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Edito : Cancer : vers une nouvelle approche probabiliste globale

Pourquoi un gène s'exprime ou non, au sein d'une cellule ? Depuis les années 60, la théorie dominante est celle du programme génétique : il existe dans la cellule des gènes dits répresseurs ou activateurs qui commandent ou répriment la production de protéines indispensables à la cellule. Mais depuis quelques années plusieurs démonstrations expérimentales sont venues remettre en question cette approche déterministe au profit d'une nouvelle théorie dite probabiliste : un gène a simplement une probabilité de s'exprimer ou pas à tout moment.

Les travaux de chercheurs de l'Inserm, du CNRS et de l'Université Pierre et Marie Curie viennent de conforter cette nouvelle théorie du développement embryonnaire et permettent d'utiliser des chemins nouveaux pour essayer de mieux comprendre le cancer. L'objectif de ces recherches consiste à mieux cerner les règles qui gouvernent le comportement des cellules, notamment au cours des différentes étapes de l'embryogenèse, un processus qui aboutit à un embryon en partant de l'oeuf fécondé, via une multitude d'interactions entre les cellules.

Grâce à l'outil informatique, ces chercheurs ont pu tester plusieurs hypothèses formulées sur le comportement d'une ou de plusieurs cellules au cours de leurs différenciations. Leur hypothèse de départ est que le mécanisme qui régit le comportement des cellules est fait, non pas de signaux programmés génétiquement mais d'événements aléatoires qui déclenchent l'activation des gènes contrôlant la différenciation d'une cellule. Les interactions entre cellules qui interviennent ensuite ne sont plus la cause de la différenciation. Elles servent en fait à stabiliser les cellules dans le phénotype (1) qu'elles ont d'abord acquis aléatoirement.

L'apport déterminant de la simulation informatique est de pouvoir complexifier très fortement les paramètres du système probabiliste tout en vérifiant que le modèle ainsi créé aboutit bien à une organisation cellulaire reproductible, comme c'est le cas au cours de l'embryogenèse d'un être vivant. Les paramètres suivis au sein de chacune des cellules et au moment de chaque simulation sont le nombre de molécules synthétisées, le nombre de molécules dégradées, la diffusion de ces molécules, la consommation de molécules par la cellule. À chaque étape de simulation, les événements cellulaires (différenciation, division ou mort) sont enregistrés.

L'aspect probabiliste du modèle est inclus par le biais des probabilités associées à chacun des phénotypes, lesquels apparaissent d'une couleur différente sur l'écran de l'ordinateur ; tandis que l'aspect stabilisateur provient de l'environnement qui agit en retour sur les cellules en modifiant ces probabilités associées à chaque phénotype.

Ces simulations permettent de comprendre comment un ordre cellulaire peut être déstabilisé et donner lieu à une croissance cellulaire incontrôlée. Cette approche probabiliste éclaire le cancer d'une lumière nouvelle. Plutôt que de considérer que les cellules se mettent à proliférer anarchiquement (et deviennent cancéreuses) sous l'influence de mutations altérant les signaux d'un programme génétique de contrôle de la prolifération cellulaire, les chercheurs français proposent une autre explication. L'organisation cellulaire résulte d'un équilibre quantitatif entre différents paramètres.

En effet, les cellules structurées par le modèle arrêtent de proliférer spontanément, sans qu'aucun signal inhibiteur n'ait pourtant été intégré au système de simulation informatique. Les auteurs montrent donc que cet arrêt de croissance est dû à un équilibre entre les effets autostabilisateurs du phénotype et les effets d'interdépendance pour la prolifération exercés via les interactions entre cellules.

Dès qu'une modification quantitative intervient dans un de ces deux processus, la croissance cellulaire est désorganisée et le cancer se déclenche. Autrement dit, si l'organisation tissulaire résulte de la combinaison de multiples causes, l'origine du cancer peut être diffuse. En fait, la croissance d'une tumeur est l'effet visible localement d'un déséquilibre entre l'ensemble des facteurs stabilisateurs impliqués dans l'environnement de la cellule.

Cette nouvelle manière de comprendre le cancer peut ouvrir de nouvelles stratégies de lutte thérapeutique. Ainsi, au lieu de pallier le déficit d'une protéine qui affecte la prolifération en « réparant » la mutation qui en est à l'origine, le modèle proposé suggère qu'il faudrait agir en rétablissant le ratio entre les paramètres d'autostabilisation et d'interdépendance pour la prolifération (des paramètres de diffusion de la protéine, par exemple). Selon ce nouveau et passionnant modèle, l'organisation cellulaire résulterait donc d'un équilibre entre les influences du génome et des interactions cellulaires. Le cancer serait le résultat de la rupture de cet équilibre.

De l'autre côté de l'Atlantique, une équipe de recherche du SRI et du Lawrence Berkeley National Laboratory a entrepris pour sa part d'analyser le fonctionnement cellulaire de cellules cancéreuses comme s'il s'agissait de déboguer un programme informatique. Le parti pris de ces chercheurs est de considérer qu'une cellule échange de l'information avec un réseau complexe de cellules dans son environnement, ces échanges d'information déterminant, entre autres choses, la division cellulaire. Des erreurs dans ces échanges peuvent donc perturber le bon fonctionnement, de sorte que repérer de telles erreurs pourrait aider les biologistes à mieux comprendre le développement d'un cancer et ses réponses aux traitements.

Les chercheurs ont commencé à développer un modèle informatique des interactions complexes et des changements d'états des gènes en se fondant sur 50 cultures de cellules cancéreuses humaines. Le modèle, qui s'appuie sur un ensemble de règles de réécriture, comporte actuellement un millier de protéines et de molécules messagères, ce qui est très peu par rapport à la complexité considérable d'un système humain.

Malgré tout, les premières analyses ont mis en évidence comment des cellules peuvent poursuivre une division anarchique en dehors d'un processus primaire de division qui s'arrête. Cette modélisation informatique devrait permettre aux biologistes de mieux comprendre la cancérogenèse et de mettre au point de nouveaux traitements ciblés au niveau moléculaire.

Enfin, pour progresser dans la lutte contre le cancer, un groupe de scientifiques américains de premier plan propose un projet dont l'ampleur dépasse celle du séquençage du génome humain (Voir article dans notre rubrique « Sciences de la vie »). Il s'agirait de créer une banque de données des mutations qui induisent les cancers via le séquençage de l'ADN de milliers de tumeurs cancéreuses. Les promoteurs du projet souhaiteraient mettre en place un séquençage systématique et global. Cela représente un travail colossal équivalent à 100 fois le volume séquencé pour le génome humain mais si les chercheurs bénéficiaient de cette banque de données, ils pourraient comparer les séquences d'ADN des tissus sains avec celles des tumeurs et déterminer précisément les mutations génétiques responsables des cancers.

Au travers de ces différentes recherches on voit bien qu'une nouvelle conception théorique du cancer, s'appuyant sur une approche mathématique et statistique globale, est en train de naître. Cette coopération transversale très féconde entre biologistes, informaticiens et mathématiciens pourrait permettre un saut conceptuel décisif dans la compréhension du cancer et, au-delà, dans la connaissance des mécanismes fondamentaux de la génétique.

Sur le plan théorique ces recherches montrent bien que nous assistons à une véritable révolution conceptuelle qui consiste à admettre que le hasard joue, dans les sciences de la vie comme en physique, un rôle fondamental dans les mécanismes et processus biologiques, qu'il s'agisse de l'évolution des espèces, du fonctionnement cellulaire ou de l'expression des gènes.

Ces passionnantes recherches illustrent également l'importance fondamentale, pour la recherche dans le domaine des sciences du vivant, de disposer d'une puissance de calcul informatique de plus en plus grande, ce qui suppose notamment l'accès à des réseaux à très haut débit et le recours massif à l'informatique distribuée en grille. Dans ce domaine des sciences du vivant, comme dans les autres champs de recherche, ces nouveaux outils de modélisation, de simulation, de calcul et de communication sont devenus des facteurs clés de compétitivité scientifique. Ces recherches nous montrent à quel point il est essentiel que notre pays puisse mettre à la disposition de nos chercheurs ces nouveaux outils indispensables si nous voulons que la France reste dans la course mondiale vers l'élucidation et l'utilisation à des fins médicales des mécanismes fondamentaux de la vie.

René Trégouët

Sénateur honoraire

Fondateur du Groupe de Prospective du Sénat

(1) Phénotype : Ensemble des caractères, morphologiques ou fonctionnels, définissant visiblement une espèce ou un individu. Selon la définition jusqu'ici admise, il réunit l'ensemble des caractères apparents d'un individu, qui correspondent à la fois à la partie exprimée du génotype et à des phénomènes déterminés par le milieu extérieur.

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