mène à 11... C'est beaucoup, mais bien moins que les 26 dimensions un moment supposées, avant que la théorie des supercordes ne fusionne des cordes interagissant entre elles pour obtenir un nombre moins extravagant.

Comment se représenter l'inimaginable ? Pas question, ici, d'univers parallèles. Les dimensions supplémentaires s'apparenteraient plutôt, décrit Gabriele Veneziano, à des boucles microscopiques. Leur taille, qu'elle reste de l'ordre de celle des cordes elles-mêmes ou atteigne 1 millimètre, les rend inaccessibles à nos sens. Pour que nous percevions ces infimes circonvolutions de notre espace-temps, il faudrait être à leur échelle. Si spéculative soit-elle, la théorie des cordes séduit un nombre croissant de physiciens. Aujourd'hui, plusieurs milliers de "cordistes" sur la planète rêvent de valider ces hypothèses dans le nouveau grand collisionneur de particules du CERN de Genève ou en observant les traces d'un hypothétique pré-Big Bang, quand l'espace-temps avait peut-être la taille d'une corde. "Le modèle standard a mis des dizaines d'années avant d'être formalisé, dit Gabriele Veneziano. Patience !" Façon de donner du temps à l'espace-temps multidimensionnel.

Le Monde

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