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Edito : Mettre fin au terrorisme : Une entreprise Prométhéenne

Les attentats épouvantables qui viennent de frapper Madrid ont fait plus de 200 morts et 1500 blessés. Il s'agit de l'attaque terroriste la plus meurtrière qu'ait connue l'Espagne depuis la guerre civile et, au niveau européen, du deuxième attentat le plus sanglant depuis la 2e guerre mondiale, juste après l'explosion du Boeing 747 de la Pan Am, le 21-12-1988, au-dessus de Lockerbie, en Ecosse, qui avait fait 270 morts. La réaction civique et démocratique du peuple espagnol a été à la mesure de l'horreur des attentats puisqu'on estime que huit millions d'espagnols sont descendus dans la rue vendredi dernier, le plus grand rassemblement populaire qu'ait connu l'Espagne moderne, pour dire non au terrorisme mais aussi pour réaffirmer son indéfectible attachement aux valeurs démocratiques. Ce bilan effroyable a mis toute l'Espagne, mais aussi tout notre continent, en état de choc et nous oblige à une profonde réflexion politique, sociale et morale pour tenter de comprendre cette mutation du terrorisme et plus généralement des formes de violence et d'actions idéologiques, qui ont à présent pour objectif de détruire par tous les moyens nos sociétés démocratiques. Au-delà de la légitime émotion, de la colère et de l'écoeurement que suscitent de tels actes ignobles, nous devons essayer d'en comprendre la signification profonde, pour mieux combattre leurs auteurs bien sûr, mais aussi pour s'attaquer aux sources idéologiques, spirituelles et morales du mal et tenter d'en extirper les racines. L'un des traits radicaux qui caractérise ce nouveau terrorisme de masse, né avec l'apocalypse du 11 septembre 2001, est qu'il ne s'agit plus d'un terrorisme de combat ou de revendication de type national ou politique, comme ont pu l'être dans les années 70 et 80, le terrorisme de l'ETA en Espagne, avant la mort de Franco, de l'IRA, en Grande Bretagne, de la bande à Baader, en Allemagne, des brigades rouges, en Italie, ou d'Action directe en France. Cette forme de terrorisme obéissait à une rationalité politique et idéologique dans ses objectifs et ses méthodes. Il s'agissait de combattre des ennemis clairement identifiés, dans certains cas, l'Etat et ses institutions, police armée, justice, dans d'autres cas de grandes sociétés multinationales, symboles d'un capitalisme détesté. Mais, depuis le 11 septembre 2001, le terrorisme a changé de nature pour devenir une entreprise de négation et de rejet total de notre civilisation et de ses valeurs démocratiques. Il ne s'agit plus de commettre des actes terroristes pour atteindre un but politique défini mais d'exprimer une haine et un rejet absolus de nos sociétés démocratiques. Cette nouvelle forme de terrorisme revêt une dimension nihiliste puissante, comme l'a fort bien montré Glucksman dans son essai "Dostoïevski à Manhattan". Ce terrorisme comporte également une dimension sacrificielle nouvelle. Il s'agit d'une part, de tuer l'autre et de le nier simplement pour ce qu'il est, un citoyen qui adhère à notre système de valeurs démocratiques. Mais il s'agit aussi pour ces nouveaux terroristes de montrer au monde que leur rejet et leur haine de nos démocraties sont si grands et si définitifs qu'ils préfèrent mourir, en tuant un maximum d'innocents, plutôt que de continuer à vivre dans un monde qui leur est devenu totalement étranger. Ce nouveau terrorisme manifeste par ses cibles et ses actions une mutation de nature radicale : il ne s'agit plus de combattre l'Etat ou de transformer la société, mais bien d'entraîner la société dans un chaos à la fois destructeur, purificateur et rédempteur. Le message idéologique sous-jacent est en fait assez simple : puisque nous ne pourrons jamais arriver à nos fins par la voie démocratique, en gagnant les coeurs et les consciences, nous préférons mourir en détruisant cette société qui refuse de se plier à nos buts et protège -suprême sacrilège- la pluralité des idées, des croyances et des opinions. Mais si un tel terrorisme d'annihilation massive est devenu possible c'est aussi parce que sont réunies des conditions économiques, technologiques et sociales qui permettent son déchaînement. Le coût économique des attentats du 11 septembre 2001 pour la ville de New York se situe entre 83 et 95 milliards de dollars selon les autorités américaines. Or, selon les services de renseignements américains, la préparation des attentats du 11 septembre 2001 aurait coûté au plus 300 000 dollars à Al Qaida. Cela signifie que le coût économique global de l'attaque contre le World Trade Center est 250 000 fois supérieur à la "mise" investie par les terroristes. Sur le plan des pertes humaines un calcul macabre, mais éclairant, montre que chaque victime n'a coûté que 100 dollars aux terroristes. Ce rapport coût-dommages fait entrer le terrorisme dans une dimension nouvelle et en fait une menace à la fois bien plus dangereuse et bien plus probable. Désormais une poignée d'hommes décidés et bien organisés, disposant de quelques centaines de milliers de dollars peut, sans avoir recours à une technologie très sophistiquée, infliger à n'importe quel Etat de la planète des dommages humains et matériels absolument considérables (en terme de rapport coût-efficacité) contre lesquels il est très difficile de se protéger, quels que soient les moyens mis en oeuvre. C'est ainsi que des études américaines très sérieuses ont montré qu'une attaque bactériologique au charbon contre une grande ville américaine pourrait faire des centaines de milliers de morts et serait très difficile à contrecarrer. Une attaque nucléaire, à l'aide d'une bombe "sale" composée d'éléments hautement radioactifs, pourrait également s'avérer très meurtrière dans une grande ville. Même si nous devons évidemment utiliser toutes les ressources de la technologie pour identifier, traquer et combattre ces nouveaux terroristes, il serait illusoire de croire que nous parviendrions à extirper le terrorisme par une répression massive, fut-elle high tech. Pour s'attaquer aux racines du mal, il faut comprendre que ce nouveau terrorisme tire sa force de plusieurs facteurs fondamentaux : rejet du principe de séparation du politique et du religieux, du principe de pluralité des opinions, du principe de liberté de conscience, mais aussi du principe de primauté absolue de l'individu, issu de la philosophie des Lumières, et principe fondateur du libéralisme politique qui caractérise l'ensemble de nos sociétés démocratiques occidentales. Un autre de ces facteurs est constitué par la cruelle absence de dimension métaphysique et spirituelle dans les projets de société de nos états modernes. Avec la sécularisation de nos sociétés, et la fin des grandes idéologies messianiques, nous sommes entrés dans l'ère de la rationalité et de la technique triomphante, omnipotente et arrogante, comme l'a magistralement montré le grand philosophe allemand Habermas. Il est en outre certain que les inégalités économiques insupportables et durables entre nos pays riches, où l'obésité est en passe de devenir la première cause de mortalité, et les trois autres quarts de la planète, qui vivent dans des conditions misérables et indignes, ne peuvent qu'engendrer un profond sentiment d'humiliation et d'injustice et, in fine, un rejet violent et global de nos sociétés démocratiques et de leurs valeurs. Enfin n'est-il pas paradoxal que, dans ce monde dominé par la mondialisation et la dématérialisation économiques et l'information instantanée et globale, des centaines de millions d'hommes demeurent encore enfermés dans leur seul univers culturel et religieux d'origine et n'aient pas librement et facilement accès à la culture universelle et à la pluralité des idées et des opinions ? Comment s'étonner, dès lors, que ces hommes, habilement manipulés, puissent facilement être entraînés dans l'obscurantisme et le fanatisme religieux ou idéologique le plus radical. Il faut donc agir simultanément, avec une volonté politique sans faille et des moyens économiques, financiers et technologiques considérables sur l'ensemble de ces facteurs si nous voulons un jour, non pas seulement mettre fin au terrorisme, mais le contrôler et le transformer en le canalisant vers des formes d'expression démocratiques nouvelles et créatrices, qui ne passent plus par la mort et la destruction massive. L'entreprise est prométhéenne, et dépasse largement la durée de nos propres existences. Elle suppose notamment l'émergence d'une véritable gouvernance mondiale, détentrice d'une nouvelle forme de légitimité politique, ce qui constitue en soi un défi historique sans précédent pour l'humanité. Mais nous devons relever ces défis pour que les générations futures puissent vivre dans un monde où les conflits d'opinions et d'intérêts subsisteront mais ne se traduiront plus par une violence destructrice insupportable et pourront être régulées par de nouvelles instances démocratiques qui restent à inventer. Si nous échouons dans cette entreprise alors attendons-nous à voir demain, dans un an ou dans dix ans, le monde régulièrement secoué par, des attaques terroristes utilisant des moyens chimiques, biologiques ou nucléaires et entraînant des centaines de milliers, ou des millions de morts. Nous devons bien sûr combattre impitoyablement et méthodiquement ces nouveaux terroristes de masse pour les empêcher de nuire et de répandre la mort et la destruction, mais nous devons aussi et surtout, et cela sera bien plus difficile, long et complexe, modifier les conditions économiques, sociales, culturelles et politiques qui alimentent à la source cette nouvelle et monstrueuse forme de terrorisme de masse. C'est à ce prix et à ce prix seulement, que notre civilisation, articulée sur une "mondialité" et une solidarité planétaires qui sont à construire, pourra faire durablement reculer cette nouvelle barbarie.

René TRÉGOUËT

Sénateur du Rhône

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