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1000 ans d'économie

Résumant les opinions des économistes sur les cycles de hausse et de baisse qui rythmeraient la vie économique, Nicolaï Dmitrievitch Kondratiev écrivait à peu près en 1928 : " Il y a ceux qui y croient, il y a ceux qui n'y croient pas et il y a ceux qui ont adopté la position... intermédiaire. " Citant cette boutade en introduction de son étude sur la problématique des mouvements de longue durée, Michel Morineau ajoutait qu'il n'était pas exagéré de dire que la situation était en gros aujourd'hui identique. Certes, le retour de la longue dépression, sensible depuis les années 70, a redonné du grain à moudre à tous ceux qui, au cours des arrogantes Trente Glorieuses, avaient subi les sarcasmes ou l'indifférence des économistes qui pensaient avoir définitivement remisé au musée l'étude des fluctuations économiques. Reste que les efforts conjugués de la science économique et de l'histoire économique pour traquer le temps long du monde posent toujours autant de problèmes méthodologiques. S'il est en effet relativement facile de repérer les crises, ces accidents agricoles, industriels, boursiers ou monétaires clairement datés et mesurables qui jettent le trouble dans les esprits et compromettent la sérénité de ceux qui pensent l'économie comme une science de l'équilibre, il est bien plus aléatoire de repérer ces fluctuations longues, ces trends séculaires qui, par essence, échappent à la perception des populations qui les vivent. " Sept années de vaches grasses, puis sept années de vaches maigres ", avait pourtant dit Joseph au pharaon, fort de l'expérience des marchands du pays de Canaan qui l'avaient amené en Egypte, il y a quatre mille ans. Un rythme des affaires si nettement marqué que les Hébreux l'avaient consigné dans la loi qu'ils se donnèrent, après l'Exode, pour prévenir le retour des crises périodiques, prescrivant tous les sept ans l'année sabbatique, un moratoire général obligeant les propriétaires à vivre sur leurs réserves pour les mettre à l'abri d'une mévente qui aurait fait que le prix de la récolte n'aurait pas couvert les frais de l'exploitation." Je vous enverrai ma bénédiction la sixième année et elle produira des fruits pour trois ans ", peut-on lire dans le Lévitique (XXV, 20 à 22). " Vous sèmerez la huitième année et vous mangerez de l'ancienne récolte ; jusqu'à la récolte de la neuvième année, vous mangerez de l'ancienne. " Le Lévitique marque une autre cadence dans l'économie : celle de cinquante ans. Comme s'il était admis qu'on doit se trouver tous les cinquante ans en présence d'une dépression plus accusée, après la quarante-neuvième année, qui est sabbatique, donc sans frais de culture, il est prescrit de sanctifier la cinquantième, l'année jubilaire, en s'abstenant de semer, moissonner et vendanger. Au-delà de la perception d'un rythme essentiellement agricole et de l'aspect symbolique des chiffres de ce calendrier qui correspondent toutefois, pour les premiers, aux cycles Juglar, du nom de celui qui les a étudiés au XIXe siècle, et pour les seconds aux fameux cycles Kondratiev, c'est bien la réalité d'une alternance entre croissance et dépression, années " heureuses " et années " piteuses ", qui reste au coeur de nos préoccupations. La plupart des auteurs qui se sont penchés sur ces problèmes sont d'accord pour faire du mouvement des prix l'un des meilleurs indicateurs de cette climatologie économique. En effet, contrairement à l'idée aujourd'hui trop admise selon laquelle la stabilité des prix est synonyme de bonne santé et l'inflation synonyme de mal épouvantable, force est plutôt de constater que, en longue durée, les périodes de hausse des prix sont simultanément marquées par un progrès de l'activité et des revenus. Siècles d'or que ces siècles de hausse des prix qui se sont étendus de 1250 à 1350, puis de 1510 à 1630, et encore de 1730 à 1817, et enfin, sauf au cours des années 1930, de 1913 aux années 1990. Siècles d'airain en revanche que ces siècles de stabilité ou de baisse durabledeprixquise sont étendus de 1350 à 1450, tout au long du siècle de Louis XIV et du XIXe siècle. Au-delà, en effet, des fièvres inflationnistes qui ont correspondu soit à des accidents météorologiques soit à des émissions exagérées de monnaie, comme à l'époque de John Law (lire page 59), de la Révolution française ou dans la première moitié des années 1920 dans l'Allemagne de Weimar, une inflation longue et limitée a des effets sociaux plutôt positifs. Elle soulage les endettés, encourage l'investissement, excite l'esprit d'entreprise et réchauffe les marchés, alors qu'au contraire la stabilité ou la baisse des prix ravit les créanciers, pénalise les jeunes qui ont besoin d'emprunter et décourage l'anticipation spéculative à la hausse qui, malgré toutes les critiques, reste l'un des meilleurs levains de la création d'entreprise. Sans doute faudrait-il aussi prendre en compte les flux de production et d'échange, bien mal connus pour les périodes anciennes, les données démographiques, sans doute fondamentales, ou les éléments climatiques, si bien mis en valeur par Emmanuel Le Roy Ladurie (3). Reste qu'il est illusoire de compter sur l'empilement des données et sur le raffinement des méthodes statistiques pour mesurer et dater avec précision ces fluctuations longues qui sont la frange obscure des mouvements de l'économie. Ou bien les fluctuations longues existent et les procédés les plus simples doivent les faire apparaître, ou elles n'existent pas et, dans ce cas, les procédés mathématiques les plus sophistiqués risquent d'en faire apparaître, rappelait Jean Bouvier au VIIIe colloque international d'histoire économique qui les avait mis à son programme à Budapest en 1982 . Force est seulement de constater, et c'est bien là l'essentiel, que la vie des hommes semble osciller au gré de mouvements périodiques infiniment recommencés, alors même que nous ne sommes capables ni de les comprendre ni de les contrecarrer. " Peu perceptible dans l'instant mais allant son petit bonhomme de chemin, toujours dans la même direction, le trend est un processus cumulatif, écrivait Fernand Braudel. Il s'ajoute à lui-même ; tout se passe comme s'il soulevait peu à peu la masse des prix et des activités économiques jusqu'au moment où, dans le sens inverse, avec la même obstination, il se met à travailler à leur baisse générale, imperceptible, lente, mais prolongée ; siècle après siècle, il s'avère un acteur important. "En mille ans d'histoire, on distinguerait ainsi quatre phases de croissance marquées de " vaches grasses ". La première, amorcée autour de l'an 1000, mais plus probablement au début du XIIe siècle, s'achèverait vers 1350, quand la peste noire ajoute ses funestes effets à la forte décélération de la croissance sensible aux alentours de 1300. La deuxième, ébauchée au milieu du XVe siècle, et plus sûrement au lendemain de la découverte du Nouveau Monde, à la fin du XVe, se terminerait vers 1600-1650. La troisième, amorcée vers 1730-1740, se briserait au lendemain des guerres de la Révolution et de l'Empire. La quatrième, enfin, amorcée à la " Belle Epoque " de la fin du XIXe siècle, s'achèverait... à la fin de notre siècle, quand le retour des prix bas et des taux d'intérêt élevés annonce des lendemains plus difficiles. Quatre phases de croissance, donc, mais aussi trois phases " dépressives " de " vaches maigres ". Entre 1300-1350 et 1450-1500, quand l'inclémence du ciel, la multiplication des guerres et le manque de terres grippent le moteur de l'économie occidentale et excitent les conflits entre les " menus " et les " gros ", les gens du " populaire " et les hommes " honorables ". Entre 1600-1650 et 1730-1740, au sombre XVIIe siècle, quand se dérègle le système atlantique et que la baisse des prix se conjugue avec l'accroissement de l'impôt. Au XIXe, paradoxalement, quand la révolution industrielle travaille au forceps une société largement hostile et fait croire à tous ceux qui observent alors l'essor du capitalisme, de Marx à Ricardo, que s'accroîtront l'insécurité de l'existence et la paupérisation. Depuis les années 1970-1990, peut-être, quand les effets conjugués de la mondialisation et de l'impératif financier mettent à mal les acquis de la société de consommation et lézardent les digues de l'Etat providence. Est-ce à dire que la tyrannie des mouvements longs, s'ils existent, doit nous inciter à la paresse ou à la désespérance ? Ce serait oublier que même si, à long terme, " nous serons tous morts ", pour reprendre la boutade de John Maynard Keynes, il reste dans le court terme, qui est le vrai temps de l'homme, de multiples possibilités de s'adapter au climat, et que, surtout, les périodes dépressives sont sans doute aussi celles de foisonnement culturel, comme si les ressorts de la pensée et de la création se tendaient alors pour faire oublier les humeurs capricieuses de l'économie.

L'Expansion (voir dossier complet) : http://www.lexpansion.com/

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