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Les surprises du " bricolage moléculaire "

François Jacob, professeur honoraire au Collège de France et à l'Institut Pasteur, Prix Nobel de Medecine a prononcé, samedi 1er janvier, sur le thème : " Qu'est-ce que la vie ? ", la conférence inaugurale de l'Université de tous les savoirs, organisée par la Mission 2000. Voici un résumé de son intervention. La biologie moléculaire permet d'éclairer plusieurs des questions qui se posent à propos de l'évolution. Ici je voudrais en évoquer seulement deux. La première est la question de savoir si - et comment - les molécules des différents organismes sont différentes. On a longtemps pensé qu'elles étaient entièrement différentes. Et même que c'était la nature de leurs molécules qui donnait aux organismes leurs propriétés et particularités. En d'autres termes, que les chèvres avaient des molécules de chèvre et les escargots des molécules d'escargot. Que c'étaient les molécules de chèvre qui donnaient à la chèvre ses particularités. Peu à peu, à mesure que s'amélioraient les moyens d'analyse des protéines et des gènes, à mesure qu'on étudiait des organismes plus nombreux, on s'est aperçu que certaines molécules, comme l'hémoglobine par exemple, ou les hormones, étaient les mêmes ou presque chez des organismes très différents. Progressivement, il est ainsi apparu que tous les animaux, tous les êtres vivants sont apparentés à un point naguère encore insoupçonnable. Gènes et protéines ne sont plus chacun des objets uniques, des idiosyncrasies propres à une espèce. On retrouve des structures extrêmement voisines d'une espèce à une autre. Mieux, dans une même espèce, on retrouve souvent des structures extrêmement voisines assurant des fonctions très différentes. En outre, on voit souvent des segments de séquence commune insérés parmi des séquences différentes. Gènes et protéines sont pour la plupart des sortes de mosaïques formées par l'assemblage de quelques éléments, de quelques motifs portant chacun un site de reconnaissance, Ces motifs existent en nombre limité, mille ou deux mille. C'est la combinatoire de ces motifs qui donne aux protéines leur infinie variété. C'est la combinaison de quelques motifs particuliers qui donne à une protéine ses propriétés spécifiques. L'élément de base, celui qui est directement impliqué dans la chimie de la cellule, c'est le site de reconnaisance contenu dans un domaine protéique. La reconnaissance moléculaire avait semblé, tout d'abord, limitée à l'interaction entre enzyme et substrat ou entre antigène et anticorps. On lui attribue maintenant le premier rôle dans toute une série de phénomènes : polymérisation des protéines pour former des structures telles que les protéines du muscle, le cytosquelette, les ribosomes, les capsides des virus, interaction protéine-ADN (acide désoxyribonucléique) dans la régulation de l'activité des gènes ; interaction récepteur-ligand dans toute une série de phénomènes, telles la transduction des signaux ou les interactions de cellules, l'adhérence cellulaire, etc. Nombre de sites de reconnaissance moléculaire persistent sans changement à travers toute l'évolution. De sorte qu'on les retrouve à peu près identiques chez les organismes les plus variés. On voit les changements apportés ainsi dans la manière de considérer l'évolution biochimique. Tant que chaque gène, donc chaque protéine, était regardé comme un objet unique, résultat d'une séquence unique de nucléotides ou d'acides aminés, chacun d'eux ne pouvait se former que par une création nouvelle, de toute évidence hautement improbable. Mais l'existence d'importantes familles de protéines de structures identiques, la formation de protéines en mosaïque formées de motifs retrouvés dans de nombreuses protéines, ce fait surprenant que, au cours de l'évolution, les protéines conservent leur motifs spécifiques et leurs sites actifs malgré une énorme diversification morphologique, tout cela montre bien que l'évolution procède de manière bien différente de ce qu'on avait cru jusque-là. En fait, l'évolution biochimique paraît fonctionner selon deux principes, concernant l'un la création de molécules nouvelles, l'autre leur sélection. La part créative de l'évolution biochimique ne se fait pas à partir de rien. Elle consiste à faire du neuf avec du vieux. C'est ce que j'ai appelé " le bricolage moléculaire ". Les premiers gènes ont dû se former à partir de courtes séquences de nucléotides, trente ou quarante. Ces segments se sont ensuite agrandis, soit en s'aboutant les uns aux autres, soit en se dédoublant chacun une ou plusieurs fois. On trouve, en effet, dans de nombreux gènes la trace d'une, deux, trois ou même plusieurs duplications successives suivies de diversifications plus ou moins importantes. La duplication soit de segments d'ADN, soit de gènes entiers paraît bien être l'un des grands modes de bricolage moléculaire. C'est par duplications successives que se sont formées les nombreuses familles de gènes comme ceux des hémoglobines, de nombreux facteurs de régulation ou les gènes de la famille des immunoglobulines qui remplissent des fonctions voisines, reconnaissance d'antigènes, adhérence cellulaire ou guidage des axones. Second mode de production des gènes : le réassortiment de fragments préexistants pour former des gènes mosaïques. Là intervient aussi l'aspect sélection. Une formidable surprise a été de constater, chez les protéines, la persistance, presque l'intangibilité, au cours de l'évolution, des motifs de reconnaissance spécifiques. Cette stabilité, malgré l'énorme variété des espèces, s'explique par les fortes contraintes pesant sur ces sites de reconnaissance, base de toutes les interactions moléculaires, donc de toutes les activités chimiques de la cellule. Il est nécessaire de conserver la spécificité des interactions moléculaires. D'où une inertie, à travers l'évolution, des structures en jeu. Cette inertie s'applique au segment d'un gène, un segment codant ou exon, qui détermine ce site de reconnaissance. Elle ne s'applique pas aux segments non codants du gène ou introns. Ni au voisinage, à la nature des segments qui jouxtent l'exon en cause. Introns et segments d'ADN voisins peuvent donc varier librement. D'où le second mode de bricolage moléculaire : le réassortiment de fragments d'ADN, d'exons, pour former des protéines mosaïques. Une fois encore, c'est donc une combinatoire d'éléments en nombre limité qui produit une énorme variété de structures pour former les principaux constituants cellulaires. L'évolution biochimique ne repose que secondairement sur des mutations comme on l'avait longtemps cru. Elle est due avant tout à la duplication de segments d'ADN et à leur réassortiment. Dans cette évolution existent de véritables points fixes, des îlots formés par les sites de reconnaissance spécifique. Autour des segments d'ADN qui les codent, s'échangent plus ou moins librement, comme une sorte de ballet, d'autres fragments d'ADN. Dans ces conditions, les structures de base, les sites de reconnaissance se retrouvent dans tous les organismes dans des contextes qui peuvent être chaque fois différents. L'ensemble du monde vivant ressemble ainsi à une sorte de Meccano géant. Les mêmes pièces peuvent être démontées et remontées de façon différente, de manière à produire des formes différentes. Mais, à la base, ce sont toujours les mêmes éléments qui sont utilisés. La structure en mosaïque des gènes et des protéines donne à celles-ci des possibilités d'interactions multiples. La formation de complexes protéiques, parfois très volumineux, accroît encore ces possibilités. C'est ainsi que pour réaliser certaines opérations de base de la cellule, comportant des réactions et interactions multiples, des ensembles spécifiques sont mis en oeuvre. C'est le cas notamment d'opérations impliquées dans la division de la cellule ou d'interactions cellules-cellules ou de certaines étapes de morphogenèse. Les gènes d'un ensemble qui assure de telles opérations sont liés par les reconnaissances cellulaires qui associent étroitement leurs produits. L'ensemble des gènes qui gouvernent la division de la cellule sont les mêmes chez la levure et chez l'homme. Ils ont conservé leurs fonctions et une bonne part de leurs structures au long d'une évolution qui s'étend sur plus de cinq cents millions d'années. De tels ensembles ont été baptisés " syntagmes " par Antonio Garcia-Bellido. Ils fonctionnent comme des sortes de modules utilisés dans l'architecture de toutes les cellules. C'est aussi une construction en modules régis par des ensembles de gènes que l'on observe dans le développement embryonnaire de nombreuses espèces. Peut-être même de toutes. Les organismes, insectes notamment, paraissent se développer sous forme de segments répétés, c'est-à-dire de modules multicellulaires. Tout d'abord identiques, ces modules se différencient secondairement de manière spécifique sous l'effet d'ensembles de gènes régulateurs, tels les homéogènes. Le rôle de ces gènes est de modifier les règles qui régissent le développement du module-type. Ils définissent ainsi un territoire bien défini et donnent à chaque segment une identité particulière. Chacun de ces territoires, de ces segments est défini par la combinaison de plusieurs homéogènes qui fonctionnent en parallèle dans les mêmes cellules. De la même façon, la différenciation terminale, qui produit les différents types cellulaires observés dans le corps, utilise des ensembles de gènes conservés qui opèrent de concert. Par exemple, pour produire cellules musculaires ou cellules nerveuses chez tous les organismes étudiés, du nématode à l'être humain. Le monde vivant comprend des bactéries et des baleines, des virus et des éléphants, des organismes vivant dans les régions polaires à - 20 0 C. Mais tous ces organismes présentent une remarquable unité de structures et de fonctions. Ce qui distingue un papillon d'un lion ou une poule d'une mouche, c'est moins une différence dans les constituants chimiques que dans l'organisation et la distribution de ces constituants. Parmi les groupes voisins, les vertébrés, par exemple, la chimie est la même. Ce qui rend un vertébré différent d'un autre, c'est plus un changement dans le temps d'expression et dans les quantités relatives des produits des gènes au cours du développement de l'embryon que les petites différences observées dans la structure de ces produits. Dans la nature, la complexité naît souvent d'une combinatoire : combinatoire de particules pour former les atomes, combinatoire d'atomes pour former les molécules, combinatoire de cellules pour former les organismes. C'est aussi le processus qui sous-tend la formation des gènes et des protéines : combinatoire de fragments ayant chacun une fonction spécifique et qui se réassortissent à l'infini pour jouer des rôles variés. Un petit nombre de ces fragments d'ADN suffit ainsi à former un nombre considérable de gènes. Une surprise a été de découvrir à quel point les molécules sont conservées au cours de l'évolution. Pas seulement les protéines de structure comme les hémoglobines des globules rouges, les actines et les myosines des muscles ou les kératines des cheveux et des ongles. Pas seulement les enzymes comme la pepsine et la trypsine qui interviennent dans la digestion ou les cytochromes qui interviennent dans la respiration. Mais aussi les protéines de régulation qui dirigent, par exemple, le développement de l'embryon et déterminent la forme de l'animal. Deux exemples suffisent à montrer cette surprenante conservation des molécules. Chez la mouche, qui jouit d'un long passé génétique, ont été mis en évidence les gènes qui assurent, dans l'oeuf, la mise en place des axes du futur embryon, puis ceux qui découpent le corps de l'embryon en segments, puis ceux qui déterminent le destin et la forme de chacun de ces segments. A la stupéfaction générale, ces mêmes gènes ont été retrouvés chez tous les animaux examinés : coup sur coup grenouille, ver, souris et homme. Qui eût dit, il y a encore quinze ans, que les gènes qui mettent en place le plan d'un être humain sont les mêmes que ceux fonctionnant chez une mouche ou un ver ? Il faut admettre que tous les animaux existant aujourd'hui sur cette terre descendent d'un même organisme ayant vécu il y a six cents millions d'années et possédant déjà cette batterie de gènes. Autre exemple non moins saisissant : les yeux. Il existe, chez les animaux, toute une série d'yeux bâtis sur des principes très différents. Notamment l'oeil à facettes des insectes et l'oeil à cristallin des céphalopodes et des vertébrés. Si différents que puissent être ces deux types d'oeil, ils utilisent pour leur construction les mêmes gènes bricolés de façon différente pour produire des organes remplissant une même fonction, mais d'architectures très différentes. Au cours de ce demi-siècle, on est ainsi allé de surprise en surprise. Au point que dans les quinze dernières années a émergé du monde vivant une vision entièrement nouvelle.

Le Monde : http://www.lemonde.fr/article/0,2320,seq-2077-37082-QUO,00.html

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