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Edito : S'enrichir en donnant

Plus personne ne doute que le prochain siècle sera profondément marqué par la révolution de l'information qui, après les matières premières puis l'énergie, va s'imposer comme la nouvelle "richesse des nations", pour paraphraser le célèbre essai d'Adam Smith sur le développement économique. Cette troisième révolution industrielle a réellement commencé avec l'explosion d'Internet et va se poursuivre et s'accélérer avec l'avènement du nomadisme électronique planétaire qui fait qu'en 2005, c'est à dire demain, nous serons plus d'un milliard à utiliser quotidiennement des terminaux portables multimédia reliés à l'Internet. Il n'aura pas fallu 10 ans pour que ces terminaux deviennent plus nombreux que l'ensemble des micro-ordinateurs et des téléphones présents dans nos foyers. L'Internet mobile et l'informatique portable vont accélérer l'avènement d'une économie immatérielle, mondialisée et cognitive, dont l'une des principales caractéristiques sera la "désintermédiation", c'est-à-dire la confrontation directe des demandes et des offres individuelles au niveau planétaire. Dans un tel contexte économique reposant sur la réactivité immédiate des marchés et leur évolution permanente et de plus en plus rapide, tout le processus économique de création de richesses va s'organiser autour de l'aptitude à utiliser l'accès immédiat et total à l'information pour transformer cette information en connaissance. La banalisation du commerce électronique va entraîner une véritable révolution des esprits, comme le souligne l'économiste Peter Drucker. Avec l'invention du chemin de fer au siècle dernier, écrit-il, "l'humanité avait maîtrisé la distance. Dans la nouvelle géographie mentale du commerce électronique, la distance est éliminée. Il n'y a plus qu'une seule économie et un seul marché. La concurrence n'est plus locale : elle ne connaît plus de frontières." Dans ce village planétaire, il sera très difficile d'empêcher la cyberconcurrence directe, au niveau mondial, entre individus, pays ou continents. Une des conséquences de cet accès généralisé aux nouvelles technologies de l'information sera en effet une réduction progressive de l'écart de productivité entre pays en matière de traitement de l'information. Une autre de ces conséquences, déjà observable depuis une dizaine d'années aux Etats Unis, est le rôle moteur pris par ces nouvelles technologies dans l'amélioration croissante de la productivité interne des économies. La croissance sans précédent observée aux Etats-Unis depuis plus de huit ans, qui a fait tomber le chômage à 4,1% sans provoquer de tensions inflationnistes, conduit nombre d'économistes à se demander si les technologies de l'information et la mondialisation n'ont pas transformé la nature même de l'économie américaine. Alan Greenspan, le président de la Réserve fédérale américaine (Fed) avait ainsi observé l'été dernier au Congrès "qu'une prolifération impressionnante de nouvelles technologies provoque des changements fondamentaux dans les structures de l'économie américaine". Alors qu'il y a encore quelques années, les économistes estimaient que les risques de surchauffe augmentaient dangereusement quand le chômage tombait sous les 6 %, comme le montrait la courbe de Phillips, ce seuil est désormais nettement plus bas. Par ailleurs, les économistes considéraient qu'au delà de 2,5 % de croissance, il y avait un danger inflationniste. Les entreprises, disposant d'un volant de main-d'oeuvre très réduit, devaient augmenter les salaires pour trouver du personnel. Cette hausse des coûts salariaux était normalement répercutée sur les prix à la consommation, entraînant une accélération de l'inflation. Force est de constater que ce mécanisme classique ne semble plus fonctionner. Depuis plus d'un an, l'économie américaine connaît une croissance de plus de 4 % en rythme annuel avec un chômage inférieur à 5 %, sans qu'on constate pour autant un redémarrage de l'inflation. Cette transformation qualitative du fonctionnement global de l'économie américaine peut s'expliquer en partie par un important gain de productivité qui permet aux entreprises de payer davantage leurs salariés sans augmenter leurs prix. Selon les derniers chiffres du département du Travail, la productivité était en hausse de 3,1 % sur un an à la fin du troisième trimestre 1999. Pendant ces trois mois, les coûts salariaux ont baissé de 0,2%. Sur les quatre dernières années, la productivité a progressé de plus de 2,5 % contre 1,5 % au début de la décennie et seulement 1 % dans les années 70. Les gains les plus spectaculaires sont observés dans la production d'ordinateurs et de semi-conducteurs avec une progression de plus de 42 % entre le 4ème trimestre 1995 et le premier trimestre 1999, selon l'économiste Robert Gordon de l'Université Northwestern. Les adeptes de la nouvelle économie font valoir que ce sont surtout les applications de l'informatique, des télécommunications et désormais le développement rapide du commerce électronique grâce à l'Internet, qui expliquent cette forte progression de la productivité économique. On peut “s'enrichir en donnant”. Le déplacement accéléré de valeur de la matière vers l'information serait donc en train de changer la nature même de nos économies développées, dans la mesure où l'information n'est pas une ressource rare puisque celui qui la donne continue à la posséder. A cet égard, il est très important de souligner que le champ de la gratuité ne se limite plus aux seuls domaines du logiciel, de la culture, des loisirs ou de l'information générale mais envahit le secteur de l'information économique et technique. C'est ainsi que la Société SA vient d'ouvrir un site qui fait beaucoup parler de lui : Societe.com. Ce site donne en effet accès gratuitement à la base de données du RNCS (Registre national du commerce et des sociétés) et aux chiffres-clés des sociétés françaises. L'accès gratuit à ces informations menace directement le secteur très lucratif de l'information électronique professionnelle dont le chiffre d'affaires est estimé à 5,7 milliards de francs pour 1999. Cet exemple confirme, s'il en était besoin, qu'on assiste bien à l'émergence rapide d'une nouvelle économie de l'information que la gratuité et le don soient de plus en plus au coeur des nouvelles stratégies industrielles et commerciales développées sur l'Internet. Cette évolution ira-t-elle jusqu'à bouleverser les règles multiséculaires qui déterminent la valeur marchande des biens et des services ? C'est là toute la question et nous pouvons être certains qu'elle dominera les débats économiques du prochain siècle.

René TREGOUET

Sénateur du Rhône

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