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Edito : Le plomb : nouvel ennemi public n°1 de notre santé ?

On sait que le saturnisme, c’est-à-dire l’intoxication chronique au plomb, même s’il n’a sans doute pas été le principal responsable de la chute de l’Empire romain, comme certaines théories l’ont affirmé dans le passé, a été un véritable problème de santé publique sous la Rome antique. En étudiant les ossements de 55 victimes de l'éruption du Vésuve, l'archéologue et anthropologue américaine Dr Sara Bisel, a notamment pu mesurer, sur des squelettes de Romains morts à Herculanum, lors de l’éruption du Vésuve en 79 de notre ère, des concentrations de plomb allant jusqu’à 84 particules de plomb par million, ce qui est exceptionnellement élevé et a pu provoquer des conséquences néfastes sur l’organisme et la santé de ces habitants.

En France, selon l’Institut national de veille sanitaire (InVs), la prévalence du saturnisme a fortement baissé depuis une trentaine d’années, grâce à la suppression du plomb dans l’essence et à la réhabilitation des logements anciens. Une étude menée en 2008-2009 estime ainsi que le nombre d’enfants de 1 à 6 ans concernés est passé de 84 000 à 4 400.

Néanmoins, plusieurs associations, dont la Fondation Abbé Pierre, considèrent que le saturnisme est loin d’être éradiqué en France. Celles-ci font valoir que, si l’on prend en considération l’abaissement en 2015 du seuil d’alerte de 100 µg/l à 50 µg/l, c’est environ 70 000  personnes qui resteraient exposées, dans leur habitation, à une plombémie néfaste pour leur santé. Les pouvoirs publics, conscients de ce problème, ont d’ailleurs fixé en 2014 l’objectif d’une plombémie moyenne par habitant de 12 mg par litre de sang.

C’est dans ce contexte qu’une étude, qui n’a pas eu un énorme écho médiatique, est venue il y a quelques jours secouer la communauté scientifique internationale et n’a pas fini de faire parler d’elle : une équipe de recherche américaine dirigée par deux éminents scientifiques, les Professeurs Stephen Rauch (Université de Californie-Berkeley) et Bruce Lanphear (Université Simon Fraser-Colombie britannique), vient en effet de publier un remarquable et rigoureux travail épidémiologique qui montre que les conséquences biologiques et sanitaires de l’exposition au plomb seraient en fait largement sous-estimées.

Intitulée « Faible exposition au plomb et mortalité chez l’adulte aux Etats-Unis », cette étude qui était, en raison de son ampleur, très attendue par la communauté scientifique, montre que, sur les 2,3 millions de décès qui surviennent chaque année aux États-Unis, environ 412.000 pourraient être attribués à une exposition au plomb, soit presque autant que le nombre de morts dus au tabac dans ce pays. Cette estimation est dix fois plus élevée que celle admise jusqu’à présent, ce qui amène les auteurs de l’étude à alerter sur la nécessité de limiter l’exposition de la population au plomb (Voir Etude du Lancet).

« Cette étude confirme, contrairement à ce que l’on pensait, qu’il n’existe pas de niveau d’exposition sans danger aux substances toxiques, et qu’une exposition environnementale au plomb, même faible, constitue un facteur de risque majeur de décès prématuré aux Etats-Unis » explique Bruce Lanphear, l’un des principaux auteurs de cette recherche.

L’étude rappelle que, si l’exposition des populations a diminué depuis l’interdiction du plomb dans l’essence dans une centaine de pays, ce métal est encore largement présent dans notre environnement, qu’il soit inhalé (pollution industrielle, fumée de cigarette) ou ingéré de façon inconsciente (eau du robinet des vieilles maisons dont la plomberie contient du plomb, aliments) ou par inadvertance par des jeunes enfants (peintures murales anciennes, cosmétiques). Or le plomb présente la caractéristique de rester présent très longtemps dans l’organisme. Ce métal lourd est toxique à de multiples niveaux : non seulement il est responsable de troubles irréversibles du système nerveux central chez l’enfant, mais il est également nocif pour les reins, le sang et le système cardiovasculaire. L’OMS a par ailleurs reconnu en 2017 qu’il n’existe pas de seuil sous lequel l’exposition au plomb serait sans danger.

Si les risques, notamment neurologiques et cérébraux liés à une exposition au plomb, sont à présent bien connus, les conséquences d’une très faible exposition à ce métal (moins de 0,1 milligramme par litre) sur le système cardiovasculaire restaient jusqu’à présent une question scientifique très peu étudiée.

C’est précisément sur ce point crucial que l’étude américaine de Stephen Rauch et Bruce Lanphear change considérablement la donne. En effet, si certaines études avaient déjà montré que l’exposition chronique au plomb pouvait augmenter les risques de décès cardiovasculaires, cette étude est la première de grande ampleur à se focaliser exclusivement sur les conséquences biologiques et médicales d’une exposition de longue durée au plomb à de très faibles concentrations. Elle était donc particulièrement attendue, comme le confirme Philippe Glorennec, chercheur à l’Institut de recherche en santé, environnement et travail (Irset).

Dans ce vaste travail épidémiologique, les chercheurs ont dosé le plomb dans le sang de 14.000 Américains entre 1988 et 2011 (en moyenne 0,027 milligramme de plomb par litre de sang). Ces scientifiques ont ensuite observé les causes de décès chez les participants pendant cette période : 4 400 sont morts, dont 1800 à cause d’une maladie cardiovasculaire et 988 d’une insuffisance cardiaque.

Après avoir réalisé une pondération des différents facteurs de risque de ces maladies (niveaux socio-économiques, diabète, hypertension, cholestérol, consommation d’alcool et de tabac), les chercheurs ont essayé d’évaluer le nombre et la proportion des décès imputables au plomb. Résultat : le risque de décès augmente avec la quantité de plomb mesurée chez les participants lors du lancement de l’étude. Les personnes avec les plus grandes quantités de plomb (0,067 mg/L) avaient un risque augmenté de 70 % de mourir d’une maladie cardiovasculaire et deux fois plus de probabilité de décéder d’une insuffisance cardiaque. Enfin, ces chercheurs ont extrapolé leurs résultats à l’ensemble de la population américaine et ont calculé que la fraction attribuable à la population de la concentration de plomb dans le sang pour la mortalité, toutes causes confondues, était de 18,0 %, ce qui équivaut à 412 000 décès par an (256 000 décès d'origine cardiovasculaire et 185 000 décès par an dus à une cardiopathie ischémique).

Pour expliquer ces effets toxiques du plomb sur le système cardiovasculaire, l’étude rappelle que d’autres travaux ont montré que le plomb provoque une hypertension, génère un stress oxydatif et une inflammation, diminue l’élasticité des vaisseaux sanguins et favorise le développement de l’athérosclérose, de la thrombose et d’une hypertrophie ventriculaire gauche.

Les auteurs de ce travail soulignent cependant que leur étude ne peut pas démontrer de manière certaine que le plomb est directement responsable de ces décès. Ils rappellent que les maladies cardiovasculaires résultent en effet de la combinaison complexe de multiples facteurs, dont le mode de vie, les caractéristiques génétiques et l’exposition aux substances polluantes.

Mais cette étude n’en reste pas moins très importante car elle conforte de manière très solide, comme le souligne le chercheur français Philippe Glorennec, l’hypothèse d’une possible incidence considérable sur la santé humaine que pourrait avoir une faible exposition au plomb. Cette étude rend également nécessaire, pour le plomb mais également pour d’autres substances à la toxicité maintenant avérée, comme les particules fines, la mise en place de politiques publiques globales, articulant étroitement santé publique, urbanisme et transport et permettant de prévenir beaucoup plus efficacement l’exposition à ces substances et l’apparition des maladies cardiovasculaires ou des pathologies neurodégénératives qui en résultent.

S’il s’avère que les conséquences médicales et sanitaires d’une exposition de longue durée au plomb ont bien été dramatiquement sous estimées, comme semble le montrer de manière convaincante cette étude américaine très sérieuse, cette nouvelle affaire du plomb ne serait pas sans rappeler le scandale de l’amiante en France. Rappelons que cette substance, dont les dangers pour l’homme étaient déjà scientifiquement établis dès 1945, ne fut définitivement interdite en France qu’en 1997, à l’initiative du Président Chirac.

En 2005, un rapport implacable du Sénat fit grand bruit en montrant que l’utilisation de l’amiante était responsable de 35 000 décès survenus entre 1965 et 1995 en France, et allait probablement entraîner 100 000 décès supplémentaires entre 2005 et 2030. Rappelons également qu’un rapport de l’INSERM sur l’amiante, en 2006, a établi que : « Il n'y a pas de limite sous laquelle on peut considérer que l'amiante n'est pas cancérogène ».

En transposant à notre pays les chiffres terribles avancés par cette étude américaine, cela voudrait dire que le plomb pourrait être à l’origine d’environ 90 000 décès par en France (sur les 600 000 décès annuels), un chiffre supérieur à celui des morts provoquées chaque année par la pollution (environ 50 000 morts) ou encore le tabac (environ 80 000 morts). Nous serions alors face à un défi de santé publique tout à fait majeur !

Rappelons que le plomb reste très présent dans notre environnement. Il y aurait encore, si l’on recoupe les estimations de l’Insee, celles de l’ANAH et celles de la Fondation Abbé Pierre, environ 2,8 millions de logements insalubres et vétustes en France (7 % du parc total de logement) qui présenteraient notamment une mauvaise ventilation, ainsi que des infiltrations d’eau et une humidité persistante.

En 2008, une vaste étude dirigée par Philippe Glorennec, professeur d'évaluation des risques à l'EHESP (l'École des hautes études en santé publique) de Rennes, a permis de réaliser pour la première fois en France, dans différents types de logements, individuels ou collectifs, de nombreuses mesures du plomb dans les peintures, les poussières, et dans l'eau que boivent les enfants.

Cette enquête a montré qu’en dépit de l'interdiction de la peinture au plomb en 1948, de nombreuses peintures contenant du plomb ont été massivement utilisées pour l’entretien des logements, jusqu’à la fin des années 70. Toujours selon cette étude, on trouverait des traces de peinture au plomb dans 878 000 logements en France accueillant des jeunes enfants. L'étude montre également que dans 100 000 logements, l’eau distribuée contient un taux de plomb supérieur à la norme européenne de 10 microgrammes par litre. A l’époque, cette étude avait uniquement pour objet de mieux évaluer le nombre d’enfants qui pouvaient être exposés à des concentrations excessives de plomb et risquaient par conséquent de développer un saturnisme.

Mais les conclusions de l’étude américaine que nous avons évoquée change évidemment la donne et montrent qu’au-delà des risques de saturnisme pour les enfants, une exposition chronique au plomb augmenterait également très sensiblement les risques de mortalité cardiovasculaire chez l’adulte, y compris à des seuils d’exposition bien inférieurs aux normes européennes et nationales en vigueur.

Un rapide calcul permet d’évaluer à environ six millions le nombre de personnes en France vivant encore dans un logement classé comme « vétuste » ou « insalubre ». Bien sûr, cela ne signifie pas, fort heureusement, que l’ensemble de ces personnes sont exposées à de fortes concentrations de plomb dans leur environnement car cette catégorie de logements comprend des habitations qui présentent de grandes disparités en termes d’état réel et d’entretien. Néanmoins, il semble probable que plusieurs millions de personnes dans notre pays, notamment celles en situation de précarité, restent exposées régulièrement à de faibles doses de plomb.

Les maladies cardiovasculaires représentent, on le sait, la deuxième cause de mortalité en France (juste derrière le cancer), avec environ 150 000 décès par an en France et, si les conclusions de cette étude américaine étaient confirmées au niveau national par un travail épidémiologique équivalent, les pouvoirs publics devraient prendre sans tarder des mesures bien plus strictes et volontaristes que celles actuellement mises en œuvre, pour identifier de manière précise les différentes sources d’exposition au plomb, de manière à pouvoir les supprimer ou les réduire le plus rapidement possible, que ce soit dans l’habitat, les bureaux, les transports ou l’industrie, sans oublier bien sûr la qualité de l’eau potable.

Mais cette possible implication à grande échelle du plomb comme facteur très nuisible de toxicité cardiovasculaire pose, d’une manière plus générale, la question de la sous-évaluation des conséquences réelles pour la santé humaine d’une exposition de longue durée à un certain nombre de substances chimiques, y compris lorsque cette exposition se fait à des taux ou concentrations très faibles.

Après l’amiante dont on sait aujourd’hui, mais à quel prix, qu’elle cause des dégâts considérables chez l’homme, même à des doses extrêmement faibles, Il a en effet été scientifiquement démontré par des études récentes que certains perturbateurs endocriniens (bisphénol, parabènes, phtalates), certains composés dits « organochlorés » ou encore certaines substances comme la dioxine ou le triclosan, pouvaient avoir de graves effets sur la santé humaine, même à très faibles doses. Un étude de l’Inserm réalisée l’an dernier par l'équipe de Rémy Slama, de l'Institut pour l'avancée des biosciences à Grenoble, sur 529 petits garçons, a par exemple clairement montré que l'exposition au bisphénol A (substance aujourd’hui interdite), même à de très faibles doses, des mères pendant la grossesse, était associée à une augmentation des troubles relationnels à 3 ans et des comportements de type hyperactif à 5 ans.

Qu’on m’entende bien : il ne s’agit nullement de verser dans le catastrophisme, ou d’affoler la population en extrapolant de manière trop rapide les résultats de cette étude qui demande  évidemment à être confirmée dans notre pays par des travaux de la même rigueur scientifique. Mais nous avons le devoir de faire preuve de responsabilité et nous ne pouvons pas rester sans réagir et nous enfermer dans un déni aveugle, comme cela a malheureusement été le cas avec l’amiante et plus récemment avec les particules fines.

Je souhaite donc que notre communauté scientifique nationale se mobilise sur ce sujet très important et fasse toute la lumière sur les dangers réels d’une exposition prolongée à de faibles concentrations de plomb (c’est-à-dire inférieurs aux normes actuellement en vigueur) pour la santé humaine. Je souhaite également que nos responsables politiques et nos élus accordent sans tarder à cette question toute l’attention qu’elle mérite et donnent aux services de l’Etat et à la recherche publique les moyens de réaliser un état des lieux complet, objectif et incontestable sur cette question qui pose une interrogation majeure en matière de santé publique.

Peut-être, c’est mon vœu le plus cher, découvrirons-nous alors que finalement le danger réel pour la santé globale est moins grand que semble le montrer cette étude et que d’autres facteurs ont été sous-estimés. Mais si cela n’était pas le cas, nous aurions au moins les éléments de connaissance scientifique nous permettant d’agir de manière efficace et ciblée pour réduire considérablement ce nouveau risque insidieux et diffus pour notre santé.

René TRÉGOUËT

Sénateur honoraire

Fondateur du Groupe de Prospective du Sénat

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