On se souvient du remarquable film d’anticipation de Steven Spielberg « Minority Report », inspiré d’un roman de Philip K.Dick et qui imaginait une société futuriste (l’action se déroule en 2054) dans laquelle des « Précogs », sorte de mutants aux pouvoirs mentaux extraordinaires, étaient utilisés par la police et la justice pour prévoir les crimes avant qu’ils ne surviennent.
Il se pourrait que ce scenario de science-fiction se réalise bien avant le milieu de ce siècle, si l’on en croit les dernières recherches scientifiques. En effet, en analysant les messages publiés par les quelque 140 millions d’utilisateurs de Twitter à travers le monde, l’équipe de Matthew S. Gerber, qui travaille au sein du Predictive Technology Lab de l'Université de Virginie, a développé un programme informatique, utilisé depuis peu par la ville de Chicago, qui vise rien moins qu’à prédire les différents types de crimes et délits et à les empêcher « à la source ».
Pour mettre au point cet outil informatique, les chercheurs ont obtenu le droit de collecter toutes les données relatives aux crimes et délits commis entre le 1er janvier et le 31 mars 2013. Ils ont complété ces informations par une base de données concernant plus d’1,5 million de "tweets" accompagnés de la position GPS de l’utilisateur au moment de la publication.
En se livrant à une analyse sophistiquée de l’ensemble de ces données et en recourant notamment à la technique dite d'estimation par noyau (KDE), qui intègre et hiérarchise différents paramètres de temps et d'espace, les scientifiques sont parvenus à identifier et à visualiser rapidement les zones à risques où il existait une très forte probabilité qu’aient lieu rapidement certaines crimes…
Pour parvenir à ce résultat étonnant, les chercheurs ont dû apprendre à « décoder » les formes d’expression utilisées dans les tweets, pour y repérer des indices indirects faisant allusion à différents types de criminalité. Résultat : sur les 25 types de crimes étudiés par les chercheurs, les tweets se sont révélés utiles pour 19 d’entre eux. Matthew S. Gerber souligne que son modèle de prédiction pourrait s’avérer très utile aux responsables politiques, qu’ils soient locaux ou nationaux, pour préparer et mettre en œuvre leur politique en matière de lutte contre la criminalité et la délinquance.
Autre exemple de système informatique de prévision de la criminalité, le logiciel "MaSC" déjà utilisé avec succès par les services de police de grandes métropoles américaines, comme Los Angeles, Memphis et New-York.
Cet outil repose également sur l’analyse et le traitement d’une immense quantité de données et il permet de localiser les sites les plus criminogènes d'un espace donné et d'y établir une "feuille de route" pour les patrouilles afin d'intervenir le plus rapidement possible. L’intérêt de ce système est qu’il permet non seulement de « prédire » à quel moment et où tel ou tel type de délinquance risque de se produire mais il peut également préconiser une affectation optimisée des moyens de police en les concentrant là où ils vont être les plus dissuasifs et donc les plus « productifs », en terme de rapport coût-résultats.
Les cambriolages et agressions sont les moins difficiles à analyser pour un système automatisé. Ce type de criminalité est facilement cartographiable et identifiable : pour voler un véhicule, il est fort probable que vous vous rendiez dans des lieux peu éclairés, avec peu de passage, et à des heures creuses. Idem pour les cambriolages qui sont souvent concentrés sur des quartiers et des horaires spécifiques. Il s'agit là encore une fois d'une optimisation des probabilités et non pas d'un don de voyance.
Mais un autre type de programme informatique baptisé "FAST" (Future Attribute Screening Technology) veut aller encore plus loin et vise la prédiction de "l'intention de nuire », de manière à pouvoir agir, comme dans le film de Spielberg, avant que les criminels n’aient eu le temps de passer à l’acte…
Cet outil a pour ambition d’appliquer mathématiquement les recettes qui font le « flair » et l’intuition du bon policier, capable d’évaluer, en observant le comportement d’un individu, sa propension à commettre un délit ou un crime.
La ville californienne de Santa Cruz a été la première à se doter, depuis 2011, du programme PredPol, l'abréviation de predictive policing, un outil développé à l’issue de six ans de recherche en coopération entre les universités de Californie, d’Irvin et le département de police local. Ce programme très élaboré analyse une gigantesque base de données à l’aide d’un algorithme soigneusement tenu secret.
Classé au palmarès des meilleures inventions de l'année 2011 par le magazine Time, PredPol a été adopté par plusieurs grandes villes américaines : Los Angeles, Memphis (Tennessee) et New York notamment. A Los Angeles, Predpol a permis de réduire d’un tiers en un an les agressions et de 21 % les crimes violents et, depuis l’année dernière, plusieurs villes britanniques ont, elles aussi, décidé d’expérimenter ce système.
Dans cette course technologique dans la lutte prédictive contre le crime, l’Europe n’est pas en reste et serait même en avance sur les Etats-Unis, selon certains spécialistes.
En septembre 2013, un logiciel baptisé « Key Crime » et mis au point après 7 ans de recherche par un officier de police de Milan, Mario Venturi, a fait la une des journaux italiens (Voir Corriere della Sera).
Cet outil informatique révolutionnaire a en effet permis de prévoir l’attaque d’une pharmacie située boulevard Monte Rosa, dans le centre de Milan. Les deux malfaiteurs, bien connus des services de police, étaient attendus par des agents de la brigade mobile de Milan et ont été arrêtés en flagrant délit !
Bien que la police milanaise ne connaissait pas leur identité jusqu’au jour de l’agression, elle avait réussi à recueillir suffisamment d'informations sur ces individus pour savoir exactement où, avec quelle arme, quel jour et à quelle heure ils allaient commettre leur nouveau forfait. Si la police milanaise a réussi cette prouesse, c’est que « Key Crime », ne se contente pas, comme ses cousins américains, d’analyser uniquement les données historiques concernant les délits, il se focalise surtout sur les auteurs de ces actes délictueux et recherche leur « signature » criminelle, c’est-à-dire leur mode opératoire spécifique.
Comme l’écrivait Agatha Christie au début du siècle dernier, un crime est un excellent révélateur de la personnalité de son auteur pour celui qui sait « lire » les indices disponibles. La technologie actuelle est devenue suffisamment puissante pour exploiter ce vieil adage policier et les hommes de la préfecture de police de Milan ont mis au point un système informatique sans équivalent qui compile environ 20 000 données pour chaque vol. Il devient ainsi possible d’obtenir une foule de détails sur un malfaiteur, comme sa démarche particulière mais également son accent ou même son odeur particulière…
Grâce à Key Crime, le taux d’élucidation des attaques à main armée est passé de 27 % à 45 % à Milan et cet outil est d’autant plus efficace qu’il permet également de relier les affaires non élucidées entre elles et de les imputer à un même auteur.
Il y a un an, Giovanni Mastrobuoni, économiste expert en sécurité, professeur au Collegio Carlo Alberto de Turin et à l'Université de l'Essex, en Grande-Bretagne, a présenté « Key Crime » devant le groupe américain de travail sur les aspects économiques du crime, une force rattachée au Bureau national de recherche économique du Massachusetts. Selon cet expert, si ce système était généralisé à toutes les agglomérations d’une taille équivalente à celle de Milan, il pourrait sans doute éviter au moins 1 000 attaques à main armée par an dans chacune de ces villes !
Mais curieusement, ce remarquable outil cybernétique de prévention et de lutte contre la criminalité reste circonscrit à la métropole de Milan et son usage peine à être étendu à d’autres grandes villes italiennes. Selon certains responsables de police milanaise, les raisons de cet attentisme ne sont pas technologiques mais plutôt culturelles et politiques. En effet, la généralisation d’un tel outil à l’ensemble du pays pour l’ensemble des crimes et délits provoquerait un réel bouleversement du travail policier mais également, en amont, des missions de la justice et des politiques gouvernementales en matière de sécurité…
Autre obstacle de taille à la généralisation de ces systèmes de prédiction du crime, l’utilisation pour le moins inattendue des réseaux sociaux qu’ils impliquent ne va pas sans susciter certaines réserves et interrogations, notamment parmi les associations de défense des libertés individuelles et de la vie privée qui pointent régulièrement du doigt les « dérives » ethniques ou sociales de ce type d’outil pouvant conduire à de nouvelles formes de racisme ou à la mise en place insidieuse d’un contrôle social des individus.
Il ne fait cependant pas de doutes que des systèmes comme « PredPol » ou « KeyCrime » sont appelé à un développement rapide et deviendront des outils absolument irremplaçables, non seulement dans la lutte contre la délinquance et le crime mais plus largement dans la prévention globale en matière de sécurité, que ce soit dans le domaine industriel, celui des transports ou encore en matière de prévention des catastrophes naturelles par exemple.
Il faudra cependant être particulièrement vigilant pour éviter que la puissance prochaine qu'acquerront ces outils, lorsqu'ils seront combinés à des systèmes informatiques d’intelligence artificielle, comme l'ordinateur Watson d’IBM, ne permette l’hégémonie insupportable de systèmes de contrôle tyranniques et autonomes de type « Big Brother », tel que celui imaginé par Orwell dans « 1984 ».
Face à cette technologie ubiquitaire et omniprésente, nos sociétés vont également devoir apprendre à repenser les concepts de responsabilité individuelle, de punition et de libre arbitre. Mais en dernier ressort et quelles que soient la puissance et l’efficacité de ces technologies anticriminelles, l’homme restera toujours confronté à une décision personnelle aussi ancienne que fondamentale : celle de devoir choisir entre le bien et le mal…
René TRÉGOUËT
Sénateur Honoraire
Fondateur du Groupe de Prospective du Sénat