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Edito : L'éthique et les premiers bébés génétiquement modifiés

Les premiers bébés génétiquement modifiés, nés de mères ayant subi de tous nouveaux traitements contre la stérilité, ont vu le jour dans un hôpital du New Jersey. L'Institut de science et de médecine de reproduction du centre médical de St Barnabas de Ouest Orange a mis au point un nouveau traitement qui a conduit à la naissance de 15 bébés en bonne santé, dont les plus âgés fêteront leurs quatre ans le mois prochain. L'Institut est le premier à avoir utilisé une technique de transfert qui revient à relier génétiquement un bébé à deux mères différentes. L'opération a fait l'objet d'une publication dans « Human Reproduction » de mars 2001. Elle consiste à prélever un ovule d'une femme stérile, un ovule d'une femme donneuse et du sperme du partenaire de la femme stérile. A l'aide d'une aiguille microscopique, les médecins prélèvent ensuite une partie du contenu de l'ovule de la femme donneuse - le cytoplasme - qu'ils injectent dans l'ovule de la mère stérile en plus du sperme du père afin de le féconder. Cette technique, qui permet à des femmes ayant des ovules défectueux de devenir mère, peut avoir des conséquences pour le bébé en matière génétique. Il a ainsi été constaté que deux des 15 bébés nés à West Orange possédaient des caractéristiques génétiques de la mère donneuse, de la mère stérile et du père. Cette technique provoque de vives réactions dans le monde médical qui s'interroge sur les conséquences éthiques de ces expériences. La Grande-Bretagne a d'ailleurs décidé d'interdire cette technique qu'elle considère comme contraire à l'éthique. Même si les auteurs de cette expérience affirment ne pas avoir créé de bébés génétiquement modifiés, et si tout amalgame avec le clonage humain doit être évité, ces expériences suscitent de nombreuses interrogations. En premier lieu, le directeur scientifique de l'Institut américain de médecine reproductive de St-Barnabas, dans le New Jersey, a affirmé qu'il n'avait pas créé de bébés génétiquement modifiés. Pourtant, dans le propre résumé de son article, publié dans la revue "Human Reproduction", le chercheur est le premier à parler de clonage : "ceci, écrit-il en conclusion de sa présentation, est le premier cas de modification génétique de la lignée germinale résultant en des enfants sains et normaux". Certes, les généticiens n'ont pas touché au noyau de cette cellule dont on sait qu'il est nécessaire pour "reprogrammer" un ovule et obtenir un nouvel individu et qui reste considéré comme tabou par la communauté scientifique. Mais en procédant à ce transfert d'ovocytes, ils ont aussi transféré chez les femmes stériles des mitochondries provenant des donneuses. Les mitochondries fournissent l'énergie nécessaire aux cellules. Comme le noyau de la cellule, elles contiennent des gènes, et les enfants nés des "manipulations" américaines se trouvent désormais porteurs de gènes provenant à la fois des "receveuses" et des "donneuses". La réalité de cette "transplantation" a été confirmée par des analyses d'empreintes digitales effectuées sur deux des nouveaux-nés ayant bénéficié de cette méthode.

Pour mieux comprendre ce transfert de gènes, il faut détailler cette technique. Elle consiste à «rajeunir» l'ovule d'une femme infertile en lui greffant un échantillon d'ovule donné par une femme ayant eu, elle, une nombreuse descendance. Cet ovule «rafraîchi» sera ensuite fécondé in vitro par un spermatozoïde et transféré in utero selon les protocoles usuels. L'ovule, comme toute cellule, contient une gelée nommée cytoplasme. Celle-ci héberge le noyau contenant l'ADN «nucléaire» dont les quelque trente mille gènes constituent le fameux génome humain. Mais le cytoplasme contient aussi des milliers de formations minuscules, les mitochondries, qui produisent l'énergie dont la cellule a besoin pour fonctionner. Ces mitochondries contiennent également de l'ADN, support de quelques dizaines de gènes dédiés à la production de cette énergie vitale. C'est bien là que réside le problème : lorsqu'on "infuse" du cytoplasme «donneur» dans un ovule «receveur» - à hauteur de 15 %, on y injecte également de l'ADN mitochondrial. L'embryon qui résulte de cet ovule manipulé contient donc deux types d'ADN mitochondrial : celui de la mère et celui d'une autre femme, quoiqu'en bien moindre quantité. Cet ADN «étranger» sera présent dans toutes les cellules de l'enfant, et transmis à sa descendance. Cette technique introduit donc bien dans le capital génétique de l'enfant à naître, une petite quantité d'ADN étranger au couple. L'idée d'utiliser les mitochondries pour remédier à des problèmes de stérilité n'est pas vraiment nouvelle. Mais jusqu'à présent, les scientifiques s'étaient abstenus. Car s'ils savent encore peu de choses des fonctions de ces structures, présentes par milliers dans chaque cellule, ils savent en tout cas qu'elles se transmettent de génération en génération. Le centre médical de St Barnabas se défend de toute manipulation génétique en expliquant que l'ADN (le patrimoine génétique) des mitochondries est identique d'un individu à l'autre, à l'exception d'une petite zone appelée "région hypervariable" qui n'a pas, selon lui, de fonction connue. Mais toute la question réside précisément dans cette ignorance scientifique actuelle des éventuelles fonctions de cette région hypervariable. En effet, personne ne peut aujourd'hui affirmer qu'une équipe de chercheurs ne découvrira pas un jour que cette zone, aujourd'hui réputée inutile, joue au contraire un rôle capital. Pour sa défense, Le centre médical de St Barnabas rappelle qu'il pratique, depuis plusieurs années, cette technique «maison» qui s'est soldée par la naissance d'une quinzaine d'enfants possédant, dans leurs cellules, des éléments génétiques de trois personnes : leur père, leur mère... et une autre femme. Une «triangularité» qu'ils transmettront à leurs enfants. Le 20 avril, la revue américain "Science", commentant cette étude, s'est montrée très sévère et a souligné que la perduration de telles pratiques illustrait de manière regrettable l'absence d'un cadre législatif protecteur aux Etats Unis (

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5516/397). Certes, la communauté scientifique admet qu'il n'y a pas, dans l'utilisation de cette technique, de volonté de manipuler le patrimoine génétique, et souligne que l'introduction d'ADN étranger est simplement la conséquence d'une manipulation de l'ovule. Les spécialistes remarquent également que l'essentiel des caractères héréditaires propres à l'individu est contenu dans l'ADN du noyau qui, lui, n'est pas modifié par cette manipulation. Mais ces expériences posent indubitablement de graves questions. Il faut en effet savoir que les altérations de l'ADN mitochondrial sont les sources les plus fréquentes de maladies génétiques, parfois très graves. Elles jouent également un rôle important dans le vieillissement. Le danger d'injecter des mitochondries altérées est donc réel. En outre, si ce risque ne survient pas, cette technique pourrait provoquer d'autres types de mutations de l'embryon car la disposition spatiale des mitochondries dans l'ovule joue un rôle dans les premières heures suivant la fécondation. Ces risques réels "de provoquer par transfert de cytoplasmes des événements imprévisibles et complexes», ont été rappelés par le biologiste James Cummins dans "Human reproduction update", de mars 2001 qui exprime, comme la revue "Science", sa vive inquiétude face aux nombreuses inconnues que soulève, à terme, cette technique. Bien sur, dans un domaine aussi sensible et passionnel que la lutte contre la stérilité, et face à la détresse de certains couples, on peut comprendre que certains chercheurs mettent tout en oeuvre pour rendre possible la procréation tant souhaitée. En outre, ces chercheurs n'ont jamais eu l'intention de modifier le patrimoine génétique des bébés ainsi conçus et cette modification peut sembler aujourd'hui très limitée et "acceptable", compte tenu du bénéfice thérapeutique obtenu. Mais qu'en sera-t-il demain ? Que se passera t-il dans 5 ans, dans 10 ans, si ces bébés développent de graves maladies génétiques ? En médecine, l'objectif, fut-il le plus louable, ne peut jamais justifier tous les moyens et dans ce cas précis, sans faire de procès d'intention à quiconque, chacun sent bien qu'une limite éthique capitale a été franchie. Cela montre bien que dans ce domaine qui touche à l'intégrité de notre patrimoine génétique, on ne peut laisser aux seuls scientifiques, ni aux forces économiques très puissantes, le champ libre pour réaliser toutes les expériences possibles. Il est donc indispensable d'exercer sur ce champ d'activité un contrôle démocratique accru, par le biais d'un cadre législatif national et européen adapté et réactualisé suffisamment souvent pour "coller" aux extraordinaires progrès des sciences du vivant. Ce cadre, en tant que condition nécessaire mais non suffisante, ne nous dispensera jamais d'une rigueur éthique professionnelle et individuelle mais il pourra au moins éviter les dérives les plus graves en fixant clairement les limites que notre société se donne dans la manipulation du vivant.

René TRÉGOUËT

Sénateur du Rhône

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