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Edito : De Marrakech à Doha : Un nouveau monde est en train de naître

L'accord conclu à Marrakech le 10 novembre est historique car il sauve le protocole de Kyoto que beaucoup pensaient condamné, six mois après le départ des Américains. Il est vrai que quatre ans après son adoption, le protocole de Kyoto, qui prévoit une réduction de 5,2% des émissions de gaz à effet de serre des pays riches en 2008-2012, n'a été ratifié par aucun grand pays. L'adhésion de 55 pays pesant 55 % des émissions de CO2 des pays industrialisés est nécessaire pour l'entrée en vigueur de cet accord. Le départ en mars dernier des Etats-Unis de la table des négociations n'aura donc pas réussi à faire échouer la mise en oeuvre de cet accord accepté notamment par le Japon pourtant allié traditionnel des Etats Unis.

Sur un plan strictement scientifique, les experts s'accordent pour dire que l'impact sur le climat sera fort limité dans cette première phase. Le protocole de Kyoto appliqué intégralement aurait permis de ramener en 2012 la concentration en CO2 de l'atmosphère de 384 ppm (l'unité de mesure des gaz à effet de serre) à 382 ppm, contre 370 ppm actuellement et 270 en 1800. Bien sur, une telle réduction peut paraître dérisoire mais le contenu de ce protocole servira de cadre à toutes les futures négociations. L'attitude des Etats-Unis, qui persistent à refuser de signer cet accord, ne doit pas masquer la réalité. Le gouvernement américain va subir la pression croissante de son opinion publique et des industriels, qui voudront présenter à l'exportation des produits compétitifs, aux normes qui seront en vigueur sur les marchés européens. Les Etats Unis mènent donc un combat d'arrière garde et devront à terme modifier profondément leur politique énergétique pour préserver leur compétitivité économique. Certains états et grandes villes américaines ne s'y sont d'ailleurs pas trompés et anticipent cette mutation inéluctable. C'est ainsi que récemment, 73 % des électeurs de San Francisco ont approuvé des mesures pour faire de cette ville, le plus grand producteur d'énergie solaire et éolienne des Etats-Unis, grâce au financement des projets concernant tous les immeubles appartenant à la ville et au comté. La ville pourrait ainsi installer un nombre de panneaux solaires aussi important que celui mis en place chaque année dans le reste des Etats-Unis. D'ici un an, dix à vingt mégawatts d'électricité pourraient être produits pour répondre aux besoins d'environ 750 foyers. Cette utilisation renforcée d'une énergie alternative devrait donner un coup de pouce considérable à la recherche et au développement et entraîner une réduction du coût de ces technologies. Cette expérience est suivie avec le plus grand intérêt par le reste de la Californie, qui a été touchée à plusieurs reprises par la crise énergétique au cours de ces dernières années, mais aussi par les autres états américains. Aujourd'hui, compte tenu de la défection américaine, à peine un tiers des émissions mondiales sont sous le contrôle de Kyoto. L'objectif à l'avenir est d'élargir cette base aux émissions des pays en voie de développement et de faire revenir les Etats-Unis, qui pèsent un quart des émissions mondiales de CO2. La négociation pour faire entrer dans le jeu le Sud, et notamment la Chine et l'Inde dont les émissions dépasseront celles du Nord dans 20 ans, doit démarrer au plus tard en 2005. Il est en tout cas révélateur de constater que les USA, première puissance économique et politique du monde, n'ont pas pu s'opposer à la mise en oeuvre des accords de Kyoto et ne sont plus en mesure, dans ce domaine, comme dans celui du commerce international, d'imposer leurs seuls intérêts. A cet égard, le compromis de Doha sur le dossier de la propriété intellectuelle et de l'accès des pays pauvres aux médicaments génériques, impensable il y a encore quelques années, marque un vrai tournant dans les rapports Nord-Sud et montre que les pays développés ne peuvent plus ignorer les pays en voie de développement, qui souhaitent pouvoir produire et commercialiser des médicaments génériques moins chers pour lutter contre des pandémies telles que le sida. Paradoxalement, alors que les USA semblent au sommet de leur puissance techno-industrielle et politique et exercent sur le reste du monde une indéniable fascination mêlée de rejet et parfois hélas de haine, la communauté internationale prend enfin conscience de la nécessité d'un véritable rééquilibrage des échanges Nord-Sud. Mais, dans le même temps, le centre de gravité démographique, économique, et peut-être politique de la planète est en train de basculer inexorablement vers l'Est. Par un de ces hasards dont l'histoire a le secret, le jour même où était conclu, par 38 pays, à Marrakech, l'accord sur la mise en oeuvre du protocole de Kyoto, l'Organisation Mondiale du Commerce (OMC) entérinait par acclamation à Doha l'entrée de la Chine, qui devient son 143e membre. Il aura fallu 15 ans d'âpres négociations pour que la Chine, neuvième puissance commerciale mondiale, soit enfin admise dans cette institution où elle a déjà manifesté son intention de tenir toute sa place. En vingt ans de réformes et d'ouverture à l'économie mondiale, la Chine a multiplié son PIB par six, son commerce extérieur est passé de la trente deuxième à la neuvième place du classement mondial, ses exportations étant multipliées par 20. En 2000, le commerce extérieur chinois a atteint 474 milliards de dollars, avec une balance commerciale excédentaire de 24 milliards de dollars, selon les statistiques douanières chinoises. Le pays le plus peuplé de la planète est ainsi le premier exportateur des pays en voie de développement. Environ la moitié des importations relèvent en fait du commerce de sous-traitance, qui consiste à transformer en Chine des matières premières qui sont ensuite réexportées. En terme de produit intérieur brut (PIB), la Chine occupe désormais la sixième place mondiale, mais reste au 140e rang lorsqu'on le calcule par habitant. En 20 ans, le PIB par tête a été multiplié par 16, dépassant 7.000 yuans (935 euros) par an, tandis que le revenu par habitant culminait à 925 euros l'an dernier, stimulant une extraordinaire flambée de la consommation. La Chine compte dès à présent plus de 130 millions de téléphones portables, soit plus que les Etats-Unis. La croissance du PIB a atteint plus de 9 % en moyenne par an depuis 1980, un record mondial. Par ailleurs, la Chine devrait compter quelque 200 millions d'internautes d'ici à 2005 et connaître un développement spectaculaire de l'information en ligne, selon des prévisions récentes de la presse officielle chinoise. Citant le vice-ministre de l'industrie de l'information, Zhang Chunjiang, le quotidien de langue anglaise China Daily a relevé que 63,5% des données glanées par les 26,5 millions d'internautes recensés en Chine en juin 2001 actuellement étaient des informations. On mesure mieux le chemin parcouru quand on sait qu'il y avait à peine 70000 internautes en Chine fin 1997 ! La Chine est également depuis le début des années 1990 la deuxième destination du monde pour les investissements internationaux après les Etats-Unis, avec plus de 41 milliards de dollars de capitaux étrangers reçus l'an dernier. Exportations plus investissements étrangers, elle est ainsi parvenue à accumuler les deuxièmes réserves de changes du monde après celles du Japon, à plus de 165 milliards de dollars, soit un peu plus que sa dette extérieure. Certains économistes pensent que la Chine pourrait devenir, d'ici 2025, la première puissance économique du monde devant les Etats-Unis. Mais au-delà de la Chine, c'est bien toute l'Asie du Sud-Est qui est en train de s'organiser pour accélérer son développement économique déjà impressionnant. Les dirigeants de l'Asie du Sud-Est ont en effet entériné, le 6 novembre dernier, la création de la plus vaste zone de libre-échange du monde avec la Chine et lancé un processus devant y adjoindre Japon et Corée du Sud. Le sultan de Brunei, Hassanal Bolkiah, qui accueillait la réunion annuelle de l'Asean ainsi que les dirigeants de Chine, du Japon et de Corée du Sud, a annoncé à cette occasion que les pays de l'Asie du Sud-Est et la Chine sont tombés d'accord pour libérer leurs échanges d'ici 10 ans. "Pour les pays de l'Asie du Sud-Est, cet accord a une signification historique considérable", a souligné le sultan. Lorsque ce processus aura été achevé, cette zone comprendra deux milliards de consommateurs. "Ce dont nous discutons, c'est un Produit intérieur brut (PIB) de 3.000 milliards de dollars et des échanges mutuels de 1.230 milliards de dollars", a déclaré le chef d'Etat de Brunei à l'issue de la réunion. Auparavant, le Premier ministre chinois, Zhu Rongji, avait confié aux journalistes que cet ensemble de libre-échange pourrait voir le jour d'ici "cinq à dix ans". Outre Brunei, l'Asean compte la Birmanie, le Cambodge, l'Indonésie, le Laos, la Malaisie, les Philippines, Singapour, la Thaïlande et le Vietnam. Au moment où la Chine entre au sein de l'Organisation Mondiale du Commerce (OMC), les pays de l'Asean ont donc, avec un grand pragmatisme, surmonté leurs divergences pour parvenir à cet accord avec Pékin. Forte de son extraordinaire richesse culturelle, qui s'appuie sur 3000 ans d'histoire et de ses prodigieuses capacités d'adaptation issues du confucianisme, la Chine a tous les atouts pour devenir, au cours du deuxième tiers de ce siècle, une grande puissance économique, technologique et politique comparable aux Etats-Unis et à l'Union Européenne. Mais pour parvenir à cet objectif et devenir le coeur du troisième pôle de prospérité économique et de stabilité géopolitique de la planète, la Chine devra surmonter d'immenses défis, à la hauteur de ce pays aussi grand que les Etats-Unis mais cinq fois plus peuplé qui, depuis la construction de sa grande muraille, longue de 7300 Km et visible de la Lune, cultive la démesure. Le défi majeur sera évidemment celui de la nécessaire transition de "l'économie socialiste de marché", un concept que seuls les Chinois pouvaient inventer, à une véritable économie de liberté et parallèlement à une société démocratique et un état de droit. Cette question centrale de la transition démocratique sera sans doute au coeur des débats du prochain congrès du PC chinois en 2002. Ce congrès décisif dit "de la relève" devrait en effet consacrer l'effacement de la vieille garde et l'accession au pouvoir d'une nouvelle génération de dirigeants plus dégagés des contraintes idéologiques et capables d'entreprendre ce "grand bond en avant" vers la démocratie. Deux mois après le tremblement de terre mondial du 11 septembre qui a tragiquement marqué le début du XXIème siècle, ce 10 novembre 2001 aura marqué simultanément à Marrakech et à Doha une nouvelle accélération de l'histoire et un moment symbolique fort qui illustrent la difficile mais inéluctable gestation de ce nouveau monde qui ne sera plus dominé par un seul pays, ni même une seule civilisation mais verra se constituer plusieurs pôles géopolitiques et économiques de puissance comparables. Ces ensembles devront inventer de nouveaux modes de coopération et de co-gestion planétaires pour répondre efficacement aux menaces nouvelles et redoutables qui ont fait irruption, assurer la stabilité et la prospérité pour le plus grand nombre et construire une civilisation commune, respectueuse des spécificités culturelles et historiques, mais capable en assurant à chacun une vie décente et l'accès à la connaissance, de vaincre grâce à l'esprit et à la raison l'obscurantisme, le fanatisme et la barbarie.

René TRÉGOUËT

Sénateur du Rhône

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