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L'homme sur mesure

Top model à 120 ans, est-ce bien raisonnable ? Assurément non, mais ce sera possible avant la fin du prochain siècle. Les centenaires de demain reprendront à leur compte le mot de la regrettée Jeanne Calment : " Je n'ai qu'une seule ride, et je suis assise dessus. " L'ex-doyenne de la planète n'exagérait que par anticipation. Ses arrière-petites-filles s'enorgueilliront d'une peau de satin et d'une silhouette à damner Keanu Reeves à un âge où jusqu'ici l'on ressemblait plus à la momie de Ramsès II qu'à Nefertiti adolescente. Déjà, les quinquagénaires actuels affichent une fraîcheur que leurs parents leur auraient enviée à 40 ans. Le mouvement ne peut que s'accélérer. Le rapprochement explosif de la médecine, de la génétique et de l'informatique va révolutionner la santé et transformer le corps humain d'une manière jamais vue auparavant. Cette révolution nous permettra de vivre plus longtemps, en meilleure santé, avec l'intégralité de nos moyens physiques et intellectuels. Mais elle va aussi, selon la revue " Scientific American ", accroître fantastiquement nos capacités et nos perceptions, grâce à " un cocktail détonant de biotechnologies, d'implants, de dispositifs portables, d'environnements artificiels, de sensations synthétiques et aussi de mutations démographiques et sociétales ". La revue, qui consacre un passionnant numéro spécial à " notre futur bionique " (1), n'hésite pas à annoncer, entre autres innovations prévisibles à l'horizon 2010-2020, les premiers clones humains, l'utérus artificiel, des greffes sur mesure, un vaccin génétique pour faire pousser les muscles, des aliments anti-diabète ou anti-cholestérol, etc. Sur quoi se fonde l'espoir de telles avancées ? En premier lieu sur le fait que, pour la première fois dans l'histoire de la médecine, nous accédons aux causes profondes des phénomènes biologiques. On peut isoler le gène responsable d'une maladie héréditaire, établir sa séquence d'ADN, repérer les mutations pathogènes, en déduire le mécanisme de la maladie, remplacer une protéine absente ou inactive par une protéine de synthèse, comme dans le cas de l'hémophilie. On peut décrypter les processus qui transforment une cellule normale en cellule cancéreuse. On peut connaître les hormones qui stimulent la croissance d'un tissu ou qui influencent un état émotionnel. Bref, la médecine s'attache désormais à démonter pièce par pièce le Meccano intime du vivant. Ce qui ouvre la possibilité symétrique de remplacer toute pièce défectueuse par un nouveau composant, un peu comme on le ferait pour une automobile. Nous entrons dans l'ère de l'homme en kit. Prenez une mauvaise fracture osseuse, par exemple un fémur dont une partie est broyée et irréparable. Il sera bientôt possible de cultiver des cellules osseuses sur un support fait d'un polymère biodégradable. Cette culture sera réalisée à partir de cellules du blessé lui-même, donc compatibles avec son système immunitaire. Lorsque la culture aura atteint un volume suffisant, on l'implantera en lieu et place de l'os détruit. A mesure que l'os nouveau se consolidera, le support en polymère se résorbera. A l'arrivée, le patient retrouvera un fémur comme neuf. On pourrait aussi reconstituer une peau brûlée ou abîmée par une cicatrice. Les greffes de peau existent déjà depuis longtemps, et de nombreux laboratoires dans le monde développent des techniques de culture de tissu cutané. Le muscle, constituant indispensable à la conservation d'un corps jeune et actif, peut être développé en recourant aux stéroïdes ou à l'hormone de croissance, comme l'ont illustré les affaires de dopage sportif. Dans l'avenir proche, une démarche plus sophistiquée consistera à élaborer un " vaccin génétique " qui stimulera la croissance musculaire, sans exercice intensif et sans les effets toxiques des produits dopants. En somme, un corps d'athlète à la portée de tout un chacun ! Autre espoir : soigner les maladies du vieillissement ou de la dégénérescence cérébrale (Alzheimer, Parkinson, démences séniles). Ces pathologies sont liées au fait que les neurones ne se régénèrent pas spontanément, comme par exemple les cellules de la peau. On a recouru, avec un succès mitigé, à des greffes des neurones de foetus. Il est probable que l'on obtiendrait de meilleurs résultats en réimplantant dans le cerveau du malade ses propres neurones, cultivés et stimulés par des facteurs de croissance. Ces derniers sont des substances naturelles qui stimulent la croissance d'un type de cellule donné. Certaines recherches prometteuses visent à introduire directement ces facteurs dans les régions du cerveau frappées par le vieillissement, afin de provoquer une dégénérescence des neurones. L'aboutissement ultime des techniques de culture consisterait à fabriquer non un simple tissu mais un organe entier, comme le foie, le coeur ou le rein. Cet objectif pourrait être atteint par un procédé voisin du clonage, en partant de cellules capables de se différencier. Si les scientifiques s'intéressent au clonage humain, ce n'est pas pour fabriquer des hommes à la chaîne comme dans "le Meilleur des mondes ", mais plutôt dans la perspective de reconstituer des organes. On réaliserait ainsi des greffes " à la demande ", en évitant le problème de la pénurie de donneurs et le risque de rejet : les cellules mères étant celles du receveur, l'organe greffé serait totalement compatible. Faut-il toujours reconstituer à l'identique la matière vivante ? Souvent, il est aussi efficace de la remplacer par un composant non biologique. On réalise déjà des implants en silicone, des prothèses de hanche en céramique, des pontages métalliques ou des ligaments synthétiques. Les " biomatériaux ", les matériaux compatibles avec l'organisme, offrent des possibilités de prothèses de plus en plus évoluées. Prenons l'exemple d'un blessé qui a perdu une main dans un accident. Les roboticiens savent construire des bras ou des mains artificiels très perfectionnés. Ceux-ci sont commandés par un ordinateur. Mais ils pourraient l'être par le cerveau. La prothèse idéale devrait être directement raccordée au système nerveux du patient et dotée de capteurs tactiles procurant une sensation de toucher. Diverses expériences ont démontré que c'était faisable : on peut utiliser des signaux émis par le cerveau pour commander un dispositif artificiel, ou à l'inverse transmettre au cerveau des signaux émis par un tel dispositif. L'une des expériences les plus fascinantes est celle que vécut Johnny Ray en mars 1998 au Veteran's Hospital d'Atlanta, Géorgie. En 1997, Johnny Ray a été entièrement paralysé à la suite d'une crise d'apoplexie. Il voit et entend, mais ne peut ni parler ni bouger. Philip Kennedy, neurologue, et Melody Moore, informaticienne, ont implanté dans son crâne un système qui capte ses signaux cérébraux et les retransmet à un processeur. Ce dernier convertit les signaux en commandes interprétables par un ordinateur (voir " le Monde ", 5-6 décembre 1999). Grâce à ce dispositif, Johnny pilote mentalement le déplacement d'un curseur sur un clavier virtuel affiché à l'écran. Il peut ainsi écrire et correspondre sur Internet, à l'adresse . Dans cette expérience, la prothèse ne se limite pas à remplacer un membre ou un organe déficient, elle permet à Johnny de sortir des limites physiques de son corps. Ces limites ont été imposées par la maladie, mais le même principe pourrait servir à doter le sujet de nouvelles aptitudes, plutôt qu'à restaurer celles qu'il a perdues. " Les applications non médicales de nos recherches sont immenses, mais je préfère ne pas y penser : ça me fait un peu peur ", avoue Philip Kennedy, qui a été abordé par le Pentagone et a décliné les offres de subvention des militaires. Le couplage d'un cerveau humain à un ordinateur offre de formidables perspectives. Imaginez, par exemple, un émetteur-récepteur miniature implanté dans le cerveau qui vous relie directement au web. Ou un implant en liaison avec le réseau du téléphone, doté d'un système de codage pour traduire vos pensées en messages compréhensibles par vos correspondants : ce serait de la télépathie électronique. Risto Linturi, chercheur à la Compagnie de Téléphones d'Helsinki, suggère une variante de " télépathie pratique " : des dispositifs de transmission sans fil, implantés dans la gorge et les oreilles, permettant de communiquer nos pensées sans les formuler à haute voix. L'interface neurone-processeur électronique ouvre la voie à toutes sortes d'extensions de nos capacités sensorielles : prolongés par d'innombrables capteurs, nos sens pourraient percevoir les ultrasons ou les ondes radio, observer le coeur d'un réacteur nucléaire ou le ciel lointain, s'immerger dans un univers infini de rêves électroniques ou échanger des caresses virtuelles avec un partenaire sexuel à des milliers de kilomètres de distance ! La révolution bionique nous confronte au vertige d'une humanité qui ne se définirait plus par sa seule nature biologique. La peur de la machine, de l'androïde, du Martien a nourri les meilleures pages de la science-fiction. Dans " Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ? ", le roman de Philip K. Dick qui a inspiré le film " Blade Runner ", le héros a pour profession d'éliminer les androïdes infiltrés sur la Terre. Le " blade runner ", littéralement " le faucheur ", assure l'intégrité de l'espèce, en effaçant de la surface du globe les imitations non humaines. Cette paranoïa antitechnologique cède aujourd'hui le pas à la dynamique inverse, au désir de se fondre dans le cybermonde, d'être la machine. Etrange aspiration, d'où pourrait naître une créature composite, un hybride mi-chair mi-silicium. Entre Superman, Robocop et le cyborg, l'homme.

Nouvel Obs : http://quotidien.nouvelobs.com/sciences/20000103.OBS0909.html?1811

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