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Edito : L’intelligence abstraite n'est plus le propre de l'homme

La question passionne et divise les philosophes depuis l’Antiquité et les scientifiques depuis la naissance de la science moderne au XVIIème siècle : les animaux sont-ils capables, hors de certaines situations particulières résultant d’un conditionnement ou d’un apprentissage, de faire preuve d’une intelligence abstraite ?

Pendant des siècles, les scientifiques considéraient que, si l’animal pouvait ressentir la souffrance et était éventuellement capable d'exprimer certaines émotions qui pouvaient parfois paraître proches de celles montrées par l'homme (peine, joie, tendresse, affection…), il restait à tout jamais incapable de manifester un certain nombre de comportements proprement humains, comme l’anticipation, la reconnaissance de soi, le deuil, et d'élaborer des concepts abstraits face à une situation inédite.

Mais ces certitudes furent ébranlées au milieu des années 70 par deux expériences scientifiques restées célèbres, réalisées aux Etats-Unis sur des singes et qui ont définitivement changé notre regard sur l’animalité.

La première concerna une femelle chimpanzé appelée Washoe. Ce singe africain recueilli à l'âge d'un an par l’Institut de la communication du chimpanzé et de l’humain (Chimpanzee and Human Communication Institute) de l’Université de Washington, à Ellensburg, fut le premier à apprendre la langue des signes américaine, souvent considérée comme la plus complète du genre dans le monde et inventée au XIXème siècle aux Etats-Unis pour faciliter la communication et l'insertion scolaire et sociale des personnes sourdes et malentendantes.

A partir de 1967, un couple de chercheurs, Allen et Beatrix Gardner commencèrent à enseigner à Washoe le langage des signes qui semblait plus approprié à la morphologie et aux capacités cognitives des chimpanzés qui, dans la nature, utilisent souvent une gestuelle complexe pour communiquer entre eux.

Au terme de plusieurs années d’apprentissage, Washoe se montra capable de maîtriser de façon régulière et appropriée plus de 250 signes qu’elle parvenait, dans certains cas, à combiner entre eux pour exprimer une émotion ou une idée !

L’autre expérience, qui se déroula également dans les années 70, fut effectuée en Californie sur une femelle gorille du nom de Koko.

Ce grand singe fut pris en charge pendant plusieurs années par une éthologue, Penny Patterson, et parvint à mémoriser et à utiliser couramment plus de 500 signes. Cette expérience fit l’objet en 1978 d’un remarquable documentaire du célèbre metteur en scène Barbet Schroeder, intitulé « Koko, le gorille qui parle ». On y voyait Koko non seulement faire preuve d'une grande intelligence dans certaines situations mais également être capable d'exprimer des émotions et des sentiments humains en utilisant le langage des signes qu'il avait appris.

A la suite de ces travaux-pionniers, de nombreuses recherches et expériences ont été réalisées dans le monde pour explorer ce nouveau champ de recherche passionnant de l’intelligence animale.

Il faut notamment citer la remarquable recherche publiée en 2009 par le primatologue Christophe Bosch qui a pu montrer que des chimpanzés vivant dans leur environnement naturel au Gabon étaient capables de développer des techniques de pêche sophistiquées qui variaient en fonction du site de pêche et du groupe de singes.

Cette étude montrait également que ces mêmes chimpanzés avaient « inventé » plusieurs centaines d’outils différents, confectionnés à partir de débris de bois et de végétaux, pour pouvoir récupérer et manger le miel situé dans des endroits difficiles d’accès. En outre, l’étude montrait que les singes utilisent ces outils de façon différente en fonction du contexte ou de la tâche à effectuer (Voir article ScienceDirect).

En août 2011, dans le cadre d’un divertissement à la télévision, le zoo d’Anvers et le parc animalier de Planckendael ont organisé une compétition d’adresse et d’intelligence entre singes, opposant neuf chimpanzés du zoo d’Anvers et sept bonobos du parc de Planckendael.

Ce jeu, composé de six épreuves, a été conçu par Jeroen Stevens, un primatologue mondialement connu. Le but de ces épreuves était toujours le même : récupérer des noix mais, dans chaque épreuve, associant intelligence pratique, spatiale et conceptuelle, les difficultés étaient augmentées.

Contre toute attente, ce sont les bonobos qui ont gagné haut la main cette compétition originale, montrant, dans les dernières épreuves, de remarquables capacités de raisonnement et une ingéniosité tout à fait comparable à celle d’êtres humains.

Mais le plus étonnant est que cette intelligence abstraite ne semble pas se circonscrire à certains mammifères et aux primates supérieurs. Il semble en effet, comme le montrent de récentes recherches, que certains oiseaux et mêmes des insectes, soient capables de développer eux aussi, dans certaines circonstances, des facultés et des comportements témoignant d’une intelligence supérieure.

Une récente expérience réalisée par des chercheurs de la célèbre Université de Cambridge, en Grande-Bretagne, sur des corbeaux, réputés pour leur intelligence, a montré que ces oiseaux étonnants étaient capables de se servir de cailloux comme outil pour actionner un distributeur automatique de nourriture situé au fond d'un cylindre en verre (Voir article PNAS).

Les pies, elles aussi particulièrement vives et intelligentes, peuvent faire preuve de stratégies et comportements proches de ceux des être humains. C’est ainsi que des pies marquées par une tache de peinture ont brillamment passé le « test du miroir » et semblent donc avoir conscience d’elles-mêmes.

Une autre expérience remarquable montre qu’une pie, pour pouvoir sortir d’un tube en verre un petit seau contenant des larves, est capable de tordre la tige droite dont elle dispose, de manière à pouvoir accrocher celle-ci à l’anse du seau pour le remonter ! (Voir article PLOS et Dailymotion).

Mais l’expérience la plus fascinante est peut-être celle, tout à fait remarquable, réalisée récemment sur des abeilles par l'équipe du professeur Martin Giurfa au Centre de recherches sur la cognition animale, associant le CNRS et l’Université de Toulouse.

Dans cette expérience très raffinée, les chercheurs ont travaillé sur un groupe d'abeilles qui a été habitué à entrer dans une enceinte pour y consommer une solution sucrée. Dans cette enceinte, les abeilles étaient soumises à deux stimuli matérialisés par deux images distinctes, l'une exprimant le concept « au-dessus de l'autre » et l’autre le concept « à côté de l'autre ».

Les abeilles avaient ensuite le choix entre deux orifices, l’un délivrant la solution sucrée et l’autre une solution amère, déplaisante pour ces insectes. Grâce à ce montage expérimental, les abeilles devaient donc comprendre le concept (« au dessus » ou « à côté ») pour pouvoir avoir accès à la récompense, c'est-à-dire la boisson sucrée. Bien entendu, l'emplacement des images était modifié en permanence pour éviter toute mémorisation spatiale. A la grande surprise des chercheurs, les abeilles, après une trentaine d’essais, avaient parfaitement assimilé les deux concepts leur permettant d’avoir accès à coup sûr à la solution sucrée !

Cette expérience sophistiquée a été largement commentée par la communauté scientifique internationale et elle semble montrer que les abeilles sont capables d’assimiler et d’utiliser des concepts dans le but d’atteindre un objectif précis, en l’occurrence, dans cette expérience, une nourriture agréable.

L’expérience a même été encore complexifiée et a montré, au grand étonnement des chercheurs, que ces abeilles, placées devant une situation nouvelle, pouvaient également manier simultanément deux concepts différents dans un but heuristique !

Cette expérience bouleverse nos conceptions de l’intelligence animale mais ouvre également de nombreuses voies de recherche dans le domaine en plein essor des sciences cognitives (Voir article PNAS).

Elle semble montrer que certaines facultés intellectuelles supérieures, jusqu’alors uniquement observées chez l’homme ou chez certains primates, peuvent également être développées et manifestées, dans certaines circonstances qui restent à préciser, par des êtres vivants ayant un cerveau minuscule et une structure cérébrale rudimentaire par rapport à celle des mammifères.

Cette expérience qui fera date semble aussi démontrer que la production de concepts et la manifestation d’une intelligence abstraite sont possibles même en l'absence de langage, ce qui relance le débat philosophique sur la nature humaine.

Bien entendu, ces expériences, aux résultats souvent troublants et fascinants, ne doivent pas nous conduire à nier la spécificité ontologique de l’être humain et sa dimension proprement spirituelle qui s’exprime notamment dans l’art, le sacré ou la poésie.

Rappelons-nous en effet que, comme disait Confucius, «Si tout l’animal est dans l’homme, tout l’homme n’est pas l’animal ». Mais ces avancées scientifiques remarquables nous amènent cependant à nous interroger sur la nature réelle de la frontière entre l’animalité et l’humanité. Elles ouvrent également des perspectives passionnantes dans le domaine des sciences cognitives et de l’intelligence artificielle.

Enfin, elles confortent le basculement éthique qui fait de l’animal non plus une chose que nous pouvons utiliser à notre guise et en fonction de nos besoins mais un être sensible et digne de considération que nous devons protéger et avec lequel nous devons apprendre à mieux communiquer.

René TRÉGOUËT

Sénateur Honoraire

Fondateur du Groupe de Prospective du Sénat

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