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Edito : A la fin du 21e siècle, le tabac aura tué plus d'un milliard d'êtres humains

Un article sur les méfaits du tabac, publié le 1er octobre dernier dans la revue Nature Reviews Cancer, par l'historien des sciences Robert Proctor, dont la compétence est internationalement reconnue, devrait faire réfléchir tous les décideurs politiques du monde et mériterait un très large écho médiatique en raison de l'implacable constat qu'il présente sur les conséquences catastrophiques de l'augmentation de la consommation de tabac dans le monde. La prédiction du chercheur est le fruit d'une série d'analyses historiques sur les taux de mortalité engendrés par le tabac et sur les niveaux globaux du tabagisme et de ses effets. Dans ses travaux antérieurs, Proctor a notamment montré que le cancer du poumon était une maladie extrêmement rare avant le 20ème siècle, si rare d'ailleurs que les médecins de l'époque étaient surpris d'en voir. Le lien entre l'incidence du cancer du poumon et le nombre de fumeurs a été réalisé pour la première fois en 1912 par Isaac Adler. La première analyse quantitative de ce lien n'a été cependant réalisée qu'en 1929, en Allemagne. La même année, la consommation mondiale de cigarettes était déjà de 600 milliards par an. Aujourd'hui, la consommation mondiale de tabac a presque décuplé, atteignant 5600 milliards de cigarettes par an, soit 5000 cigarettes par fumeur et par an en moyenne (14 cigarettes par jour) pour chacun des 1,1 milliard de fumeurs que compte la planète. Dans son article, Proctor fait une description des différentes études sur l'épidémie de tabagisme, ses liens avec le cancer du poumon, les obstacles pour contrôler l'usage du tabac et la croissance des cas de cancers à travers le monde. Les résultats de Proctor présentent des statistiques montrant qu'il y a un décès dû à un cancer du poumon pour 3 millions de cigarettes fumées. L'historien dit que comme la cigarette est très réglementée par les états, il est facile de prédire, grâce aux quantités produites, les conséquences à long terme de ses effets selon un niveau donné de consommation. S'appuyant sur ces données, Proctor prédit plus d'un milliard de décès provoqués par le tabac d'ici la fin de ce siècle. Rappelons que le tabac a déjà tué au bas mot 100 millions de personnes au cours du XXe siècle, faisant plus de victimes que les deux guerres mondiales réunies.

En France, ce sont chaque année 60.000 personnes qui meurent à cause du tabac. Responsable de 20.000 morts par cancer du poumon et d'autant de décès par maladies cardio-vasculaires, le tabac tue aussi 15.000 personnes par an d'une broncho-pneumopathie chronique obstructive ou BPCO. Neuf fois sur dix, le tabac est à l'origine de cette maladie affectant un fumeur sur cinq après 40 ans, et qui conduit, si elle n'est pas dépistée à temps, à vivre sous oxygène les trois quarts du temps, pour cause d'insuffisance respiratoire. Mais à côté des dommages directs provoqués par le tabac, il y aussi les effets indirects qui ont été trop longtemps sous-estimés et dont on commence enfin à mesurer l'ampleur. Sait-on que chaque année en France, la fumée des autres est responsable de 3 000 décès ! Sans compter les nombreuses affections auxquelles les non-fumeurs, adultes et enfants, sont exposés par la faute des fumeurs. Chez l'adulte exposé à la fumée de son entourage familial ou professionnel, le risque de maladie coronaire est augmenté de 25 % et celui d'avoir un cancer du poumon, de 26 %! Des statistiques insupportables qui figurent dans un rapport remis au ministre de la Santé par le Professeur Bertrand Dautzenberg, président de l'Office Français de Prévention du Tabagisme. Le tabagisme passif s'avère également très dangereux pour la femme enceinte et, naturellement, pour le foetus. En effet, la fumée des autres peut entraîner un retard de croissance intra-utérin. Quant au risque de mort subite du nourrisson, il est tout simplement doublé lorsque les parents sont fumeurs !

Le tabac joue aussi un rôle déterminant dans l'augmentation de la fréquence et de la gravité des maladies asthmatiques. L'asthme touche 200 à 250 millions de personnes dans le monde, dont la moitié dans les pays pauvres. L'actualité de l'asthme est préoccupante : la prévalence augmente considérablement depuis 30 ans. A titre d'exemple, l'Angleterre connaît un taux qui a doublé en dix ans. Un travail finlandais qui porte sur plus de 700 sujets avance des chiffres éloquents. Les sujets exposés à la fumée sur leur lieu de travail ont un risque d'asthme multiplié par 2,16. Lorsqu'il s'agit du tabagisme du conjoint, le risque est multiplié par pratiquement 4,8.

Il faut aussi souligner à quel point l'augmentation du tabagisme féminin va avoir des conséquences médicales désastreuses dans les années à venir. Alors que les hommes ont "gagné" 1, 2 an entre 1994 et 1999, le gain a été de seulement 7 mois pour les femmes. Les "pronostics" pour les prochaines années de l'Institut National d'Etudes Démographiques (l'INED), parus dans la revue "Population" (Numéro 3-2000) ne sont guère brillants. La progression de l'espérance de vie des femmes connaît un ralentissement visible depuis quelques années. Cette tendance devrait s'affirmer encore plus, jusqu'à aboutir à une stagnation complète de la durée de vie dans les premières années 2000. A l'origine de cette stagnation, le tabagisme féminin. La consommation de tabac est globalement en régression, mais en faveur des hommes. Parallèlement, la mortalité féminine due au tabac connaît une croissance continue : les pathologies cancéreuses et les maladies respiratoires obstructives en sont responsables.

A la lumière de ces données et de ces statistiques effrayantes, mais malheureusement irréfutables, on mesure les conséquences dramatiques sur le plan médical, social et humain du tabagisme pour notre société. Face à ce constat, notre collectivité nationale se doit de réagir avec la plus grande détermination et doit tout mettre en oeuvre pour réduire la consommation de tabac et mettre fin à cette hécatombe insupportable. Il faut notamment faire un effort considérable d'information auprès des jeunes pour "casser" l'image positive du tabac et les inciter à ne pas commencer à fumer. Dans cette perspective, il est inadmissible que les marques de cigarette puissent associer, de manière directe ou déguisée, leur image à des événements sportifs très populaires auprès des jeunes et il faut aller vers une interdiction totale de ce type de partenariat, même si cela doit poser des problèmes de financement pour certains sports. Il faut également se donner les moyens budgétaires de développer une puissante politique publique de prévention et d'information sur le tabac qui puisse s'opposer à la force de frappe publicitaire considérable des grands fabricants de cigarettes. Il convient par ailleurs d'être plus vigilant quant à la représentation des fumeurs dans les médias. Une récente étude américaine réalisée auprès d'adolescents âgés entre 9 et 15 ans, publiée dans la revue médicale British Medical Journal montre que la présence de scènes de tabagie dans les films joue un rôle manifeste et direct sur l'initiation à la cigarette des adolescents et qu'il y a une relation forte et directe entre le visionnage de scènes de tabagisme dans les films et la première tentative de fumer chez les adolescents.

Il convient par ailleurs que la France pèse de tout son poids dans la préparation, sous l'égide de l'Organisation Mondiale de la Santé (OMS) du projet de traité anti-tabac discuté actuellement à Genève. Les représentants de 150 Etats négocient ce traité capital mais les questions les plus sensibles ne sont toutefois pas encore tranchées, notamment celle concernant la publicité. Deux nouvelles sessions de négociations sont prévues l'année prochaine afin de parvenir à un traité en 2003. Mais des désaccords entre états demeurent sur les points essentiels. L'un de ces points est la question du financement et de la reconversion des cultures du tabac dans les Pays en Voie de Développement (PVD). Les PVD ont préconisé un fonds mondial pour financer la transition des cultivateurs et travailleurs du tabac touchés par les programmes antitabac. Il serait en partie alimenté par une taxe à l'exportation des produits manufacturés du tabac. L'autre point crucial est la reconnaissance de la priorité de la santé publique sur les règles du commerce international. Cette priorité, comme cela a été le cas récemment en Afrique du Sud pour les médicaments contre le SIDA, doit absolument être reconnue par les principaux états du monde et avalisée par le texte final du traité.

Nous ne pouvons plus, que ce soit d'un point de vue humain, social ou économique, accepter cette véritable hécatombe provoquée par le tabac. La perspective d'un milliard de morts liés au tabac d'ici la fin de ce siècle est intolérable et doit provoquer un véritable sursaut politique et social dans notre pays, comme au niveau européen et mondial. La lutte conte le tabagisme sera au cours de ce siècle l'un des enjeux planétaires majeurs de santé publique. La France pour sa part doit être à la pointe de ce combat et faire preuve d'une volonté et d'un courage politique sans faille afin que les générations futures ne nous reprochent pas notre attentisme et notre manque de courage et puissent avoir une chance de vivre dans un monde débarrassé de ce fléau.

René TRÉGOUËT

Sénateur du Rhône

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