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Edito : L’Aventure quantique

La mécanique quantique, élaborée entre 1900 (rayonnement des corps noirs par Max Planck) et 1927 (Principe d’incertitude d’Heisenberg) reste, avec la relativité générale d’Einstein, l’une des plus extraordinaires avancées scientifiques et conceptuelles réalisée par l’esprit humain. Défiant le sens commun et les réalités apparentes et perceptibles, cette théorie étrange constitue une rupture radicale avec la représentation que l’homme se faisait du monde depuis Aristote : désormais il nous faut admettre qu’à certains niveaux de « réalité », les principes d’identité et de causalité n’ont plus de sens et changent de nature.

Concrètement, si l’on peut dire, en parlant d’une théorie qui repose sur un formalisme mathématique d’une extrême abstraction, cela signifie notamment qu’une « particule » ne peut plus être appréhendée isolément, comme un objet parfaitement délimité dans l’espace et dans le temps mais doit être considérée plutôt comme une manifestation particulière d’un système physique global et « intriqué » intégrant l’Univers dans son ensemble…

Les conséquences pratiques qu’entraine cette nouvelle conception du monde sont redoutables et déroutantes. En mécanique quantique, on ne peut, par exemple, connaître à la fois avec précision la position et la vitesse d’une particule et l’on doit également admettre qu’une particule interagit avec l’observateur et va se comporter tantôt comme un objet « ponctuel », tantôt comme une onde, en fonction du dispositif expérimental choisi pour l’observer !

Il a fallu plus d’un demi-siècle pour que la communauté scientifique dans son ensemble accepte enfin ce renversement de perspectives de la physique. Plus précisément, c’est en 1982, qu’à l’issue d’une série d’expérimentations remarquables, le physicien français Alain Aspect a montré de manière très convaincante que, contrairement à ce que pensait Einstein – et qu’il avait exprimé en 1935 avec son fameux paradoxe EPR - et conformément aux prévisions de la physique quantique, deux photons issus d’une même source puis envoyés dans des directions opposées restaient à jamais « intriqués », c’est-à-dire liés dans leurs propriétés et leur « comportement ».

Aujourd’hui, plus de trente ans après les expériences historiques réalisées par Alain Aspect à l’Institut d’optique d’Orsay, une équipe de physiciens néerlandais vient de franchir une nouvelle étape décisive dans la confirmation expérimentale de la physique quantique. Dirigés par Ronald Hanson de la Delft University of Technology aux Pays-Bas, ces scientifiques, qui avaient déjà réussi il y a un an à transférer une information d’un bit quantique (qbit) à un autre, situé à 3 mètres de distance, sont cette fois parvenus à mettre en évidence ce phénomène d’intrication quantique à une distance-record de 1,3 km.

Dans cette série d’expériences, d’une extrême complexité, ces chercheurs ont pu effectuer 245 mesures (Voir Hanson Lab et article intitulé « Constatation expérimentale de la violation des inégalités de Bell par la mesure du spin d’électrons distants de 1,4 km » Cornell University Library). Les physiciens ont utilisé deux diamants permettant de produire des photons polarisés intriqués avec des électrons. Ces diamants, qui étaient séparés par une distance de 1,28 kilomètre, émettait chacun un photon. Ces deux photons s’éloignaient ensuite en direction d’un détecteur situé entre les diamants à plusieurs centaines de mètres de distance. Grâce à ce dispositif expérimental très ingénieux, les physiciens ont pu effectuer des mesures de spins des électrons sur presque toutes les paires de particules intriquées et combler ainsi l’une des dernières failles méthodologiques qui auraient pu biaiser les résultats.

En outre, ces expériences ont permis de garantir qu’aucun signal, même à la vitesse de la lumière, n’avait eu le temps de voyager entre les deux diamants au cours des mesures, pour « informer » ces diamants du résultat de ces dernières. Le résultat de ces expériences est sans appel : les corrélations de mesures de spin constatées sont en parfait accord avec le théorème des inégalités de John Bell (1964) et confirment de manière remarquable la théorie quantique, en excluant de manière encore plus rigoureuse l’hypothèse de « variables cachées » locales qui pourraient expliquer de tels résultats de mesures.

Autrement dit, il existe bien un niveau de réalité physique fondamentalement différent de celui qui prévaut à notre échelle (thermodynamique) ou à l’échelle cosmique (relativité générale), au sein duquel s’exprime de manière non réductible, ce que le regretté Bernard D’Espagnat, qui vient de disparaître, appelait un « réel voilé », organisé selon un principe de non-séparabilité. A ce niveau de réalité insaisissable, matière et énergie, ondes et particules, espace et temps sont enchevêtrés de manière inextricable. Cette dimension quantique du monde ne résulte pas de notre ignorance, ni de l’imprécision de nos instruments de mesure mais constitue bien une dimension fondamentale de la nature…

Mais la physique quantique, après être restée longtemps une curiosité théorique, s’est avérée depuis une vingtaine d’années une extraordinaire source de ruptures et d’innovations technologiques. Il faut par exemple savoir que c’est la physique quantique qui a permis la naissance et l’essor de la spintronique et l'introduction des têtes de lecture à magnétorésistance géante, à l'origine de l'augmentation considérable (par un facteur 100) de la densité de stockage d'information sur disque dur.

Il faut également rappeler que les nombreux outils technologiques qui constituent aujourd’hui notre quotidien, comme le microprocesseur, le laser, le GPS, ou encore l’imagerie par résonance magnétique, n’existeraient pas sans la théorie quantique. Mais, comme le souligne Dominique Sugny, du Laboratoire interdisciplinaire Carnot, à Dijon, « aussi importantes soient-elles, ces applications s’appuient seulement sur une compréhension passive des lois quantiques et désormais, les chercheurs veulent aller plus loin, en contrôlant activement les objets à cette échelle. » C’est là qu’intervient une jeune discipline pleine de promesses, le contrôle quantique, qui vise à organiser et à manipuler atomes et particules variées afin de leur conférer des fonctions spécifiques et de leur faire accomplir des tâches précises.

Pour atteindre cet objectif ambitieux, les scientifiques se sont notamment appuyés sur la théorie du contrôle optimal qui consiste à rechercher une solution sous la forme mathématique d’un problème d’optimisation qu’on peut résoudre numériquement. C’est ce principe qui a permis, il y a presque un demi-siècle, au cours du programme lunaire américain Apollo, de déterminer les trajectoires minimisant le plus possible la consommation de carburant pour atteindre la Lune.

L’augmentation exponentielle de la puissance de calcul informatique a permis récemment au contrôle quantique de réaliser des pas de géant dans plusieurs domaines. Par exemple, il est à présent possible de contrôler certaines réactions chimiques complexes par laser en calculant l’ensemble des paramètres des ondes lumineuses utilisées pour obtenir cette réaction. Il y a quelques mois, des chercheurs ont ainsi réussi à créer, à l’aide du contrôle quantique, une liaison entre deux atomes de magnésium2.

Mais ces outils de contrôle quantique sont également en train de bouleverser un autre domaine hautement stratégique, celui de l’informatique quantique. Actuellement, les ordinateurs reposent sur une logique binaire, issus de l’architecture imaginée par Van Neumann, l’un des pères de l’informatique. Dans cette configuration, la plus petite unité d’information, le bit, ne peut prendre que deux valeurs, 0 ou 1, selon le passage ou non du courant électrique à travers un transistor. Mais, dans un ordinateur quantique, les choses se passent de manière radicalement différente. Le bit quantique (ou qbit), repose sur l’état d’un système quantique et peut de ce fait s’affranchir de cette logique binaire et utiliser les étranges propriétés quantiques d’intrication et de superposition d’états.

Au lieu d’effectuer de manière séquentielle toute une série de calculs pour parvenir à un résultat final, l’ordinateur quantique peut donc, en théorie, avoir accès à la totalité des résultats en une seule étape, ce qui laisse espérer des machines dont la puissance de calcul serait des milliers de fois supérieure à celles de nos superordinateurs d’aujourd’hui…

Mais le chemin technologique qui mène vers l’ordinateur quantique opérationnel est semé d’embûches. L’un des principaux obstacles que doivent par exemple surmonter les chercheurs est lié au nombre de qbits pouvant fonctionner simultanément au sein d’une même machine. En effet, pour être réellement efficace, un ordinateur quantique doit en théorie pouvoir mobiliser en même temps plusieurs milliers de qbits. Mais plus ces qbits sont nombreux et plus les risques d’interaction  avec l’environnement augmentent. Or ces interactions entraînent ce que les physiciens appellent une décohérence, c’est-à-dire un brusque effondrement des propriétés quantiques recherchées.

Mais le contrôle quantique parvient de mieux en mieux à détecter les erreurs dues à la décohérence et à les corriger en temps réel. En 2011, une avancée majeure dans ce domaine a été réalisée par l’équipe de Serge Haroche, Prix Nobel de physique en 2012. Après être parvenu à mesurer des photons sans les détruire, ces chercheurs ont réussi à stabiliser le nombre de photons piégés dans une cavité supraconductrice en générant un signal micro-onde approprié. Cette avancée remarquable confirme qu’il est possible de corriger en temps réel les bits d’un ordinateur quantique, ce qui lève un verrou majeur dans la conception de ces machines.

Le domaine biologique et médical va également connaître une révolution grâce à l’application du contrôle quantique. En imagerie IRM par exemple, en utilisant la théorie du contrôle optimal, des chercheurs sont parvenus à déterminer les profils de champ magnétique à appliquer pour obtenir le meilleur contraste possible d’une image pour des conditions expérimentales données. Les physiciens ont validé ensuite avec succès cette approche par une expérience test in vitro. Quant aux premiers essais sur l’homme, ils pourraient commencer à l’horizon 2020 et, selon le physicien Dominique Sugny, ils devraient permettre d’obtenir des images bien plus précises qu’aujourd’hui, ce qui permettra de nouveaux progrès pour de nombreuses pathologies, en matière de détection et de diagnostic.

Dans le domaine connexe des télécommunications qui doivent absorber et véhiculer des quantités d’informations toujours plus grandes et vont devoir intégrer demain l’Internet des objets et la visiophonie personnelle en 3D, le déploiement des réseaux et des composants optiques permet également d’avoir recours au contrôle quantique pour décupler la rapidité et la fiabilité de ces échanges de données numériques. Au Canada, l’équipe du professeur Roberto Morandotti est récemment parvenue à utiliser la photonique quantique pour produire directement des paires de photons ayant une polarisation croisée (orthogonale), une première en optique quantique intégrée sur puce. Grâce à cette avancée, il devient possible de recourir à la polarisation des photons pour améliorer considérablement le débit et la rapidité des communications optiques d’informations numériques.

Dans le domaine des communications sécurisées, le contrôle quantique est également en train de s’imposer. En début d’année, des chercheurs de l’Université nationale australienne (ANU) et de l’Université d’Otago en Nouvelle-Zélande Dr Jevon Longdell ont créé un prototype de disque dur quantique qui peut modifier fondamentalement le domaine du cryptage de données sécurisé, à longue distance. Utilisant des atomes de l’élément europium de terre rare intégré dans des cristaux d’orthosilicate d’yttrium (YSO), ces scientifiques ont réussi à créer un dispositif de stockage capable de maintenir jusqu’à six heures une information à l’état quantique (Voir Australian National University).

Toujours en matière de cryptage quantique des communications, la firme japonaise Toshiba a annoncé il y a quelques semaines qu’elle avait commencé des tests de transmission sécurisée de données génétiques par cryptographie quantique, une méthode de cryptage en théorie totalement inviolable puisque chaque bit d’information est associé à un photon et que toute tentative d’intrusion entraîne immédiatement la destruction de l’information ainsi véhiculée (Voir Toshiba). Toshiba a précisé que son système de cryptographie quantique devrait être commercialisé dès 2020.

Enfin, il y a quelques jours, Google, la NASA et l’USRA (Universities Space Research Association) ont annoncé qu’ils avaient décidé de s’associer dans le cadre d’un projet de recherche destiné à rendre opérationnel un ordinateur quantique. Pour atteindre cet objectif, les deux partenaires vont s’équiper du D-Wave 2X, la dernière machine quantique du constructeur canadien D-Wave. Cet ordinateur utilisera une puce quantique composée pour la première fois de 1000 qbits, contre 512 pour la génération actuelle. "Avec ce programme de recherche, nous espérons montrer que l’informatique quantique et les algorithmes quantiques pourraient un jour améliorer radicalement notre capacité à résoudre des problèmes d’optimisation complexes pour l’aéronautique, les sciences de la Terre et de l’espace ou encore la conquête spatiale", a déclaré le directeur du centre de recherche Ames de la Nasa, Eugene Tu, dans le communiqué de D-Wave (Voir D-Wave).

On voit donc que, presque 90 ans après sa formalisation très confidentielle par une poignée de physiciens de génie, parmi lesquels il faut rappeler les noms d’Einstein, de Planck, de Bohr, de Schrödinger, d’Heinsenberg, de De Broglie, de Dirac ou encore de Pauli, la théorie quantique, qui ne s’est pas imposée facilement dans le monde scientifique tant elle remettait en cause les fondements mêmes de notre représentation physique du réel, a gagné ses lettres de noblesse en se manifestant de manière de plus en plus concrète, d’abord comme instrument de recherche fondamentale et plus récemment comme outil irremplaçable et extrêmement puissant d’innovation et de rupture technologique et industrielle.

Aujourd’hui, les systèmes et dispositifs quantiques sont déjà présents, sans que nous nous en rendions compte, dans de nombreux objets de notre vie quotidienne et demain ils seront absolument partout et permettront des avancées que nous ne pouvons même pas imaginer dans des domaines aussi variés que l’énergie, les transports, la médecine, l’informatique, les télécommunications, les matériaux ou la robotique…

Cette extraordinaire aventure scientifique que représente la physique quantique apporte un démenti cinglant à ceux qui ne raisonnent qu’à court terme et voudraient enfermer la Recherche dans une finalité exclusivement utilitariste. Comme le disait avec humour, peu de temps avant sa disparition, Jack Kilby, l’inventeur du premier circuit intégré en 1958, « Le transistor qui est la base du microprocesseur et de l’informatique actuelle n’est pas une simple amélioration de l’ampoule électrique ou du tube à vide mais constitue une véritable rupture technologique ». Cet ingénieur hors pair faisait également remarquer qu’il avait fallu 30 ans entre l’invention du transistor et la commercialisation des premiers ordinateurs personnels. Il a fallu le même laps de temps entre la découverte du concept d’images télévisées, au milieu des années 1920 et la commercialisation des premiers téléviseurs, au lendemain de la seconde guerre mondiale.

Dans cette société fébrile, obsédée par le court terme et les effets d’annonces médiatiques et dominée par l’écume des choses, nous devons comprendre qu’il existe un « temps long », qui est de l’ordre du quart du siècle, entre une avancée théorique fondamentale et sa traduction concrète pour le grand public, sous forme de produits, de systèmes ou de services nouveaux. Si l’aventure quantique nous prouve une chose à méditer, c’est qu’il n’existe pas, d’un côté, une Science « pure » et abstraite et de l’autre une Recherche uniquement orientée vers des applications concrètes. Le processus qui va de la découverte théorique à l’invention, l’innovation et la production industrielle de produits et services radicalement nouveaux est un long continuum qu’il faut préparer et alimenter en ayant une vision stratégique et prospective à très long terme de l’évolution scientifique, économique et sociale.

Faisons en sorte que notre Pays, qui a la chance de posséder à la fois une Recherche fondamentale du plus haut niveau en physique et en mathématiques et qui dispose d’un savoir technologique et industriel reconnu au niveau mondial, sache mieux penser, préparer et accompagner les prochaines révolutions scientifiques et techniques qui bouleverseront notre société d’ici 2050.

René TRÉGOUËT

Sénateur honoraire

Fondateur du Groupe de Prospective du Sénat

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